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La grande crise de 2010 (4) : agriculture, environnement et territoires

Au début de l’année 2004, les ministères de l’Agriculture et de l’Ecologie associés au Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (Cnasea) ont lancé un exercice de prospective sur le thème des relations agriculture et environnement. La démarche était motivée par le constat d’une absence de visions formalisées sur ce sujet alors même que chacun pressent que la régulation des relations entre agriculture et environnement sera un enjeu majeur tant pour l’avenir des politiques agricoles que pour celui des politiques environnementales.

par Marc Laimé, 6 avril 2007

C’est lors d’un séminaire organisé le 14 décembre 2006 par l’Agence de l’eau Seine-Normandie qu’ont été débattus 4 scénarios d’évolution à l’horizon 2025 des problématiques de l’agriculture, de l’environnement et des territoires, issus de cette démarche.

Intitulé « Prospective de l’environnement aquatique en Seine-Normandie. Quelle image tendancielle, quels facteurs de changement ? », l’essai de prospective, qui s’appuie sur un ouvrage paru en 2006 à la Documentation française (1), dessine l’ampleur des mutations nécessaires afin de permettre une évolution soutenable d’un modèle agricole aujourd’hui en crise, et porteur d’externalités environnementales largement négatives.

« À l’invite des commanditaires de la démarche initiée en 2004, un groupe de travail ad hoc, intitulé « groupe de la Bussière », impliquant des chercheurs, professionnels agricoles et représentants d’associations environnementales et de consommateurs, présidé par M. Philippe Lacombe de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), avait été constitué pour traiter de la problématique de la régulation des relations agriculture et environnement à long terme.

Si l’analyse était conduite au niveau national, avec les spécificités que cela suppose dans la manière de poser les enjeux et les problèmes, notamment en terme de « gouvernance » d’un domaine qui reste très structuré à ce niveau, la problématique générale posée dans l’exercice fait écho pour les acteurs de l’eau du bassin Seine Normandie.

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« Do Cross »

Ruptures

Comment dépasser une prise en charge actuelle des enjeux environnementaux qui reste très soumise à un modèle technique, professionnel et politique hérité du mode de gestion de l’agriculture mis en place dans les années 1960 ? À l’heure où l’ensemble des observateurs — ceux du groupe de la Bussière et au-delà — s’accordent pour anticiper des ruptures dans ce domaine, il apparaît plus qu’opportun de replacer la problématique d’intervention dans le domaine de l’eau en lien avec l’agriculture pour anticiper des évolutions plausibles qui en affecteront les tenants et les aboutissants.

Sur le plan agricole, le bassin Seine-Normandie est engagé majoritairement dans un modèle très productif fondé sur les grandes cultures, avec des avantages comparatifs européens voire mondiaux marqués. Les tendances lourdes tendancielles vont plutôt dans le sens d’un renforcement de ce modèle.

Sur le plan social et territorial, les déterminants sont ambivalents avec d’un côté une métropole porteuse d’une demande sociale associée à la préservation d’espaces agricoles multifonctionnels et la production d’une nourriture de qualité, minimisant les risques sur la santé. De l’autre côté, le bassin est plutôt caractérisé par une faible densité de population rurale et, partant, un investissement social local « diffus », peu susceptible de rentrer en conflit avec le modèle agricole.

Au total, la situation sur le bassin est de nature à exacerber les tensions et les conflits à l’œuvre dans chacun des scénarios, avec des enjeux et des positionnements stratégiques pour les acteurs de l’eau qui varient significativement d’un scénario à l’autre.

Les quatre scénarios élaborés dans le cadre des travaux du groupe de la Bussière ont été construits en faisant des hypothèses contrastées sur les trois dimensions suivantes :

• comment s’exprime en 2025 la demande sociale d’environnement (sur quel thème, par quel réseau d’acteurs, à quel niveau géographique), et comment se traduit-elle en une régulation environnementale ?

• quel est le modèle agricole dominant en 2025 ?

• quelle est la logique d’usage de l’espace en 2025 ?

« La France des filières, l’environnement agro-efficace »

Le premier scénario décrit une situation où la priorité assignée à l’agriculture française, dans un contexte de compétitivité économique accru, est de conserver son rang comme leader agro-industriel en Europe.

L’agriculture est fortement intégrée dans un système agro-alimentaire dont les normes s’imposent aux producteurs. La demande environnementale s’exprime via les organisations de consommateurs, préoccupés par une garantie de sécurité sanitaire et alimentaire. Un cadre réglementaire fixe des objectifs pragmatiques concentrés sur la qualité des produits et sur les ressources en eau.

