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La grande crise de 2010 (3) : catastrophe ou sursaut ?

A l’image des grandes crises sanitaires des années 1990, plusieurs scénarios peuvent être envisagés en liaison avec la dégradation croissante de la qualité des ressources en eau. Une seule chose est sûre. A ne rien faire nous courons à la catastrophe.

par Marc Laimé, 29 mars 2007

Scénario 1 : Le chaos

La responsabilité de l’Etat et des collectivités locales est engagée sur le plan sanitaire. La Commission européenne multiplie les injonctions adressées à la France, assorties de lourdes pénalités, en raison de la dégradation de ses ressources en eau.

Mais les aléas de la politique européenne, les relations sulfureuses qu’ont développé depuis des décennies les « majors » françaises de l’eau et le personnel politique, comme les échéances qui menacent l’agriculture française concourent à ce qu’au delà des effets d’annonce aucune décision significative n’est prise.

Dès lors une logique implacable ordonne les séquences successives d’un scénario-catastrophe.

Les errements de la politique de l’eau finissent par conduire à déclarer « non potable », en France et dans d’autres pays européens, l’eau distribuée au public. Et à en interdire la consommation.

Il pourrait s’agir d’une accentuation de la dégradation de la qualité des ressources en eau déjà constatée aujourd’hui.

Comme de la fixation de limites réglementaires de qualité de l’eau potable de plus en plus exigeantes. Jusqu’à devenir pratiquement inatteignables à partir des ressources en eau existantes, sur la totalité ou sur une grande partie du territoire.

Il pourrait s’agir enfin d’une application extrême du principe de précaution face aux nouvelles menaces sanitaires qui se profilent.

La distribution d’une eau non potable fait chuter le degré de confiance globale que la population accorde au service public de distribution d’eau.

Le consentement à payer du public est de plus en plus faible et les consommateurs obtiennent une forte diminution du prix de l’eau.

Le service, dont les moyens de financement deviennent insuffisants, se dégrade.

Plusieurs hypothèses se font jour.

Celle de la dégradation complète du service public. Qui fait apparaître des stratégies individualistes.

Pire encore. Très vite la distribution d’eau potable se balkanise. On assiste à une communautarisation du traitement par immeuble, par quartier ou par région.

Un service classique subsiste dans les régions où on obtient encore de l’eau potable à bas prix. Auquel il faut éventuellement ajouter un traitement complémentaire par immeuble si l’on est dans une situation limite.

Ailleurs la totalité du traitement est réalisée par immeuble ou par foyer. On aboutit à de fortes disparités géographiques et sociales dans les conditions d’accès à l’eau potable.

Conséquence logique, pour retrouver la possibilité de consommer l’eau, les distributeurs augmentent fortement son prix. Ils réalisent des travaux importants et obtiennent la qualité visée.

Une partie de la population, ne pouvant plus payer ses factures, doit satisfaire ses besoins vitaux en achetant cher de très petites quantités d’eau potable auprès de revendeurs...

Résultat : dégradation des conditions sanitaires et accentuation des inégalités sociales. Parallèlement en effet, il faudrait bien trouver les moyens d’assurer l’alimentation en eau potable de la population. Soit distribuer l’eau de boisson et l’eau de cuisson des aliments par plusieurs canaux : bouteilles, bonbonnes, ou éventuellement une seconde canalisation.

Les eaux de boisson seraient, elles, issues de sources totalement protégées. Ce double système existe déjà dans certains pays, où les eaux du réseau sont de mauvaise qualité. L’emploi de ces dernières serait alors limité à l’hygiène.

Les pouvoirs publics s’engagent dès lors dans une diminution de la sévérité de certains paramètres réglementaires de qualité conduisant ainsi à une dégradation de la qualité de l’eau potable fournie aux usagers.

Cette dégradation interdirait alors certains usages (par exemple, boire l’eau du robinet, utiliser l’eau en cuisine). Ils seraient alors satisfaits par de l’eau embouteillée.

Le prix que le consommateur est prêt à payer l’eau du robinet dépend de la qualité de l’eau qui lui est fournie. Une dégradation de la qualité conduirait donc à une diminution de son consentement à payer, et donc à une modification de l’équilibre de marché du prix de l’eau.

