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L’Inde, le nucléaire et les principes à géométrie variable

par Martine Bulard, 11 septembre 2008

Après des mois et des mois de débats en Inde, aux Etats-Unis et parmi les Etats fournisseurs de produits nucléaires, New Delhi a rejoint le cercle très fermé des nations nucléaires à part entière. Reconnue dans le monde entier et habilitée à commercer comme elle veut. Ainsi en avaient décidé les dirigeants américains, qui avaient mis au point dès mars 2006 un protocole d’accord pour lever l’embargo qui frappait l’Inde depuis trente ans, à la suite de ses essais nucléaires sauvages. Mais il a fallu plus de deux ans pour que le projet soit finalisé. C’est chose faite (ou presque) depuis dimanche : après quelques amendements et aménagements, les 45 Etats du Groupe des pays fournisseurs (Nuclear Suppliers Group – NSG), réunis en août, puis les 5 et 6 septembre, ont finalement donné leur accord. Pourtant, l’Inde n’a pas signé le Traité de non-prolifération nucléaire – ce qui devrait lui interdire tout commerce de matière nucléaire, serait-ce pour ses centrales électriques. L’accord conclu ce week-end devra encore être ratifié par le Congrès américain – M. Bush espère l’obtenir avant son départ.

Cet accord pose évidemment toute une série de questions. Pour lever les réticences de plusieurs pays (dont la Chine, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc.), New Delhi s’est engagé à ne pas contribuer à la prolifération et à geler tout essai nucléaire – « une renonciation propre et sans condition », a déclaré un des négociateurs indiens, alors que plusieurs pays du groupe des fournisseurs voulaient inclure une clause suspensive dans l’accord, en cas de reprise des essais. L’engagement indien a levé les obstacles, mais beaucoup font encore remarquer que celui-ci ne figure que dans une déclaration du ministre des affaires étrangères Pranab Mukherjee, et non dans le texte lui-même. Le gouvernement indien s’est également engagé à découpler le nucléaire civil – dont les centrales seront inspectées par l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA) – et les installations militaires, hors de tout contrôle. Mais on sait que l’étanchéité est toute relative.

Si les Etats-Unis et les 45 pays du NSG s’assoient aussi facilement sur les principes qu’ils brandissent par ailleurs (notamment vis-à-vis de l’Iran), c’est que l’Inde, en ces temps de croissance anémique, représente un marché prometteur. New Delhi prévoit de construire d’ici 2020 une vingtaine de réacteurs nucléaires (en plus des vingt-deux déjà en service, dont certains demandent une modernisation). Ce qui représente quelque 30 milliards de dollars de contrats sur lesquels les Américains ont mis un droit de préemption.

La secrétaire d’Etat américaine, Mme Condeleezza Rice, ne s’en est pas cachée lors de sa conférence de presse. Interrogée sur le fait que New Delhi pourrait commercer avec la Russie et la France, les deux principaux concurrents, elle a répliqué : « Nous en avons parlé avec le gouvernement indien et je pense qu’il reconnaît et apprécie le leadership américain dans ce domaine. Et il ne désavantagera pas les groupes américains. » Le sujet a immédiatement fait polémique en Inde, où la ratification du protocole original d’accord au Parlement, en juillet dernier, avait déjà engendré l’explosion de la coalition au pouvoir (les communistes, notamment, ont retiré leur soutien au gouvernement). M. Pranab Mukherjee a démenti officiellement… tout en confirmant que l’Inde ne pourrait « conclure des accords bilatéraux avec d’autres pays que lorsque le Congrès américain aurait donné son feu vert » à l’ensemble du dispositif.

La Russie, qui, dès le début, a appuyé la démarche indo-américaine, et la France, plutôt silencieuse, devront donc attendre avant d’en engranger les bénéfices… Ainsi va la marche du monde, suspendue au bon vouloir de l’Amérique. Cela reste évidemment très relatif, au moins pour Moscou. Les centrales indiennes fonctionnement déjà avec des technologies et des matières nucléaires russes, et des contrats ont été signés (lire « L’Inde reprend son rang », Le Monde diplomatique, janvier 2007).