Il s’ensuit une adaptation essentiellement technologique aux problèmes environnementaux, axée sur une prise en charge des flux de polluants alors que, dans le même temps, les pressions sur l’espace s’accroissent. Le développement de agrocarburants à large échelle exprime le plus nettement l’offre environnementale émanant de l’agriculture.

Dans ce scénario, les contributions positives de l’agriculture en termes de paysage et de biodiversité n’interviennent que lorsque les produits agricoles portés par les filières peuvent valoriser une image environnementale. On s’oriente plutôt vers la constitution de petites « réserves » (zones Natura 2030) perdues dans un océan de médiocrité environnementale.

Il peut en découler des conflits latents, portés par les « perdants » de ce scénario : les environnementalistes – voire les distributeurs d’eau - qui exigent mieux qu’un environnement « aux normes ».

« L’agriculture duale : une partition environnementale »

Pour gérer cette tension entre recherche de productivité et environnement, le deuxième scénario envisage qu’en 2025 la séparation entre agriculture productive et agriculture générant des impacts environnementaux positifs est assumée pour conserver les deux "modèles".

Cette séparation se traduit dans tout l’espace européen et particulièrement en France. Mais la coexistence de ces deux types d’agriculture ne se fait pas spontanément : elle repose sur des politiques publiques et des réseaux d’acteurs qui gèrent un partage du territoire, fruit d’un compromis politique européen qui s’impose aux territoires.

Les politiques publiques traduisent cette dualité :

• dans les zones productives, des objectifs minimaux en matière d’environnement et de sécurité sanitaire sont définis ;

• dans les zones « douces », les aides favorisent des systèmes souscrivant au respect de conditions « structurelles » : présence de surfaces de compensation écologique, diversité de rotations, promotion d’élevage herbager, bilan azoté contraignant...

On retrouve dans les zones productives des pratiques essentiellement fondées sur une gestion des flux optimisée, mais sous contrainte de productivité. Les pressions sur l’environnement sont fortes, comme dans le premier scénario.

Au contraire, dans les zones douces, l’accent est mis sur le maintien d’espaces multifonctionnels et sur une maîtrise d’ensemble du niveau de production : l’amélioration d’ensemble est notable, du fait de critères structurels combinant exigences dans la diversité des espaces agricoles et de gestion des flux.

Des pratiques de gestion environnementale fines, nécessitant un savoir faire que les exigences structurelles ne peuvent intégrer, peuvent néanmoins être perdues localement.

« L’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés »

Dans le scénario 3, l’Europe des régions est devenue une réalité en 2025. L’agriculture est désormais un secteur économique comme un autre, sans politique agricole commune. Les produits des régions se confrontent sur le marché européen.

Dans un contexte de concurrence accrue entre territoires, chacun s’emploie à faire valoir ses avantages compétitifs, en s’organisant au niveau régional.

Les territoires sont les lieux où se négocient et s’élaborent autant de modèles agricoles.

Les projets locaux de gestion environnementale sont élaborés en concertation avec l’ensemble des parties prenantes, ce qui conduit à des objectifs environnementaux adaptés aux demandes locales.

Contrairement aux scénarios précédents, il n’y a pas de mode d’action unique en termes de gestion d’espaces multifonctionnels (de leur destruction à leur « co-production » par l’agriculture) ; les modalités de gestion des flux sont extrêmement variables, depuis une simple annonce d’obligation de moyens peu contraignants (mais rares dans une situation où l’évaluation locale est devenue la règle) à une prise en charge volontaire des flux.

Dans ce scénario, l’état de l’environnement s’inscrit dans un gradient allant de réels succès agri-environnementaux (combinaison d’une demande environnementale forte et de qualité, de systèmes agraires dans un environnement préservé) à une absence de prise en charge effective (absence de demande environnementale, systèmes agraires agressifs dans un environnement déjà dégradé).

« Une agriculture Haute performance environnementale »

Le scénario 4 repose sur une rupture consistant à considérer l’environnement non plus comme une contrainte mais comme une opportunité pour l’agriculture, notamment pour défendre la spécificité du secteur.

En 2025, les attentes environnementales sont au cœur des demandes de la société européenne. L’intégration des normes environnementales dans le comportement des consommateurs restructure le fonctionnement économique et politique de l’Europe.