En l’occurrence, le prix aurait tendance à diminuer. Comme le marché de l’eau potable n’est pas un marché classique mais un monopole local, cet ajustement du prix serait sans doute lent mais inévitable à terme. De façon symétrique, le scénario contribuerait à augmenter la demande sur le marché de l’eau embouteillée, et pousserait donc les prix de l’eau en bouteille à la hausse, au moins dans un premier temps.

Ces modifications sur les marchés de l’eau ont des effets complexes (couverture des coûts fixes des infrastructures eau potable, effets "revenus" pour les consommateurs, impacts sur les profits des entreprises fermières et des embouteilleurs, etc.).

Y ajouter le coût des campagnes d’information nécessaires lors d’un tel changement, ainsi que la prise en charge éventuelle de la distribution d’eau embouteillée aux populations à faibles revenus.

Noter aussi que la consommation croissante d’eaux en bouteilles à laquelle on assiste depuis plusieurs années soulève par ailleurs, en soi, des problèmes nouveaux. Minérales ou de source, la qualité de ces eaux va inévitablement pâtir, à plus ou moins brève échéance, de la généralisation de la pollution agricole et de l’urbanisation.

Car ces eaux, pas plus que celles des rivières ou des nappes phréatiques, ne sont miraculeusement épargnées par la pollution. Le phénomène est simplement un peu plus lent que celui qui affecte les nappes superficielles.

A preuve certaines d’entre elles présentent déjà des signes de contamination.

Or les pouvoirs publics rechignent à utiliser la déclaration d’utilité publique (DUP) pour exproprier ou imposer des mesures de protection. Ce qui reviendrait, objecte-t-on, à soumettre l’intérêt particulier à la sauvegarde d’un territoire.

Dans le même temps les majors de l’eau et du soda s’efforcent d’imposer, par le truchement de l’Europe, une eau embouteillée standardisée entièrement artificielle. Qui serait produite par osmose inverse à partir de n’importe quelle source, polluée ou non, par stérilisation puis ajout de sels pour en fixer la composition chimique.

Ces eaux « purifiées » ne cessent de gagner des parts de marché, aux Etats-unis notamment. Or la suppression des bactéries non pathogènes naturellement contenues dans les eaux non traitées, et non nuisibles - sinon utiles à l’homme -, prive ces eaux purifiées de leurs qualités naturelles de conservation. Ces bactéries présentes « naturellement » dans les eaux de source ou minérales s’opposent en effet au développement des bactéries pathogènes.

"Homme de quart" [Martin Hardouin-Duparc->http://proto-tv.fr/], 2007
Paysage pétrolier dans la banlieue de Bakou
Photo : Ph. Re. 2004

Scénario 2 : La crise de moyenne intensité

La dégradation très rapide des ressources en eau est combattue par le recours à des technologies curatives de plus en plus sophistiquées et dispendieuses : Ultra-filtration, nano-filtration, osmose inverse pour l’eau potable, oxydation par voie humide pour l’élimination des boues d’épuration...

Le service de base se dégrade néanmoins et les majors commercialisent une nouvelle offre « Premium », sous forme d’un second robinet délivrant une eau de qualité.

Le public, et l’opinion publique, sont de mieux en mieux informés des enjeux. Mais, paradoxalement, cette meilleure information contribue à le détourner plus encore de l’eau potable au robinet, et à fragiliser le service public de l’eau.

Ainsi, en 2013, 50% de la population a renoncé à l’eau du robinet, et s’alimente exclusivement d’eaux en bouteille.

L’économie souffre de la mauvaise qualité des ressources en eau. Notamment les industries qui ont impérativement besoin d’une eau de qualité. Apparition d’un poste « préservation de la ressource » sur les factures d’eau.

Les agriculteurs se voient proposer de devenir des "garde-nappes phréatiques".

Les collectivités locales et les entreprises du secteur investissent des sommes phénoménales dans la dépollution. Pour 5 collectivités françaises sur 10 cette hausse sera supérieure à 5% par an à l’horizon des dix prochaines années. Alors que la hausse des dépenses globales d’équipement, anticipée par 68% des collectivités, ne sera supérieure à 5% par an que pour 15% d’entre elles. Ces investissements concernent la potabilité, avec la lutte contre les nitrates, les pesticides, les perturbateurs endocriniens. Le plomb. Mais aussi l’assainissement, les boues d’épuration...

