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L’honneur d’Israël

par Alain Gresh, 8 février 2007

Un mois de février chargé. Plusieurs échéances ou rendez-vous marqueront le mois de février au Proche-Orient. D’abord, le 14 avec le deuxième anniversaire de l’assassinat du premier ministre libanais Rafik Hariri, alors que la crise interne semble dans l’impasse – un premier et grave incident a mis aux prises, le mercredi 7 février, l’armée libanaise et une unité de l’armée israélienne qui pénétrait sur le territoire libanais (« Premier incident frontalier entre soldats israéliens et libanais », Le Monde.fr). Ensuite la réunion prévue le 19 février entre la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, Mahmoud Abbas et Ehud Olmert, pour relancer les négociations israélo-palestiniennes. Enfin, le 22 février, avec l’arrivée à échéance du délai de deux mois donné par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’Iran pour suspendre l’enrichissement de l’uranium. Non seulement Téhéran rejette cet ultimatum, mais devrait annoncer, selon diverses rumeurs, avoir franchi une étape supplémentaire dans la maîtrise de l’enrichissement. Ces événements sont, en partie, liés. Washington souhaite faire avancer, au moins formellement, le dossier israélo-palestinien pour pouvoir consolider le front entre les pays arabes sunnites modérés, Israël et les Etats-Unis contre l’Iran.

Ajout du 9 février. On annonce la tenue d’une réunion du Quartet (Etats-Unis, Russie, Union européenne et Nations unies) sur la Palestine le 22 février à Berlin.

Durcissement français. Les déclarations de Dominique de Villepin au Financial Times du 7 février (« De Villepin attacks increase in US troops in Iraq as absurd », par Martin Arnold and John Thornhill) et celles de Philippe Doute-Blazy sur i-Télévision le 6 février, marquent un durcissement de l’expression publique de la France concernant l’intervention américaine en Irak. Après les fermes condamnations françaises du printemps 2003, Paris avait mis de l’eau dans son vin, entérinant même la présence américaine en Irak. Selon le site LeMonde.fr du 7 février, « Paris prône un retrait des forces étrangères d’Irak en 2008, Washington s’y oppose ». Le premier ministre a déclaré que « si l’on ne dit pas que, dans un an, il n’y aura plus de soldats américains et britanniques sur le sol irakien, rien ne se passera en Irak, si ce n’est davantage de morts et de crises ». Il a estimé qu’« aujourd’hui, la présence militaire est considérée comme illégitime par les Irakiens ». « Dire que les troupes étrangères quitteront le pays quand l’Irak sera démocratique et pacifié est absurde. Ça ne se produira jamais », a souligné le premier ministre. Il faut « définir un calendrier qui stipule à quelle date ces troupes quitteront [l’Irak] », a précisé M. de Villepin. « En 2003, nous avons dit fermement avec le président Chirac qu’il n’y avait pas de solution militaire en Irak. Ce que nous disions en 2003 est toujours vrai en 2007 ». Et il a conclu : « Les Etats-Unis ont échoué en Irak. Plus de 3 000 soldats américains ont été tués depuis 2003 et 12 000 civils irakiens sont morts en 2006. »

Ces déclarations tranchent avec le positionnement de la France durant la période 2004-2006. Donnent-elles un nouveau sens aux déclarations de Chirac sur le nucléaire iranien ? Sont-elles une pierre dans le jardin de Nicolas Sarkozy dont on connaît les positions pro-américaines ?

Blâmer l’Iran. La campagne américaine contre l’Iran se poursuit. Téhéran est accusé d’armer les milices qui tuent des soldats amérciains. Le journaliste Gareth Porter revient dans un article publié par le mensuel Prospect, « The Blame Game », montre l’inconsistance des preuves américaines. Notre ami K propose une traduction de ce texte, traduction que j’ai rapidement revue et qui est disponible en fichier attaché. Cette campagne rencontre un fort scepticisme aux Etats-Unis, comme le rappelle l’article du Monde.fr du 8 février de Corinne Lesnes, « Le Congrès américain réclame des preuves de l’ingérence iranienne en Irak ».

L’honneur d’Israël

La compromission de la classe politique israélienne, y compris le Parti travailliste, dans la politique d’occupation et d’oppression des Palestiniens est connue. On a aussi, notamment durant la guerre des 33 jours au Liban, souligné qu’un mouvement comme La Paix maintenant, avait approuvé l’agression israélienne. Ces positions ne devraient pas amener à oublier le courage des mouvements qui luttent vraiment et concrètement contre l’occupation, en association avec les Palestiniens. Parmi ces organisations citons, entre autres, Ta’ayoush. D’autre part, le mouvement des refuzniks, qui refusent de servir dans les territoires occupés, se poursuit. En 2003, les éditions Fayard publiaient un livre sur le sujet, Rompre les rangs. Etre refuznik dans l’armée israélienne, de Ronit Chacham. J’en avais écrit la préface que je publie ci-dessous.

