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Crise de l’eau : le laboratoire australien (2)

L’Australie a adopté en juin 2004 une « Initiative nationale pour l’eau », dotée d’un fonds d’investissement de 1,25 milliard d’euros. Elle visait à redéfinir le système national de gestion de l’eau et à favoriser les investissements dans les infrastructures et les technologies nouvelles, ce qui a ouvert la voie aux grandes entreprises privées du secteur, dont les françaises Veolia et Suez, qui ne cessent depuis lors d’y emporter des marchés considérables, et d’y développer de nouvelles modalités de gestion de la ressource.

par Marc Laimé, 22 juin 2007

Le gouvernement fédéral australien, les 6 Etats, les 2 Territoires intérieurs et 6 Territoires extérieurs (des îles), signaient en juin 2004 la National Water initiative, un programme de grande ampleur qui établissait les lignes directrices d’une réforme globale du système national de gestion de l’eau dans tous les domaines : la comptabilisation des ressources hydriques, la connaissance et les capacités de stockage, les droits d’accès à l’eau et leur cadre de planification, les marchés et la commercialisation de l’eau, la tarification de l’eau, la gestion intégrée, la réforme de la gestion urbaine de l’eau, les partenariats communautaires et les ajustements.

C’était la première fois qu’une telle initiative était menée à l’échelle nationale. En 1994, des programmes avaient été développés par chaque Etat, mais de manière fragmentée.

Puis une série de réformes institutionnelles et législatives conduites par le gouvernement fédéral avait permis quelques améliorations. Mais l’étude économique de l’Australie présentée par l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) en 2004 avait souligné un rythme de réforme trop faible pour les zones rurales.



Ces réformes profitent aux grandes entreprises privées du secteur, dont Suez et Veolia Eau, soulignait dès 2006Invest Australia, un organisme créé en 1997 par le gouvernement fédéral pour promouvoir les investissements productifs en Australie, et aider les entreprises étrangères à y investir.



« L’Australie consomme déjà trop d’eau par rapport à ses ressources, et cette tendance ne cesse d’augmenter. » A partir des années 1980 il a été reconnu que nos ressources en eau devenaient plus rares. Que beaucoup de nos rivières étaient polluées, qu’elles ne s’écoulaient que par intermittence. Et que notre faune et notre flore en subissaient les conséquences.

«  Parallèlement, les demandes d’eau de la part des utilisateurs urbains, ruraux et industriels augmentaient chaque année. A l’heure actuelle, ce sont des régies publiques qui gèrent l’approvisionnement en eau. Mais elles se tournent de plus en plus vers des fournisseurs privés dans le cas d’opérations clés, comme le traitement ou la distribution d’eau potable. Cette tendance devrait se confirmer dans l’avenir, avec une population croissante et des infrastructures vieillissantes  », soulignait Invest Australia.

En Australie, près de 50 % de l’alimentation en eau est assurée par des sociétés de services publics appartenant à l’Etat. Elles distribuent environ 13 milliards de m3 d’eau courante par an. Le chiffre d’affaires brut de l’industrie de l’eau représente environ 3,85 milliards d’euros. En général, l’eau est fournie dans une région par un organisme public unique.

Le premier service public d’Australie dans ce domaine, Sydney Water, alimente 3,5 millions d’habitants de Sydney. Lors même qu’aucun projet radical de privatisation des services publics de gestion de l’eau en Australie ne soit ouvertement revendiqué par les autorités, les sociétés privées ont cependant de plus en plus d’opportunités de participer à l’installation et à la gestion d’équipements. Elles interviennent notamment dans le cadre des projets DBO (Design-Build-Operate, conception, construction et exploitation) et BOOT (Build-Own-Operate-Transfer, conception, propriété, exploitation et transfert).

Elles bénéficient des investissements de l’Australian Government Water Fund, qui a été créé conjointement à l’adoption de l’Initiative nationale pour l’eau, et doté de 1,25 milliard d’euros. Son objectif étant de favoriser l’investissement dans les infrastructures, d’améliorer la gestion de l’eau et les pratiques environnementales.

Au printemps 2006 des projets de gestion de l’eau d’un montant total de 6 milliards d’euros étaient ainsi en attente d’approbation en Australie.

Souhaitant développer une industrie australienne "compétitive, innovante et diversifiée", le gouvernement se veut très actif. Il propose des programmes d’assistance aux entreprises, des aides à la recherche et la commercialisation. Il édite aussi un guide détaillant tous les acteurs, produits et services liés au secteur des technologies de l’environnement.