Importantes dans cette période de disette commerciale, les motivations économiques sont loin d’être uniques. L’accord est avant tout politique. Le rapprochement entre l’Inde et les Etats-Unis figure, en effet, parmi les rares succès diplomatiques des deux mandats de M. Bush. L’administration américaine espère que New Delhi contribuera à « contenir » les ambitions chinoises dans la région (lire Olivier Zajec, « La Chine affirme ses ambitions navales », dans le numéro de septembre du Monde diplomatique, en kiosques). Mais il n’est pas sûr que les autorités indiennes endosseront le costume de shérif adjoint de l’Amérique.

En fait, la Chine n’a opposé aucun obstacle à la conclusion de l’accord du week-end dernier, refusant de prendre la tête d’un front du refus qui l’opposerait directement à Washington. « L’Inde a une tradition de non alignement, a expliqué un spécialiste des affaires étrangères, Fu Xiaoqiang, dans le Quotidien du peuple. Nous ne pensons pas qu’elle agira comme comme alliée des Etats-Unis pour contenir la Chine. » Un commentaire quasi officiel. De plus, lors de la visite du premier ministre Manmohan Singh à Pékin, en janvier 2008, la déclaration commune stipulait que « les deux parties ont décidé de promouvoir la coopération bilatérale dans le domaine de l’énergie nucléaire civile » (« A Shared Vision for the 21st Century of the People’s Republic of China and the Republic of India »).

Une semaine plus tôt, le même Quotidien du peuple avait publié, sous la plume de Fan Jishe, un article vigoureux (« US-India nuclear agreement in difficulty ») relevant le flou des engagements indiens, les risques de prolifération et « le précédent » que cela constitue.

Il est vrai que le « deux poids deux mesures » des Etats-Unis et des grandes puissances occidentales complique sérieusement la donne dans la région. D’abord en Corée du Nord, où le désengagement de la production nucléaire militaire avance déjà de façon chaotique. Ensuite en Iran, pays qui, à la différence de New Delhi, est signataire du Traité de non-prolifération. On ne voit guère pourquoi ce qui est acceptable pour l’un est inacceptable pour l’autre, quoi que l’on puisse penser du président iranien Mahmoud Ahmadinejad.

Le Pakistan est exactement dans le même cas de figure que l’Inde, et il n’est certainement pas très habile de le rejeter dans le camp des parias en lui refusant le statut offert à son frère ennemi indien. Du reste, le porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois a indiqué au quotidien indien The Hindu que « la Chine mènera des négociations internationales pour que le Pakistan puisse utiliser l’énergie nucléaire civile ». (« China says it played a responsable role at NSG meet », 10 septembre 2008.)

Ces faits du prince, même imposés par la plus grande puissance du monde, risquent de se retourner contre leurs initiateurs et ceux qui les suivent aveuglément. En politique comme ailleurs, l’éthique et les principes sont de meilleures boussoles que le classement entre « bons » et « méchants », au gré des (prétendus) intérêts de l’occident.

La récompense
A peine l’accord nucléaire conclu, le Pentagone a annoncé la vente éventuelle à l’Inde de deux douzaines de missiles anti-navires air-mer Harpoon, un contrat estimé à quelque 170 millions de dollars. « L’Inde compte utiliser ces missiles pour moderniser les capacités de combat anti-surface de son armée de l’air et améliorer sa souplesse opérationnelle maritime », souligne un communiqué de l’agence chargée des ventes d’armes (AFP, 10 septembre).

La Russie exclue de l’accord nucléaire américain

Au moment où l’administration Bush va présenter le texte conclu avec l’Inde (U.S.-India Agreement 123) au Congrès, le président américain a décidé que la Russie ne pourrait plus bénéficier de l’accord sur le nucléaire, signé il y a plusieurs années. Ironie de l’histoire, si l’on peut dire, l’accord en question se nomme « U.S.-Russia 123 Agreement ». « Le président en a décidé ainsi, note le département d’Etat. En conséquence, il n’y a plus de base pour une coopération sur l’énergie nucléaire civile. » Seul, dans son coin, M. Bush a décrété la sanction contre Moscou, qui, évidemment, est signataire du Traité de non-prolifération. L’unilatéralisme, encore et toujours…

Martine Bulard

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