Nous vivons une étrange époque. La chute du mur de Berlin en 1989, l’implosion de l’Union soviétique en 1991, la fin de la guerre froide ont fait espérer un ordre international nouveau. La mondialisation s’est affirmée comme la nouvelle grammaire permettant de déchiffrer l’avenir. Notre Terre n’a jamais été aussi réduite. Nous respirons à l’heure du village planétaire, informés en « temps réel » du moindre soubresaut aux antipodes. Nous communions avec le pape en Amérique latine, vibrons avec les footballeurs du Mondial en Corée du Sud et au Japon, dansons au son d’un des innombrables concerts de World Music. Nous consommons des produits assemblés en Thaïlande, nous dévorons des fruits exotiques africains, nous pouvons goûter au cinéma de Taïwan ou du Burkina Faso. N’appartenons-nous pas tous à la même humanité ?

Dans le même temps, jamais le monde n’a paru aussi inquiétant. Durant ces quelques années, le Golfe a connu deux guerres majeures, impliquant des dizaines de nations. Washington déclenche contre l’Irak une guerre que récuse les Nations unies et la majorité de l’opinion internationale, un crime contre la paix dont ses dirigeants devront peut-être répondre un jour devant des tribunaux. Le 11 septembre 2001 a ébranlé les Etats-Unis, une « hyper-puissance » sans rivale. L’ombre du terrorisme sert de prétexte à une attaque généralisée contre les libertés individuelles, tandis qu’on agite la menace d’une guerre de civilisations entre Islam et Occident. Partout, resurgissent des conflits « archaïques », des formes d’une barbarie qu’on croyait en voie de disparition. Des centaines de milliers de Rwandais ont péri victimes d’un génocide à la machette. Au cœur de l’Europe, dans l’ex-Yougoslavie, massacres, viols, déportations de population ont ravagé les Balkans. Le « tribalisme » revient en force, « l’enfer c’est les autres ». Plus que tout autre, le conflit israélo-palestinien est emblématique de nos espoirs et de nos déceptions. En septembre 1993, la poignée de main historique entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin ouvrait la perspective d’une paix trop longtemps attendue. Mais l’échec du sommet de Camp David entre les dirigeants palestiniens et israéliens (juillet 2000) et le déclenchement de la seconde Intifada ne marquaient pas seulement une pause dans une avancée complexe vers un règlement politique. Ils annonçaient une descente aux enfers pour les deux peuples. La haine, l’incompréhension et la vengeance devenaient les mots d’ordre de chacun des deux camps. Les vieux réflexes l’emportaient à nouveau : le combat était désormais entre « eux » et « nous », un seul devait survivre…

Dans ce contexte, marqué par une impitoyable répression israélienne contre les Palestiniens – destructions de toutes les infrastructures civiles, mort de plus de 3000 Palestiniens, en majorité des civils, bouclage des territoires occupés et contrôles humiliants – à laquelle répondaient des attentats-suicide qui n’épargnaient ni femmes ni enfants, une voix inattendue émergea. D’autres l’avaient précédée. Ainsi, en juillet 2001, des responsables politiques et des intellectuels des deux peuples lançaient un cri d’alarme. « Nous, Israéliens et Palestiniens, dans les plus difficiles des circonstances pour nos deux peuples, venons ensemble pour réclamer la fin du bain de sang, la fin de l’occupation, un retour urgent aux négociations et à la mise en œuvre de la paix. (…) En dépit de tout, nous croyons toujours en l’humanité du camp adverse et dans le fait que nous avons un partenaire avec qui nous allons faire la paix. Une solution négociée au conflit entre nos peuples est possible. (…). Pour aller de l’avant, il faut accepter la légitimité internationale et l’application des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU menant à une solution fondée sur les frontières de 1967 et sur deux Etats, Israël et la Palestine, côte à côte, ayant Jérusalem pour capitale respective. Des solutions justes et durables peuvent être trouvées à tous les problèmes en suspens, sans porter atteinte à la souveraineté des Etats palestinien et israélien, souveraineté définie par leurs citoyens respectifs et comprenant les aspirations des deux peuples, palestinien et juif, à un Etat. »