Un volontarisme bien dans l’air du temps puisque le 26 mars 2007 les pays de l’OCDE approuvaient de nouveaux principes destinés à aider les gouvernements à œuvrer de conserve avec des partenaires privés pour financer et réaliser des grands projets d’infrastructure dans des domaines qui revêtent une importance vitale pour l’économie, tels que les transports, la distribution d’eau, la production d’électricité et les télécommunications.

Les Principes de l’OCDE pour la participation du secteur privé aux infrastructures présentent ainsi une liste de points que les gouvernements devraient prendre en considération pour assurer que les citoyens accèdent aux services dont ils ont besoin à un prix équitable et que les partenaires privés bénéficient de rendements acceptables. Selon la Banque mondiale, entre 2001 et 2005, plus de 850 projets d’infrastructure dans les économies en développement ont été en partie financés par des fonds privés à un coût estimé de 175 milliards de dollars. Les Principes visent à donc à « aider les gouvernements à répondre à toute une série de questions que peut soulever la collaboration avec le secteur privé ».

Course de vitesse ou fuite en avant ?

On recensait en Australie dès 2006, à Wimmera-Mallee, dans l’Etat de Victoria, la conversion d’un canal ouvert en pipeline, d’une longueur de 1600 kilomètres, pour un coût prévu de 313 millions d’euros, afin de réduire la perte d’eau par évaporation.

A Gold Coast, dans l’Etat du Queensland, la construction d’une usine de dessalement pour un coût de 103 millions d’euros. 


A Golf de Spencer, en Australie méridionale, la construction d’une usine de dessalement pour un cout de 188 millions d’euros. 


A Perth, en Australie occidentale, la construction du pipeline de Kimberly, pour un coût de 1,3 milliard d’euros. 


A Ballarat, dans l’Etat de Victoria, la construction d’une usine de retraitement de l’eau pour un coût de 19 millions d’euros.


A Mackay, dans l’Etat du Queensland, la construction du barrage d’Urannah pour un coût de 113 millions d’euros. 


Où la modernisation de l’infrastructure d’irrigation du Murrumbidgee pour un coût de 156 millions d’euros…

Lors du sommet australien sur l’eau organisé en mars 2005, les industriels et les agriculteurs s’inquiétaient de devoir faire face à des sécheresses de plus en plus sévères, en dépit des actions gouvernementales pour améliorer l’accès à l’eau.

Selon le quotidien The Australian, le P-DG de l’entreprise d’emballages australienne Visy industries annonçait par exemple vouloir investir dans les infrastructures d’irrigation, estimant que le gouvernement n’investit pas assez rapidement dans ce domaine, malgré la mise en place en 2004 de la National Water Initiative.

L’entrepreneur proposait donc de créer des sortes d’autoroutes d’eau avec péage, qui permettraient d’attirer des investisseurs privés. Une étude ayant établi qu’un système d’irrigation dans la vallée de Murrumbidgee récolterait 1300 gigalitres par an. Et que les investissements estimés à 824 millions de dollars australiens créeraient 4 500 emplois…

Un laboratoire pour la réutilisation des eaux usées

Dans un registre voisin, la crise australienne préfigure aussi le « boom » auquel semble promis au niveau international le « re-use », présenté comme une « méthode alternative » pour économiser l’eau et faire face à une crise potentielle.

Les principaux distributeurs d’eau français, Suez environnement et Veolia eau, développent en effet activement des projets de « re-use ».

Le marché semble prometteur, si l’on en croit le rapport publié le 31 mai 2005 par l’Institut Global Water Intelligence, « Water reuse markets 2005-2015 : A global assessment and forecast » :

« Sur les 369 milliards de mètres cubes (m3) d’eaux usées collectés dans le monde chaque année, 7,1 m3 sont réutilisés. C’est ce qu’on appelle le “re-use”. D’ici 2015, le volume d’eau réutilisée devrait connaître une croissance de 180%. Le dessalement de l’eau de mer, autre méthode alternative, enregistrerait “seulement” une augmentation de 102 %. La Chine et la zone Moyen-Orient/Afrique du Nord sont les principales régions qui devraient voir leur capacité installée augmenter pour le re-use, respectivement de 29 % et de 12 % d’ici 2015. »


Lors d’une conférence de presse tenue à Paris le 22 septembre 2006, le directeur général de Veolia eau, M. Antoine Frérot, vantait les mérites du re-use, dont l’un des avantages résiderait dans le fait que « la ressource augmente en même temps que la population augmente  ».

