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Chine–Tibet, des identités communes

par Martine Bulard, 30 avril 2008

La dictature de l’émotion a encore frappé. Des hommes de foi, tout d’orange vêtus, frappés par des soldats en kaki, matraque au poing… Impossible de rester indifférent, sauf à avoir un cœur de pierre, ou, pire, une sympathie cachée pour le nouvel empire du Mal – la Chine. De Bernard-Henri Lévy à André Glucksmann en passant par des tibétologues plus ou moins autoproclamés, la mobilisation parisienne fut totale.

M. Robert Ménard, président de Reporters sans frontières, transformé l’espace de quelques semaines en ministre des affaires étrangères de la France, dicte la seule conduite acceptable au pays des droits de l’homme : le boycottage des Jeux olympiques ou, à tout le moins, de la cérémonie d’ouverture ; la mise au pied du mur des sportifs, appelés à protester ou, à défaut, à arborer un badge vengeur. A sa suite, une secrétaire d’Etat, Mme Rama Yade, édicte ses « conditions » à Pékin pour que le président de la République française – lequel se dit fort hésitant – consente à faire le déplacement jusqu’à la capitale chinoise, avant de réaliser que les affaires sont les affaires. Les autorités chinoises n’entendant pas se laisser humilier publiquement, les contrats sont menacés.

Du coup, M. Ménard est illico presto remplacé par MM. Christian Poncelet et Jean-Pierre Raffarin, respectivement président du Sénat et ex-premier ministre. On ne gagne pas au change. Les émissaires font alors ce que l’on appelait, du temps de l’empereur, acte d’allégeance. Dans les deux cas, c’est indigne d’un pays comme la France, qui voit sa politique étrangère ballottée au gré des bons sentiments et de l’excitation médiatique…

A propos du Tibet, il faut quand même rappeler que les images-chocs les plus répandues étaient des faux. La photographie de moines affreusement matraqués se déroulait en fait… au Népal. Même Le Monde la publiera en « une », sous le titre : « Répression chinoise au Tibet » (il fallait lire la légende, en dessous, pour savoir que cela se passait de l’autre côté de l’Himalaya). Bild n’aura même pas ces scrupules…

En revanche, les photos et les reportages témoignant de la violence des moines tibétains sont quasiment passés sous silence (lire James Miles, « Fire on the roof of the world », The Economist, 14 mars 2008 ; ou encore le reportage d’Adrian Geiges dans Die Stern : « Le dalaï-lama n’est pas un ange » - « Der Dalai Lama ist kein Unschuldsengel », 10 avril 2008). Après tout, ces maisons brûlées, ces magasins pillés et ces chasses à l’homme ne concernent que des Chinois – Hans ou Huis (musulmans). Des « colons », de surcroît. Comparaison n’est pas raison, mais on imagine la réaction si de tels actes s’étaient déroulés dans les territoires occupés de Palestine (voir le blog d’Alain Gresh). De toute façon, et pour prévenir toute indignation à rebours, a circulé sur Internet une photographie de soldats chinois portant sous le bras l’uniforme des moines tibétains, juste avant qu’ils ne se déguisent… et commettent les exactions citées plus haut, nous disait-on. En réalité, le cliché date de 2003, et il s’agit de soldats se préparant pour le tournage d’un film (Michelcollon.info).

Dans le même temps, l’histoire du Tibet et de la Chine est ramenée à un livre de contes pour enfants, où l’ogre est souvent chinois – parfois tibétain, selon le camp que l’on choisit. Or le Tibet n’a été indépendant – au sens moderne du terme – que durant de courtes périodes dans la longue histoire. « Un des ministres du cabinet tibétain convoqué à Pékin à la fin du XVIIe siècle se décrit comme un sujet de l’empire mandchou », note Eliott Sperling, directeur des études tibétaines au département des Central Eurasia Studies, à l’université Indiana (« Don’t know much about Tibetan history », New York Times, 13 avril 2008). De la même manière, la souveraineté de la Chine sur le Tibet « n’est qu’une souveraineté en ligne brisée », rappelle-t-il. Chacun prend le bout de l’histoire qui valide sa thèse, oubliant les influences multiples (des descendants de Gengis Khan aux empereurs mandchous) qui ont façonné le Tibet autant que la Chine. Les peuples, fort heureusement, ne se réduisent pas à une seule identité, qui se figerait à un moment de l’histoire.