Le ministère de l’écologie estime que les investissements requis pour respecter la législation européenne, et notamment la Directive-cadre communautaire sur l’eau du 23 octobre 2000, représentent une enveloppe globale d’environ 70 milliards d’euros.

Compte tenu du retard accumulé, nécessitant en particulier une remise à niveau du patrimoine, un investissement colossal est donc à prévoir à l’horizon des dix prochaines années. 50 milliards d’euros pour les nouveaux équipements et 20 milliards pour l’entretien et la réhabilitation.

Dans certaines régions françaises le montant annuel de la facture d’eau varie de 1000 à 1500 euros, pour 400 à 500 euros en 2005.

Face à des contraintes aussi fortes que contradictoires, des investissements faramineux vont donc être engagés dans les prochaines années pour lutter contre la pollution croissante des ressources. Dans le même temps les pouvoirs publics et les opérateurs vont probablement être conduits à revoir, à la baisse, les normes relatives à la qualité de l’eau potable. Afin de ne pas inciter exagérément à la mise en place de traitements curatifs. Ou de risquer de déstabiliser le service public de distribution d’eau.

Au risque évident d’accroître l’inquiétude du consommateur, et de l’inciter à se détourner plus encore de l’eau du robinet. Le pire n’est pas toujours sur. Mais la pollution irréversible des ressources, l’impéritie et la complaisance des pouvoirs publics, la possible irruption de nouvelles menaces sanitaires encore mal identifiées, comme l’hypothèse de voir dans un proche avenir le service public de l’eau encore davantage confié aux collectivités locales dans la logique des transferts de compétence massifs décidés par les lois de décentralisation successives, sur fond de réduction des déficits publics.

Côté entreprises les leaders du secteur anticipent déjà ces évolutions.

La stratégie de Veolia, Suez et Saur s’articule clairement sur de nouveaux axes de développement. La fourniture d’eau potable, qu’ils continueront d’assumer en France, ne constitue plus, loin s’en faut, leur "coeur de métier".

Ce sont les gigantesques chantiers de l’assainissement et de la préservation des ressources qui vont dégager les meilleurs marges dans l’Hexagone dans les prochaines années. Avec les services aux industriels, qui externalisent désormais systématiquement leurs services d’eau et d’assainissement. Au-delà l’essentiel de leur chiffre d’affaires sera réalisé dans le reste du monde.

Horizon possible pour la France dans quelques années : l’émergence d’une société dont les citoyens seraient confrontés à de nouvelles inégalités jamais connues dans le passé.

D’un côté des populations exposées à des dangers sanitaires d’une particulière gravité.

De l’autre des consommateurs "privilégiés", à qui les majors mondiales de l’eau proposeraient, à côté d’un service de base défaillant, des produits pour filtrer l’eau, la réfrigérer. Voire un abonnement à un deuxième robinet d’eau purifiée, seulement accessible à ceux qui pourront en supporter le coût...

Scénario 3 : Le sursaut

La fuite en avant dans la dépollution industrielle ne résout rien. Une remise en cause radicale de notre modèle de développement permet de recouvrer un bon état écologique et chimique de toutes les masses d’eau, comme le prévoit la Directive-cadre européenne sur l’eau du 23 octobre 2000, à l’horizon 2015.

« Etablissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau » elle étend le champ de la protection à toutes les eaux de surface et les eaux souterraines dans leur interaction naturelle. Visant à répondre aux quatre objectifs d’une politique durable : l’approvisionnement en eau potable des populations, l’approvisionnement en eau d’autres usages marchands, la protection de l’environnement et la réduction des conséquences des inondations et sécheresses, la Directive a énoncé de fortes ambitions.

Protéger et améliorer la qualité des écosystèmes aquatiques, favoriser l’utilisation durable de l’eau sur la base d’une gestion à long terme, garantir les approvisionnements.

Elle a fixé 4 objectifs prioritaires. Prévenir toute dégradation supplémentaire. Préserver et améliorer l’état des écosystèmes aquatiques. Promouvoir une utilisation durable de l’eau, fondée sur la protection à long terme des ressources en eau disponibles. Protéger et améliorer l’état du milieu aquatique en réduisant les déversements de substances dangereuses. Et atténuer les effets des inondations et des sécheresses.