Un modèle d’agriculture « Haute Performance Environnementale » est défini. Il s’appuie sur la base de l’agriculture biologique, dont il fait évoluer les termes techniques — en conservant néanmoins le non recours à des produits de traitement phytosanitaire — et économiques pour en faire un modèle de portée européenne.

Ce modèle est défendu et implique un protectionnisme sanitaire et environnemental assumé. Cette mutation profonde passe nécessairement par un « contrat » social et politique particulièrement fort, comparable à celui qui prévalut à la mise en place de la PAC dans les années 1960.

Elle nécessite une forte intensité en main d’œuvre, tant en termes quantitatif que qualitatif, au regard des savoir-faire mobilisés. L’état environnemental qui résulte de cette intégration technique entre économie et environnement correspond à une évolution très significative de l’état des paysages, de la biodiversité sur l’ensemble des territoires.

Les espaces agricoles gagnent en fonctionnalité écologique, et permettent une restauration des espèces communes et remarquables qui en dépendent, même si le maintien d’une activité agricole plus dense sur tout le territoire peut ne pas convenir à toutes les espèces.

La situation des ressources et des risques naturels s’améliore, notamment du fait de l’abandon des phytosanitaires. La répartition plus homogène des productions conduit à une moindre consommation d’énergie.

Aucun des quatre scénarios n’est apparu invraisemblable, plusieurs pouvant même être considérés comme relativement tendanciels. Ils montrent que des évolutions importantes sont à anticiper et que de nouveaux partenaires apparaîtront sur la scène agricole. Ils désignent aussi, pour tous les acteurs en présence, des espaces de choix et un certain nombre de contraintes.

Pour les politiques publiques, en particulier, ils illustrent que la régulation entre agriculture et environnement pourra se faire selon des modalités distinctes, et ils donnent de premières pistes pour imaginer les impacts différenciés des divers systèmes de régulation possibles. »

NOTES

(1) « Agriculture, environnement et territoires : quatre scénarios à l’horizon 2025 », Un exercice de prospective du Groupe de la Bussière, Poux X. (coord.), Documentation Française, 2006.

Voir aussi les organisateurs du séminaire de l’Agence de l’eau Seine-Normandie : Xavier Poux, AScA, 8 rue Legouvé – 75010 Paris – xavier.poux@asca-net.com

L’UFC-Que choisir a par ailleurs proposé en mars 2006 une réforme ambitieuse de la politique des aides à l’agriculture conciliant les intérêts des agriculteurs et des consommateurs :

"Eau, réconciliation 2015. Pour lutter contre la pénurie d’eau potable. Pour une eau moins chère et de qualité", UFC-Que Choisir, 233 boulevard Voltaire, 75011 Paris. www.quechoisir.org

Voir aussi « Les grands enjeux agricoles du XXIème siècle »

Pour tenter de dégager des perspectives pour la politique agricole et rurale, la Fédération associative pour le développement agricole et rural (Fadéar), et la Confédération paysanne ont également organisé courant 2006 une série de colloques consacrés aux grands enjeux agricoles du XXIème siècle.

Leurs actes sont désormais disponibles en ligne. Vous pouvez télécharger les versions PDF (en cliquant sur le titre) ou demander la version papier (gratuit, + frais de port). Les versions anglaises et espagnoles sont aussi disponibles en pdf (bientôt en ligne).

Changements climatiques et accès aux ressources naturelles

Actes du Colloque de Niort (Poitou-Charente), 23-24 août 2006.


Pour la reconquête des cultures vivrières dans les régions ultrapériphériques : quelles politiques agricoles ?

Actes du Colloque de Goyave (Guadeloupe), 22-23 septembre 2006.

Quelles politiques agricoles européennes et régionales pour le maintien de l’emploi agricole ?

Actes du Colloque de St-Lo (Basse-Normandie), 20-21 octobre 2006.


Face aux enjeux énergétiques, quelle politique agricole européenne et régionale ?

Actes du colloque de Taissy (Champagne-Ardenne), 16-17 novembre 2006.

Lire aussi :

La grande crise de 2010 (1) : une fiction réaliste, 17 mars 2007

La grande crise de 2010 (2) : comment en est-on arrivé là ? 23 mars 2007

La grande crise de 2010 (3) : catastrophe ou sursaut ? 29 mars 2007

La grande crise de 2010 (4) : agriculture, environnement et territoires, 6 avril 2007

Marc Laimé

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