Autant prendre en compte cette réalité avant de prôner l’indépendance du Tibet, avec parfois des arguments à faire frémir. « Ce mouvement [à Lhassa], écrit la tibétologue Alexandra Morin, redonne en réalité sa visibilité à l’espace ethniquement et culturellement homogène du Grand Tibet dont les gouvernements chinois successifs, depuis le premier quart du XXe siècle [y compris Taïwan – NDLR], ne souhaitent pas entendre parler et dont la pertinence se manifeste clairement depuis deux semaines. » (Libération, 31 mars 2008). Un espace ethniquement homogène ? On s’étonne que pas une voix ne s’élève contre cet appel à l’épuration ethnique digne d’un Slobodan Milosevic. Ajoutons que, dans ce « grand Tibet » prétendument pur et qui forme entre 20 et 25 % du territoire chinois, les « minorités » sont plus nombreuses que les Tibétains de souche. On imagine le vacarme médiatique si pareil propos avait été tenu par un « serbologue » à propos de l’ex-Yougoslavie ...

Que la Chine mène une politique d’arasement de la culture tibétaine, et que les autorités manient la répression aussi sûrement que la langue de bois, cela ne fait nul doute. Qu’elle réduise au folklore la culture tibétaine n’est guère plus contestable (lire Slavoj Žižek, « Le Tibet pris dans le rêve de l’autre », Le Monde diplomatique, mai 2008, en kiosque le 30 avril). Ce n’est pas une raison pour transformer toute manifestation religieuse des moines et des nonnes en défilé pacifique, et le dalaï-lama en ange modernisateur. Sa conception de la démocratie, ou des droits des femmes et des homosexuels, pour ne prendre que ces exemples, ne retire rien à sa défense de l’autonomie tibétaine, mais n’en fait pas pour autant un responsable politique progressiste.

Il est évident que l’avenir passe par une autonomie vivante – et pas seulement formelle, comme actuellement – du Tibet. Dans cette hypothèse, le dalaï-lama devrait pouvoir retourner à Lhassa et y vivre. Si Pékin vient d’annoncer la possibilité d’un dialogue, la « concession » n’a rien d’original, puisque le dialogue s’est noué en 2002 et a déjà donné lieu à six séances de négociations – sans résultats tangibles jusqu’à maintenant. Rappelons que les Nations unies n’ont jamais inclus le Tibet dans les pays à décoloniser (avant comme après 1971 – date du remplacement de Taïwan par la Chine populaire) et qu’aucun pays n’a reconnu le « gouvernement » tibétain en exil et donc la possibilité d’une indépendance. Même New Delhi, qu’on ne saurait soupçonner d’être antitibétain – le dalaï-lama y est accueilli depuis 1959 -, a accepté la souveraineté de la Chine sur la région autonome du Tibet, Pékin ayant reconnu celle de l’Inde sur la région du Sikkim, jusqu’à présent contestée (lire « L’Inde reprend son rang », Le Monde diplomatique, janvier 2007).

En fait, les autorités chinoises sont obsédées par une éventuelle sécession, inacceptable aux yeux du Parti communiste, de l’armée mais aussi de l’ensemble des Chinois – très sensibles au maintien de l’intégrité du territoire, symbole du respect international retrouvé. Il ne faut jamais oublier que le dépeçage du territoire, du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, a marqué à jamais les esprits comme le signe suprême de l’humiliation nationale. Dans ce contexte, les campagnes occidentales ont déjà fait des gagnants : les membres les plus rétrogrades du Parti communiste, qui pointent du doigt les ouvertures, même timides, des actuels dirigeants.