Pour la mise en œuvre elle préconisait la gestion par bassins, inspirée du système français, l’utilisation des instruments économiques et une approche globale eaux de surface-eaux souterraines.

Sa mise en œuvre effective a des conséquences considérables :

 La sauvegarde de l’environnement est érigée au tout premier plan des objectifs que se fixe la Communauté européenne.

 Création d’un ministère de l’environnement de plein exercice dont les compétences interministérielles sont reconnues.

 Instauration d’une véritable police de l’eau et application du principe pollueur-payeur. Les contrevenants subissent d’importantes condamnations financières.

 Réforme de l’agriculture et abandon du modèle productiviste. Le coût social de cette reconversion est assuré par la solidarité nationale (impôt).

 Alternative aux fongicides précoces : utilisation à grande échelle d’une nouvelle molécule extraite d’une algue marine, qui stimule les défenses naturelles du blé.

 Généralisation de l’expérience pilote conduite depuis 2003 à Braunschweig en Allemagne et à Göteborg en Suède, de procédés innovants pour l’élimination des antibiotiques dans les stations d’épuration.

 Installation systématique de bio-indicateurs, tels que des moules, à la sortie des stations d’épuration, tel que cela se pratique dans plusieurs pays du nord de l’Europe.

 Les agriculteurs se reconvertissent massivement dans des productions respectueuses de l’environnement et assurent parallèlement des fonctions de "jardiniers du paysage" : entretien des espaces naturels, éco-tourisme, éducation à l’environnement...

 Le secteur de la grande distribution est contraint à une mue radicale, aiguillonné par des actions de « relocalisation » de l’économie (circuits courts, du producteur au consommateur).

 Création de parcs naturels hydrologiques. Il s’agit de réserver certaines parties du territoire à la production d’eau potable destinée aux agglomérations. Zones dont toute activité polluante sera exclue.

De tels "parcs" existent déjà - sans en porter le nom - en Allemagne, en Belgique, en Irlande ou en Australie. Approche cohérente avec la perte de contrôle environnemental sur l’agriculture européenne. Phénomène qui risque de s’amplifier si les pays de l’Est s’alignent sur les pratiques culturales et économiques de l’Union.

Un panel de spécialistes en eau douce s’adressant aux participants du festival de la Société britannique de science à Leicester en octobre 2002 confirmaient que les fermiers européens pourraient avoir à réduire leurs activités, ou à se retirer de vastes zones rurales pour satisfaire aux objectifs de qualité de l’eau fixés par l’Union européenne. Pour réduire la pollution des nutriments, il faudra bien procéder à des réductions substantielles des cheptels concentrés dans certaines zones, ainsi qu’à des restrictions de la taille et la situation des surfaces cultivables.

On mesure les bouleversements qu’induirait cette « stérilisation » forcée de pans entiers de territoires... Car il s’agirait bel et bien d’aménager l’espace fluvial, rural ou les zones humides, afin d’y restaurer, ou d’y établir, un écosystème pérenne.

Cette proposition est cohérente avec la publication, en décembre 2000, d’une directive européenne qui imposait aux états-membres de prendre les mesures appropriées pour que soit rétablie, dans les quinze ans, la qualité originale des eaux des milieux naturels.

Mais elle exigerait, outre des efforts financiers importants, de mettre véritablement en oeuvre une nouvelle "ingénierie écologique", adaptée à la situation de chaque pays.

Au vu de ce qui a précédé on peut malheureusement douter que ces « bonnes pratiques » reçoivent un accueil chaleureux des acteurs concernés, agriculteurs comme politiques...

Même si des collectivités et des distributeurs d’eau ont déjà commencé, très discrètement, à constituer des réserves foncières afin de préserver la qualité de la ressource. Investissements fréquemment imputés au contribuable ou à l’usager, voire aux deux, sans qu’ils s’en doutent le moins du monde.

Lire aussi :

La grande crise de 2010 (1) : une fiction réaliste, 17 mars 2007

La grande crise de 2010 (2) : comment en est-on arrivé là ? 23 mars 2007

La grande crise de 2010 (3) : catastrophe ou sursaut ? 29 mars 2007

La grande crise de 2010 (4) : agriculture, environnement et territoires, 6 avril 2007

Marc Laimé

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