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« Pourquoi nous haïssent-ils tant ? »

par Alain Gresh, 31 juillet 2006

Dans une tribune du quotidien israélien Yediot Aharonot, reproduite par Courrier International du 27 juillet, Yair Lapid s’interroge. Si les Palestiniens ont des raisons de haïr Israël, écrit-il en substance, pourquoi Hassan Nasrallah, « risque-t-il sa vie et met-il en danger le Liban, pour se battre contre un pays dont il ne connaît rien ? » Pourquoi les Iraniens, les Saoudiens, les Jordaniens, nous détestent-ils ? « Que savent-ils de nous ? ».

Ecrit avant le massacre de Cana, cet article illustre un état d’esprit dominant en Israël. « Nous ne sommes coupables de rien ; ils nous haïssent pour des raisons irrationnelles, par antisémitisme, etc. » Pourtant, il suffit de feuilleter l’histoire récente du Liban pour comprendre le fondement de cette « haine ». Depuis décembre 1968 et l’attaque israélienne contre l’aéroport international de Beyrouth (voir, dans Le Monde diplomatique d’août 2006, actuellement en kiosque : « Carte blanche aux incendiaires », ainsi que l’extrait publié dans La valise diplomatique, « Quand la France défendait le Liban »), l’armée israélienne a multiplié les attaques contre les infrastructures et les populations civiles libanaises. Le but affirmé est toujours le même : amener ces populations à se dissocier des « terroristes », hier l’Organisation de libération de la Palestine, aujourd’hui le Hezbollah. La guerre de 1982 fut le point d’orgue d’une telle stratégie : en envahissant le Liban, l’armée israélienne, sous la conduite d’Ariel Sharon, fit des dizaines de milliers de victimes ; les bombardements indiscriminés sur Beyrouth confirmèrent le peu de cas qu’Israël faisait du droit humanitaire. Sa longue occupation du Sud, qui allait durer jusqu’en mai 2000 et dont le symbole fut la prison de Khiyam, où l’on torturait sans remords, n’amena pas les populations du Sud à se dissocier des « terroristes », au contraire. Elle déboucha sur… la création du Hezbollah, et surtout permit à cette organisation d’atteindre un prestige immense, fondé sur son rôle dans la lutte contre l’occupation.

Hassan Nasrallah n’a « aucune raison objective d’affronter » Israël ? N’importe quel Libanais connaît par cœur les mille et un crimes ou exactions commis par l’armée israélienne ; la plupart d’entre eux, notamment parmi les chiites, ont eu un membre de leur famille tué, handicapé, torturé par l’armée israélienne. Le massacre de Cana de juillet 2006 fait écho à la tuerie de Cana d’avril 1996 – une centaine de réfugiés tués dans un poste des Nations unies, lors de l’opération « Raisins de la colère », engagée par le premier ministre de l’époque, Shimon Pérès. A la vue des images d’enfants martyrisés à Cana ces derniers jours, peut-on vraiment douter que des jeunes Libanais qui ont regardé la télévision aujourd’hui éprouvent des désirs de vengeance ? Combien, parmi eux, deviendront des « terroristes » ?

Edward Said, dans l’un de ses ouvrages, Covering islam (1), s’étonnait que les Américains ne comprennent pas les causes de la révolution iranienne de 1979 : pour eux, elle se nourrissait d’un anti-américanisme incompréhensible. Ils gommaient ainsi un quart de siècle d’aide massive de Washington à la dictature du Shah et à sa sinistre police politique.

En Israël, nous assistons à un phénomène similaire. Convaincue par son propre gouvernement que les accords d’Oslo ont échoué parce que les Palestiniens ne voulaient pas la paix – ainsi l’idée que les Israéliens ont formulé des « propositions généreuses » au sommet de Camp David de l’été 2000 entre Bill Clinton, Ehoud Barak et Yasser Arafat, et que ce dernier les a rejetées –, ils sont désormais prêts, dans leur majorité, à accepter l’idée qu’ils n’ont pas d’autre choix que les bombardements et même les massacres, quitte à pleurer ensuite (pour reprendre le titre d’un documentaire israélien, On tire et puis on pleure…). Cette solidarité derrière les politiques aventuristes de leur gouvernement n’est pas l’élément le moins inquiétant des évolutions actuelles – notons toutefois que le premier soldat israélien ayant refusé de servir au Liban vient d’être condamné à 28 jours de prison.

Deux précisions

Entre mai 2000, date du retrait israélien du Sud-Liban, et le 12 juillet 2006, divers incidents ont opposé le Hezbollah et l’armée israélienne : au total, et en comptant très large, moins d’une dizaine de civils israéliens ont été tués dans le nord d’Israël.

Sur l’idée que le Hezbollah se cache « derrière » la population civile, lire le reportage sur le terrain de Mitch Protero (« The "hiding among civilians" myth », Salon.com, 28 juillet 2006), qui affirme : « Mes propres reportages et ceux d’autres journaliste révèlent que les combattants du Hezbollah — qu’il ne faut pas confondre avec les membres du parti ou le réseau encore plus large de sympathisants – évitent les civils. Plus intelligents et plus entraînés que les combattants de l’OLP ou du Hamas, ils savent que s’ils se mêlent à la population, ils seront tôt ou tard trahis par des collaborateurs, comme l’ont été tant de Palestiniens. »

Alain Gresh

(1Edward W. Said, Covering Islam : How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World, Vintage, Londres, 1997.

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