De plus, ce système serait moins coûteux que le dessalement, l’eau importée, ou l’eau puisée à plus de 800 mètres de profondeur. Mais tout dépend de la qualité finale souhaitée et donc des étapes de traitement à ajouter à la sortie des stations d’épuration. Ainsi, selon M. Antoine Frérot, le prix du m3 d’eau recyclée peut aller de 10 à 50 centimes d’euros.



Utiliser le re-use pour produire de l’eau potable est loin d’être d’actualité en France.

La capitale de la Namibie, Windhoek (250 000 habitants), est d’ailleurs la seule ville au monde, avec Singapour, à produire son eau potable directement à partir des eaux usées.

« Il est techniquement possible de réutiliser les eaux usées pour produire de l’eau potable, mais il existe des freins psychologiques », indique-t-on parallèlement chez Suez environnement.

Les deux concurrents se limitent donc pour l’instant à l’irrigation des cultures, à l’arrosage des espaces verts et des terrains de golf, ou au recyclage des eaux de « process » dans certaines usines.



Veolia mène tout de même actuellement une vingtaine de projets de re-use en France, pour 120 dans le monde.

Le golf de Sainte-Maxime (Var), dont la consommation est équivalente à celle de 15 000 habitants, est en partie arrosé à partir d’eaux usées.

Dans une partie de la baie du mont Saint-Michel (Manche), les eaux usées sont acheminées dans des bassins de lagunage, où des bactéries se chargent du traitement. Des cultures maraîchères sont irriguées grâce à cette eau recyclée.



Mais les deux groupes distributeurs d’eau ont surtout investi dans des projets à l’international.

Suez environnement, via sa filiale Degrémont, a par exemple construit à San Luis Potosi (Mexique) une station d’épuration inaugurée début 2006. Elle doit contribuer au recyclage de 80 000 m3 d’eaux usées par jour. Une partie de l’eau obtenue est utilisée pour irriguer des cultures, et l’autre partie sert de liquide de refroidissement dans une centrale thermique.





Les multinationales françaises à l’assaut de l’Australie

Quatre grandes sociétés européennes possèdent des filiales en Australie et deux d’entres elles sont françaises, Degremont (groupe Suez) et Veolia Environnement. Les deux autres sont l’Anglais Earth Tech Engineering et l’Allemand Thiess Services.

L’Australian Water Services, filiale de Degremont (groupe Suez), implantée à Sydney, est née de la fusion d’Australia Lend Lease Corporation et de Degremont (Suez Environnement).

Elle fournit une expertise concernant la distribution de l’eau, son traitement et d’autres services aux collectivités australiennes mais aussi néo-zélandaises.

A Prospect, à l’ouest de Sydney, elle construit la première station de purification de l’eau en Australie, avec 3 millions de m3 par jour, assurant l’alimentation en eau potable de 3,5 millions de personnes (85 % de la population de Sydney). Un projet dit de « conception, propriété, exploitation et transfert » (Boot), pour Sydney Water, dans le cadre d’un contrat de 25 ans signé en 1996.


A Kwinana, au sud de Perth, l’entreprise participe à une joint-venture portant sur la conception, la construction et l’exploitation pendant 25 ans de la première usine de dessalement d’eau de mer par osmose inverse de la ville de Perth. Dont une partie de l’énergie nécessaire à son fonctionnement sera fournie par un gigantesque parc de générateurs solaires.

L’usine, qui devrait produire 130 000 m3 par jour, et sera la plus importante unité de dessalement de tout l’hémisphère Sud, exploitera la technologie de l’osmose inverse.

Les premières usines de dessalement apparues dans les années 60 produisaient de l’eau douce en distillant l’eau de mer. Le procédé était très gourmand en énergie, et devait donc être couplé à une centrale énergétique brûlant du gaz ou du pétrole. Dans ces unités de co-génération, massivement présentes dans le Golfe Persique, la production d’eau demeure donc tributaire de celle d’énergie, et le prix du mètre cube se situe autour de 1,50 euros.

Depuis une dizaine d’années cette technologie de première génération est de plus en plus supplantée par l’osmose inverse (1). Le procédé consiste à injecter l’eau de mer, débarrassée de certaines impuretés, comme le plancton et les algues, à travers une membrane sous une pression de 70 bars.

