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La gauche à réinventer

1er octobre 2007

Il est devenu courant en France – presque impératif – de « débattre » de tout et de rien avec n’importe qui. Généreusement médiatisés, de tels badinages postulent que la société serait « apaisée » et que les positions des « partenaires sociaux » seraient conciliables après dialogue.

Certains persistent néanmoins à associer les idées et les projets à des intérêts irréductibles dont le choc ne saurait être étouffé par quelque « concertation » que ce soit. Quand on analyse les grandes fractures de l’histoire, la supériorité d’une telle approche apparaît aussitôt. Comment une classe sociale impose-t-elle sa domination ? Le cas échéant, en alliance avec qui ? Inspirée par Karl Marx, l’analyse dominante à gauche posait qu’une révolution survenait chaque fois que les institutions et les rapports de propriété servaient un groupe social devenu « incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante » (Manifeste du parti communiste, 1848). Et qu’ils contrariaient par conséquent l’avènement de la société nouvelle. En 1789, la bourgeoisie française réclamait la liberté de l’entreprise et du profit ; elle dut alors affronter un pouvoir associant noblesse et clergé ; elle l’emporta grâce à une alliance (temporaire) avec les prolétaires.

Cette configuration d’une bourgeoisie révolutionnaire alliée aux masses rurales et urbaines ne se retrouva pas ailleurs. D’autres bourgeoisies avaient refusé (ou allaient le faire) de mêler leur sort à celui des paysans pauvres ou des prolétaires. En France, selon l’historien Albert Soboul, « la bourgeoisie n’accepta l’alliance populaire contre l’aristocratie que parce que les masses lui demeurèrent subordonnées. Dans le cas contraire, elle aurait vraisemblablement renoncé, comme au XIXe siècle en Allemagne et dans une moindre mesure en Italie, à l’appui d’alliés jugés trop redoutables » (La Révolution française, PUF, 1965).

Car, pour qui ne voulait pas tenter le diable, c’est-à-dire provoquer (comme au Venezuela aujourd’hui ?) l’irruption des sans-culottes dans la vie politique, un modèle existait : celui de la révolution anglaise, associant la bourgeoisie et l’aristocratie foncière. Là encore, le choix devait peu de choses à des humeurs individuelles ou à des débats d’idées, et presque tout à des intérêts. Impliquée assez tôt dans la production et le négoce, l’aristocratie anglaise – contrairement à son homologue d’outre-Manche, plus parasitaire – n’avait nulle raison de combattre le mode de production capitaliste qui émergeait. On le voit : dans un jeu à trois, le cours de l’histoire bascula selon que la bourgeoisie, dont l’heure était venue, dut prendre le pouvoir avec le peuple ou parvint à s’entendre avec l’aristocratie.

Longtemps, la gauche eut pour principal souci de précipiter la relève sociale en exprimant les priorités des « masses ouvrières », en les mobilisant politiquement contre le capitalisme. Parfois, elles aussi devaient contracter des alliances – avec les paysans et les travailleurs indépendants pendant le Front populaire, avec les ingénieurs et les cadres plus tard – mais en tenant le gouvernail. Depuis une trentaine d’années, la perspective de nombre de formations socialistes ou travaillistes s’est inversée. Elles privilégient les « classes moyennes », pas les catégories populaires. Les recentrages des « nouveaux démocrates » américains, des « nouveaux travaillistes » britanniques et de la plupart des sociaux-démocrates européens en témoignent.

Il y a cinq ans, l’ancien ministre socialiste Dominique Strauss-Kahn a d’ailleurs théorisé l’effacement politique du prolétariat d’antan : « Du groupe le plus défavorisé, écrivait-il, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Non pas qu’il se désintéresse de l’Histoire, mais ses irruptions s’y manifestent parfois dans la violence. » Il a en revanche attribué toutes les vertus au « groupe intermédiaire », d’autant que, selon lui, « l’analyse marxiste, si simple, et surtout si pratique », était devenue « caduque » : « A mesure que l’épargne des salariés s’est étendue, la distinction fonctionnelle entre les revenus du travail et les revenus du capital n’a plus recouvert avec autant de concordance la distinction personnelle entre les individus qui vivent des uns et ceux qui bénéficient des autres. » (La Flamme et la cendre, Grasset, Paris, 2002.)

Dans leur article « Un autre marxisme pour un autre monde », Le Monde diplomatique, octobre 2007, les économistes Gérard Duménil et Jacques Bidet se proposent de discuter à leur tour certains des fondements de l’analyse marxiste. Loin de vouloir ainsi brouiller ou effacer le rôle historique des classes populaires, ils leur suggèrent d’envisager de nouvelles alliances, nationales et internationales.

Comment les « classes fondamentales » peuvent-elles reprendre l’initiative ?

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