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Lettre de Bruxelles

Le JT à jeter de la télévision belge

par Olivier Bailly, 21 décembre 2006

Ce 13 décembre, vers 20h30, je suis devant mon PC quand un SMS tombe : « Les Flamands viennent de déclarer leur indépendance ! » (Dixit mon frère.) Un rapide tour sur les sites des différents médias belges francophones : je ne vois rien de tel dans les dépêches et en conclus à une blague. Dix minutes plus tard, La Libre Belgique annonce un canular de la RTBF, chaîne télévisée francophone belge : dans un JT fiction, ils ont annoncé avec fracas la déclaration d’indépendance de la Flandre.

Faute d’un signalement clair et rapide, les téléspectateurs se sont fait prendre au piège et enragent. Des forums sont rapidement ouverts sur les sites du Soir et de La Libre. Ils sont envahis de messages largement négatifs.

Ce faux JT est devenu un phénomène. Les gens ne parlent plus que de ça. Outre les échanges (et bien souvent les altercations) qui volent entre internautes, le débat s’invite aussi dans le réel : vendredi soir lors d’un dîner chez des amis, dimanche lors d’un apéro, lundi soir au sport, ou la journée au boulot. Les partisans de l’initiative se réjouissent du courage de la RTBF, de son audace. Accessoirement, d’avoir fait la nique aux Flamands, et de tourner en dérision leurs demandes autonomistes. Et enfin, d’avoir créé le débat.

J’écoute. J’ai depuis vu l’émission sur le Net. Elle est bien réalisée : efficace. J’imagine les journalistes qui ont pris part à cette aventure – car ce dut en être une. Excités, forcément. Un projet dont on allait parler. Des débats qui suivent ce JT, l’essentiel a trait à la pertinence de pareille initiative venant d’un service public, au cocktail détonant qui secoue fiction et documentaire. Et le fond ? L’unité de la Belgique ? Absent. Le message est le média.

Mais, font valoir les défenseurs de l’initiative, ce canular aura eu le mérite de remettre la question institutionnelle au centre des débats. Peu probable… Le 4 mai de cette année, deux régionalistes (José Happart et Jean-Claude Van Cauwenberghe), qui ont en commun d’avoir auprès de la nouvelle génération autant de crédit que Frank Michaël (1), déposaient une proposition de « Constitution wallonne » au Parlement wallon. A peine trois mois plus tard, le ministre-président de la Région flamande, Yves Leterme, déclarait à Libération : « Je veux être clair : mon parti ne participera pas à un gouvernement, après les élections de 2007, s’il n’y a pas de nouveaux transferts de compétences vers les régions. » Le mardi 12 décembre, soit 24 heures avant la diffusion du faux JT, l’agence de presse Belga (reprise par plusieurs médias) annonçait que « le CD&V et la N-VA (2) confirment leur volonté de voir la Belgique évoluer vers un système confédéral ». Et, entre ces trois anecdotes, multitude de déclarations incendiaires de politiques, tantôt démocrates, tantôt extrémistes. Prétendre que la question de l’avenir de la Belgique n’était pas (comme c’est le cas depuis des lustres) au centre des débats, et qu’il fallait réveiller la population, c’est un peu comme repasser le coup de boule de Zidane en le présentant comme « ce moment que vous n’avez pas vu à la télévision en 2006 ».

Bien d’autres sujets, moins spectaculaires, valaient la peine d’être investigués au cours des deux dernières années (durée d’incubation du faux reportage, paraît-il). Pourquoi pas les institutions belges expliquées à mon fils sans qu’il s’endorme, la pauvreté grandissante en Belgique, le réchauffement climatique dans vingt ans, ou les répercussions de la directive Bolkestein sur notre quotidien ? Bien sûr, c’eût été moins people, et le Roi ne se serait pas enfui pendant l’émission. In fine, choisir l’éclatement de la Belgique, n’était-ce pas terriblement convenu ? Un faux culot, calculé et rentable d’office ?

Audacieuse, la RTBF ? L’audace seule n’a jamais été gage de qualité. A quand une émission en flamand (3) ? A quand une programmation équilibrée, qui intègre notamment des émissions culturelles de qualité (parent pauvre du diktat de l’audimat), et si possible avant 22 heures ? A quand une véritable vision, une véritable ambition ? Pas un coup d’éclat, une politique (4).

Autre reproche à faire à ce reportage : la violence de son hypothèse. Les Flamands se réunissent en catimini pour décider seuls du sort de la Belgique. Ils nous fomentent un coup d’Etat dans le dos ! Le complot ! Des milliers de Flamands éclatent de joie sur la place d’Anvers. Ils sont réunis dans une immense salle pour fêter et chanter l’indépendance, drapeaux en main. Les trams s’arrêtent à la frontière (comme les TGV s’arrêtent outre-Quiévrain, c’est bien connu…), la police contrôle la frontière linguistique, la RTBF ne peut pas rentrer au Parlement flamand parce que « francophone » et donc ennemie… On s’est décidément bien amusé boulevard Reyers (siège de la RTBF) ! Mais, comme le résume Benoît Scheuer, sociologue : « Des méchants, des victimes et un marketing de la peur : une recette de l’extrême droite. » Stigmatiser un camp pour inciter au dialogue, l’efficacité de la technique reste à démontrer…

Mais les auteurs du JT, qui pensaient sans doute que le bon peuple avait raté tous les épisodes du feuilleton politique à rallonge « La Belgique stop ou encore ? », font sans doute confiance à ce même public pour digérer l’émotion, décoder les formes et réagir avec clairvoyance face aux caricatures flamingantes et wallonnes. Et tant pis si, inquiétant, plus de 80% des téléspectateurs se sont déclarés pris au piège, au moins en début d’émission.