Le prix du mètre cube se situe dans ce cas entre 0,7 et 1 euro, et on peut surtout produire de l’eau à la demande. Dans certains cas, le coût de la production s’établit même aujourd’hui à 0,50 centimes d’euros, dans des unités qui allient distillation thermique et procédé membranaire, comme celle construite par Degrémont (groupe Suez) à Fujairah pour alimenter l’émirat d’Abu Dhabi.

L’osmose inverse représenterait déjà un marché de plus d’un milliard de dollars, avec des perspectives de très forte croissance. Les 15 000 sites de dessalement de l’eau de mer déjà opérationnels aujourd’hui dans le monde alimentent 160 millions de personnes, quand 2,4 milliards d’habitants de la planète vivent à moins de 100 kilomètres des côtes… 


A Botany Bay, à Sydney, Degremont est aussi soumissionnaire, en tant que membre d’un consortium, dans le cadre d’un appel d’offres pour la construction de ce qui pourrait devenir, supplantant celle de Perth, la plus grande usine de dessalement au monde, pour un coût de 1,3 milliard d’euros.

Pour sa part Veolia Water Australia, filiale de Veolia Environnement, réalise des projets de sous-traitance et de conception/construction couvrant toutes les étapes de la gestion du cycle de l’eau en Australie.

Elle a notamment réalisé à Noosa, dans l’Etat du Queensland, la première usine australienne de production d’eau potable traitée à l’ozone et filtrée au charbon actif, dans le cadre d’un contrat « DBO » de 15 ans, avec le conseil municipal de Noosa.


A Bendigo, dans l’Etat de Victoria, la première usine de traitement d’eau potable mettant en oeuvre un système biologique à membrane immergée, pour un volume de 126 000 m3 par jour.


A Illawarra, en Nouvelles-Galles du Sud, la première usine de retraitement industriel des eaux usées d’Australie, pour un volume de 20 000 m3 par jour pour la réutilisation par BHP, à Port Kembla.


A Kwinana, en Australie occidentale, une usine de recyclage des eaux usées pour leurs réutilisations par de grandes sociétés industrielles, pour un volume de 16 700 m3 par jour.


A Gerringong, en Nouvelles-Galles du Sud, l’usine de traitement des eaux usées la plus évoluée d’Australie pour les égouts, pour un volume de 2 200 m3 par jour, avec élimination avancée des nutriments biologiques, membranes, traitement à l’ozone/filtre au charbon actif et désinfection par ultraviolets.


Elle assure aussi à Wollongong, en Nouvelles-Galles du Sud, le traitement de l’eau potable pour 500 000 personnes par jour. Et à Adélaïde, en Australie méridionale, les services d’approvisionnement en eau et d’évacuation des eaux usées pour 1 million de personnes au travers de United Water, détenue à 50 % par Veolia Water Australia et 50 % par l’Américain Halliburton KBR Inc…

A suivre

Crise de l’eau, le laboratoire australien (3) :

A l’instar des Etats-Unis l’Australie n’a pas signé le protocole de Kyoto sur le réchauffement climatique. Mais à dater de 2006, le caractère aigu de la crise de l’eau qui affecte le continent et la montée en puissance du thème du changement climatique dans l’agenda international dessinent les lignes de force d’une nouvelle stratégie, qui se met en place à une vitesse vertigineuse et préfigure ce qui pourrait se passer dans d’autres pays développés à l’horizon des prochaines années.

Marc Laimé

(1On appelle osmose inverse le transfert de solvant (de l’eau le plus souvent) à travers une membrane, sous l’action d’une différence de concentration. Cela se traduit par un flux d’eau, de la solution diluée (eau pure) vers la solution plus concentrée (eau de mer). En appliquant une pression sur la solution concentrée, on peut empêcher ce flux, voire l’inverser. Le solvant circulera alors de la solution concentrée (eau de mer) vers la solution diluée. C’est l’osmose inverse. Ainsi, en appliquant une contre-pression de 60 bars sur un volume d’eau de mer en contact avec une membrane semi-perméable, une partie de l’eau douce (le solvant) contenue dans l’eau de mer passe à travers la membrane pour fournir une eau potable et minérale (entre 350 et 400mg/l). Une unité peut produire 40 volumes d’eau douce à partir de 100 volumes d’eau de mer (35g/l). Les 60 volumes restants contenant de la saumure (48g/l) sont rejetés à l’égout. Depuis quelques années un système de récupération d’énergie innovant, l’échangeur de pression, permet de réduire jusqu’à la moitié l’énergie indispensable au procédé.

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