Quant aux militants des droits humains qui veulent se mobiliser, au Tibet comme sur l’ensemble du territoire chinois, on ne saurait trop leur conseiller de se tourner vers les investisseurs et dirigeants économiques français et européens.

L’exemple de la loi sur le travail, adoptée en juin 2007, est significatif du double langage. Cette loi vise à réduire le nombre de salariés sans contrat, à faire payer les heures supplémentaires, à obtenir des négociations salariales, au moins dans les grandes entreprises … Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une discussion publique (encadrée, mais réelle) en Chine. Mais la pression est venue de la chambre de commerce américaine, qui trouvait les dispositions sociales trop avancées. De son côté, la chambre de commerce européenne, par la voix de son président d’alors Serge Janssen de Varebeke, a estimé que la loi, trop stricte, pourrait amener les sociétés étrangères à « reconsidérer leurs nouveaux investissements ou la continuation de leurs activités en Chine  », en raison de possibles « augmentation des coûts et réduction de la flexibilité »  China wrestles with a labor law overhaul », The Wall Street Journal, New York, 7 mai 2007). Certains principes de la loi, malgré ce chantage, ont été maintenus, mais d’autres dispositions ont disparu. Ce qui n’empêche pas les mêmes, ou leurs collègues, de dénoncer sur les plateaux de télévision, ou dans les journaux occidentaux, le manque de législation sociale qui, selon eux, fausse la concurrence mondiale.

Dès lors qu’il s’agit de limiter le dumping social en donnant un minimum de droits aux salariés chinois, les voilà qui reprennent l’antienne du chantage à la délocalisation, mais à l’envers. On suggérera donc à M. Ménard et à ses amis de passer des sportifs aux hommes d’affaires. Les droits humains y gagneraient, assurément. La morale aussi.

Même en Chine, les caricatures existent

Contre les inégalités. La Chine compte 21 millions d’internautes. Ils peuvent se connecter à http://yahoo.com.cn et voir ce dessin :

Sur la casserole : « salaire » ; sur le grand bol : « salarié » ; sur le petit bol : « contractuel ».

Le même travail ne signifie pas le même salaire : en Chine, une grande différence de conditions de travail est constatée entre les salariés et les contractuels, notamment dans le secteur public.

Contre les hausses de prix. Dessin paru dans China Daily :

Sur la voiture : « nouveaux mariés » ; sur le poids de balance : « dépense pour le mariage ».

En 2007, les mariés ont dépensé en moyenne 53 645 yuans (5 300 euros) par personne pour leur mariage. Les dépenses de mariage croissent bien plus vite que l’indice des prix à la consommation.

New Delhi remet Washington à sa place

Avant la visite du président iranien Mahmoud Ahmadinejad à New Delhi ce mardi, le porte-parole du département d’Etat américain Tom Casey a cru bon de rappeler aux autorités indiennes qu’elles devaient « faire pression pour que l’Iran se conforme aux exigences du Conseil de sécurité et de la communauté internationale, suspende ses activités d’enrichissement d’uranium et revoie son programme nucléaire ». Une ingérence du plus mauvais effet en Inde, où, déjà, le rapprochement avec les Etats-Unis n’est guère prisé. Le ministre des affaires étrangère indien a immédiatement protesté. Son porte-parole Navtej Sarna a mis les points sur les « i » sans trop de précautions : « L’Inde et l’Iran sont de vieilles civilisations qui ont des relations suivies depuis des siècles. (…) Ni l’une ni l’autre n’ont besoin de conseils pour conduire leurs relations et les deux pays croient que seuls les engagements et le dialogue conduisent à la paix. » (BBC, 23 avril 2008.)

Martine Bulard

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