Il est un peu facile de faire confiance au discernement de chacun, apte à faire la part entre le faux et le vrai, entre l’analyse et le fantasme, quand on n’est pas plongé dans ce long processus qu’est l’éducation permanente. Comme le relevait une responsable d’association de la jeunesse dans un mail personnel : « Les "audacieux" doivent maintenant travailler sur ce qu’ils ont semé en fournissant la possibilité à leur public de développer une rationalisation de leur émotion et ainsi leur permettre d’aller au-delà de la caricature flamingante qui leur a été imposée. (…) Les spectateurs, et surtout ceux qui ne disposent pas forcément des clés de lecture (que ce soit par rapport à ce mélange des genres fiction – réalité ou par rapport à une déconstruction du discours sur les Flamands), vont confirmer les stéréotypes qui leur trottaient déjà bien dans la tête : "Sales flamands séparatistes violents et fachos !" Je ne serais donc pas étonnée d’entendre, au sein de l’association dans laquelle je travaille, mes p’tits jeunes me dire que les "blonds" (c’est-à-dire les Flamands, vous l’aurez compris) sont vraiment des abrutis dangereux et qu’il faut les exterminer. Il s’agit des jeunes avec qui nous travaillons pourtant depuis longtemps sur une réflexion d’ouverture d’esprit, de tolérance et de déconstruction d’images préconçues. » Les auteurs du canular auraient-ils l’audace (une de plus) d’affirmer que ce sont en fait les acteurs de terrain qui ne font pas confiance à leur public ? Qu’ils exagèrent ? Peut-être même ne connaissent-ils pas la réalité que eux, les faiseurs d’opinion, filment ? Ainsi, et à n’en pas douter, ce faux JT n’est pas neutre, et ses effets risquent de flotter longtemps dans les consciences. Il porte les germes de la haine, une vision qui pousse le pays vers un processus destructeur. La prophétie devenant réalité.

Ultime critique à lui adresser : le mélange fiction-documentaire, jamais balisé. Pour l’écrivain Berrenboom, « en ces temps troublés, où la Belgique traverse une série de crises particulièrement graves, où l’Internet se charge de propager des rumeurs sans contrôle, où l’on attend du service public au moins une information rigoureuse, fabriquer un poisson d’avril en décembre ne relève pas seulement de l’erreur culinaire. C’est une faute (juridique, déontologique) qui illustre l’égarement de dirigeants d’une télévision qui n’a plus rien à offrir aux citoyens qui la financent ». Aujourd’hui, le présentateur De Brigode et ses acolytes ont repris leur place de journalistes après le canular. Laissant le téléspectateur sceptique sur l’information qu’il reçoit. En cela, l’émission est un formidable outil pour l’éducation au langage médiatique – « outil », ou plutôt « déclencheur ». C’est une chose d’ouvrir les yeux sur la nécessaire construction de l’information effectuée par les médias. C’en est une autre d’instiller le doute derrière chaque info. Aux fidèles de la petite lucarne de se débrouiller, à présent. Le dessinateur Kroll représentait, dans les pages du Soir du vendredi 15 décembre, un couple regardant un sujet sur le Darfour.

Lui : - C’est quoi leur fiction, ce soir ?
Elle : - Oh, bien fichue… J’y ai bien cru cinq minutes.

Et ça, c’est le cadeau de fin d’année de la RTBF, service public qui se cherche. Vivement qu’il se trouve.

Olivier Bailly

(1Chanteur permanenté populaire auprès des trois fois vingt.

(2Cartel politique flamand de Leterme, en tête dans les récents sondages, constitué d’un parti chrétien-démocrate (CD&V) et d’un parti nationaliste (N-VA).

(3Chaque communauté linguistique dispose d’une entreprise publique pour la télévision et la radio. La RTBF, qui comprend plusieurs chaines télé et radio, nationales et internationales, diffuse des programmes francophones, la VRT des programmes en flamand et la Belgischer Rundfunk des émissions en direction de la communauté germanophone.

(4En mars 2006, différents collectifs et associations se sont réunis pour une semaine d’initiatives et de débats sous le titre « La RTBF est aussi la nôtre », à l’appel du cinéma Nova et de Bernard Hennebert, auteur du livre du même nom, afin d’interpeller la direction de la chaîne publique à l’occasion de la renégociation de son contrat de gestion. Un dossier complet regroupant ces différentes initiatives est disponible ici.

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