Quelques mois plus tard, le 25 janvier 2002, le relais fut pris par cinquante-deux militaires, soldats et officiers israéliens, signaient une lettre exprimant leur refus de servir dans les territoires occupés et créaient un mouvement, « Le Courage de refuser ». Leur geste allait susciter un vif débat en Israël, avant que leur voix soit en partie couverte par les explosions des attentats-kamikaze. C’est l’histoire de ce mouvement, à travers d’émouvants témoignages, que ce livre nous invite à suivre. Tous les signataires de la lettre, rejoints par des centaines de leurs camarades, sont des sionistes, profondément attachés à leur pays, prêts à le défendre en cas d’agression. Leur refus actuel n’a donc rien à voir avec un pacifisme intégral ou avec une critique radicale d’Israël. Il est d’abord fondé sur un vision morale et sur une « découverte » : il n’y a pas de « bonne » occupation. On ne peut influer, explique l’un d’eux, sur ce qui se passe quand nous recevons l’ordre de détruire une maison : « La seule différence, c’est que je laisserais une petite fille aller chercher sa poupée avant de détruire sa maison, ce que ne ferait peut-être pas quelqu’un d’autre. » Car c’est l’occupation elle-même qui pervertit l’occupant et l’amène à exécuter des actes – des crimes – qu’il ne commettrait jamais dans une situation « normale ».

Les exemples donnés ici devraient faire réfléchir ceux qui osent invoquer la « légitime défense » quand ils justifient la politique israélienne en Cisjordanie et Gaza. Ainsi, ce commandant de régiment qui explique à ses hommes de quelle façon ouvrir le feu sur une femme et ses cinq enfants quand ils marchent la nuit le long de la clôture. « Il suffisait de les tuer et de dire ensuite que nous avions aperçu six silhouettes accroupies avançant de manière suspecte. » Les soldats qui mettent en œuvre ces ordres ne sont pas des « monstres », mais ils sont pris dans un engrenage qui laisse rarement le choix. Les appelés français de la guerre d’Algérie l’ont appris dans la douleur…

S’arracher à ces chaînes n’est pas chose facile en Israël. L’armée y est une institution quasiment sacrée. Le réserviste sert toujours avec les mêmes copains, refuser de les rejoindre est perçu comme une trahison. Chacun explique dans cet ouvrage son déchirement, le long cheminement d’une décision qui n’a jamais été facile à prendre. L’un d’eux raconte comment, un jour de sa guérite, il a observé une famille palestinienne. « Je les ai vus se lever le matin, habiller les enfants pour qu’ils aillent à l’école, tandis que les grands-parents allaient travailler dans les serres. Ils logeaient dans un baraquement pitoyable, avec un toit en fer-blanc. Après le repas, ils se reposaient et fumaient le narguilé. Puis les enfants revenaient de l’école et aidaient les adultes. Je les ai observés pendant six heures, j’ai vu leur existence dans le moindre détail et cela m’a fait souffrir. » Ce soldat découvrait tout simplement en l’Autre un être humain comme lui, avec les mêmes aspirations et les mêmes peurs. Et il décida alors de rompre avec la logique « tribale », celle qui fait que la souffrance de l’Autre ne peut jamais se mesurer à l’aune de la sienne…

Chacun des témoins l’affirme, l’occupation corrompt, elle corrompt avant tout l’occupant. Elle ébranle les sociétés démocratiques, qui en viennent à violer les valeurs dont elles se réclament. Imaginons un moment que la guerre d’Algérie au lieu de durer sept ans se soit poursuivie pendant plus de trente-cinq ans, dans quel état seraient la société, la démocratie françaises ? Le conflit israélo-palestinien est avant tout un affrontement politique. Nous savons depuis longtemps, et l’immense majorité de la communauté internationale le reconnaît, qu’il n’y aura pas de paix sans la création d’un Etat palestinien véritablement indépendant aux côtés de l’Etat d’Israël. Nous savons aussi que les deux peuples ne sont pas sur un pied d’égalité, l’un a un Etat l’autre pas, l’un occupe le territoire de l’autre. Il est difficile de savoir si cette solution – à laquelle s’oppose seul le gouvernement d’extrême droite d’Ariel Sharon (avec la complicité de Washington) - pourra triompher, si la guerre américaine contre l’Irak ne plongera pas encore plus toute la région dans une guerre de civilisation sans vainqueur ni vaincu. Mais ce que nous savons, c’est que la paix ne pourra se bâtir que si, en Israël même, se dégage un mouvement suffisamment puissant pour aboutir aux nécessaires compromis. Les refuzniks témoignent que cela est possible. En septembre 1960, 121 intellectuels français signaient un appel intitulé « déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » : « Qu’est-ce que le civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la « trahison » signifie le respect courageux du vrai ? » Les cinquante-deux militaires israéliens ont, à leur manière, répondu à cet appel. Comme les insoumis français défendaient la France contre ceux qui bradaient les valeurs de la République, ils représentent l’honneur d’Israël.

Alain Gresh

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