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La faute professionnelle de M. Elkabbach

par Marie Bénilde, 30 avril 2008

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel a fini par sortir de sa réserve : il se dit « très préoccupé », selon l’Agence France Presse, par l’annonce erronée du décès de l’animateur Pascal Sevran, le 21 avril sur l’antenne d’Europe 1. Il auditionnera donc le 6 mai Jean-Pierre Elkabbach, président d’Europe 1, ainsi que Didier Quillot, le président de Lagardère Active Médias.

Les thuriféraires du système médiatique diront, à raison, qu’un dérapage peut toujours arriver, y compris dans les rédactions les plus aguerries. Et puis, la bévue, annoncée au journal de 19 heures, n’a-t-elle pas été corrigée une demi-heure plus tard par le présentateur d’Europe 1 ?

Sauf que les neuf « sages » du CSA vont être confrontés le 6 mai à un cas de désinformation qui, dans son fonctionnement, est révélateur d’une chaîne de dérèglements typiques de l’info à l’heure du « web 2.0 ». Bien plus grave, dans l’absolu, que l’annonce erronée du retrait de la vie politique d’Alain Juppé par David Pujadas, sur France 2, le 3 février 2004, et qui avait valu au directeur de l’information de la chaîne, Olivier Mazerolle, de démissionner, et au présentateur d’être suspendu pendant quinze jours.

L’autorité du chef

D’abord, comme n’a pas manqué de le souligner la Société des rédacteurs d’Europe 1, tout part d’une faute individuelle, même si, dans un premier temps, Jean-Pierre Elkabbach tente se défausser en se proposant « d’assumer personnellement une erreur collective (1)  ». La SDR a alors aussitôt réagi en rappelant que « lui seul avait été le donneur d’ordre ». Car ordre, il y a bien eu. Dans le fonctionnement hiérarchique de JPE, il ne souffre pas de discussion. On le voit tellement appeler la rédaction d’Europe 1 pour asséner un « je confirme », au mépris des règles élémentaires de vérification que tout journaliste digne de ce nom se doit de respecter (c’est ce terrorisme intellectuel qu’a sans doute voulu faire ressortir Plantu dans Le Monde à travers sa caricature du 29 avril sur « Oussama Ben-Kabbach »). Dans n’importe quelle entreprise de presse, cela s’appelle une faute lourde. Elle fait suite à d’autres, comme la consultation de Nicolas Sarkozy avant le recrutement d’une journaliste d’Europe 1 ou des interviews à longueur variable suivant la sympathie politique que l’intéressé éprouve pour son invité.

Que le patron d’une grande antenne ne puisse plus entendre la voix de la raison, laquelle recommande la prudence plutôt que l’emballement en matière de scoop, qu’il ne puisse plus être freiné par personne dans ses ardeurs d’acrobate de l’information, voilà qui devrait inspirer le CSA, garant de ce bien public que sont les fréquences radio. Il est vrai que JPE est toujours pressé par le temps en raison de ses multiples engagements comme président-animateur de Public Sénat, journaliste et patron d’Europe 1 ou encore conseiller d’Arnaud Lagardère.

La mécanique du pire

Mais il y a plus ennuyeux encore. Jean-Pierre Elkabbach a succombé à ce qu’il dénonçait lui-même, en professeur de vertu journalistique, lorsqu’il annonçait début avril la création d’un comité d’éthique à Europe 1. « Le monde d’Orwell s’installe sur la Toile et nous nous transformons en un rouage de cette mécanique du pire », déclarait-il alors à La Croix (2). Le grand patron de médias pensait alors au dérapage du Nouvel Observateur qui avait affirmé sur son site que Nicolas Sarkozy avait envoyé un SMS pour tenter de retenir son ex-épouse une semaine avant son remariage (depuis, le PDG du Nouvel Obs, Claude Perdriel, a estimé que ce texto n’a jamais existé). A Europe 1, il avait aussi dans son collimateur le site Bakchich.info, que le journaliste Michel Grossiord avait cité dans sa revue de presse pour annoncer que David Douillet était titulaire d’un compte au Liechtenstein dans l’affaire d’évasion fiscale qui a secoué l’Allemagne. Cela avait obligé Europe 1 à inviter l’ex-champion chiraquien de judo dans une de ses émissions pour qu’il puisse se défendre. « Si nous avions pris le temps de vérifier cette information, nous n’aurions pas été dans ce cas de figure », regrettait JPE (3).

Le 17 avril, le tribunal de Nanterre a pourtant débouté David Douillet lors d’un procès en diffamation intenté par l’ex-judoka et reconnu la bonne foi de Bakchich.info.

Il importe ensuite de bien relire l’interview de Jean-Pierre Elkabbach dans La Croix, une semaine avant son dérapage, afin de mesurer la portée de ce qui va suivre :

« Quelle est la part du vrai et du faux, de l’annonce et du ragot, du savoir et de l’opinion ? Une information lancée sur le Net peut être reprise par tous les médias hexagonaux, voire internationaux. A l’ère de l’immédiateté de l’apparence, de la dictature de l’émotion, la contagion est générale. A la manière du marché boursier, il y a une hypersensibilité et une hyperréactivité à toutes les nouvelles, vraies ou fausses (3)  ».

Hyperréactivité ? C’est en effet ce qui pousse JPE à livrer au site d’Europe 1 son info sans attendre confirmation. Les équipes web de la station de la rue François 1er iront même jusqu’à publier la nécrologie de l’animateur et, selon Rue89, qui s’est intéressé à l’adresse IP de l’intervenant, à modifier sa notice biographique sur Wikipedia.

Hypersensibilité ? Elle joue effectivement pleinement son rôle lorsque France 2 et Direct 8, la chaîne du groupe Bolloré, décident de reprendre l’information dans les émissions de Laurent Ruquier et de Jean-Marc Morandini (5), deux animateurs d’autant plus incités à croire Europe 1 qu’ils font partie de sa grille de programmes. Notons au passage que Laurent Ruquier, qui fait réagir tous ses invités et chroniqueurs à la pseudo-information, prétend s’être appuyé sur une dépêche AFP : c’est faux. Il se faisait en l’occurrence la voix de son maître : Jean-Pierre Elkabbach. Là encore, c’est le principe d’autorité qui prévaut, mais Morandini et Ruquier ont une excuse : ils ne sont pas journalistes.

La chaîne de la connivence

Enfin, en matière de contagion, constatons qu’elle s’arrête à la reprise de la fausse nouvelle. Car après le démenti, pas question de se mettre à dos le patron d’une station susceptible ensuite de vous employer. Laurent Ruquier, qui assurait qu’il mettrait la main sur le responsable de cette rumeur (« c’est très grave »), se contente le lendemain de lire une dépêche de l’AFP. Du côté des autres radios, comme l’a observé Daniel Schneidermann (6), c’est la règle de la connivence, pardon, de la confraternité, qui l’emporte. A Europe 1, l’affaire est bien sûr étouffée par Jean-Marc Morandini, qui prend soin de ne pas mettre en cause son patron. Même à France Info, instruction est donnée de ne pas accabler JPE. La station fait donc le minimum et prend soin d’éviter le sujet dans ses émissions consacrées aux médias.

La faute professionnelle de Jean-Pierre Elkabbach est pourtant révélatrice d’un climat hyperconcurrentiel sur la Toile, que le patron d’Europe 1 résumait ainsi le 26 mars : « Tous les jours, nous sommes bombardés d’informations de sites, les uns sérieux, les autres lançant des informations uniquement pour asseoir leur existence. Il nous appartient de savoir si les contenus sont vérifiés (7) » . JPE fustigeait alors ceux qui « en ayant l’œil rivé sur les ventes ou les clics » voient « dans les informations outrancières un salut commercial ». Il ne parlait bien sûr pas d’Europe 1, qui a pourtant reçu du PDG Didier Quillot l’injonction de passer de 1,2 à 2 millions de visiteurs uniques sur son site d’ici à juin 2009.

Logique d’audience, précipitation, non-remise en cause de l’autorité du chef, endogamie et connivence journalistique…L’affaire Sevran est un cas d’école des maux dont souffrent les médias dominants face à la déferlante de l’Internet participatif. Il y a quelques semaines, le site Fuzz.fr d’Eric Dupin était condamné par le tribunal de grande instance de Paris pour avoir repris de façon automatique un lien vers un blog évoquant la vie privée d’une célébrité. Le web citoyen faisait ainsi son entrée dans le régime juridique commun de la presse (protection de la vie privée, respect du droit à l’image…). A l’inverse, la bévue de Jean-Pierre Elkabbach, parce qu’elle entache au sommet la crédibilité d’une radio réputée, fait entrer les grands médias dans l’ère de l’amateurisme au nom des impératifs de l’immédiateté sur Internet, de la « dictature de l’émotion » et de la nécessité de tenir des objectifs d’audience.

Marie Bénilde

(1Communiqué de la Société des rédacteurs d’Europe 1 le 22 avril.

(2La Croix, 12-13 avril 2008.

(3Ibid.

(4) Ibid.

(5). Voir les séquences sur les liens suivants : http://www.dailymotion.com/relevanc... et http://www.dailymotion.com/relevanc...

(6) « Médiatiques », Libération, 28 avril 2008.

(7) Correspondance de la Presse, 27 mars 2008.

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