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Angola : le kuduro ravive la conscience de classe

par Jean-Christophe Servant, 25 septembre 2008

Le kuduro (« cul serré ») est le son du nouvel Angola. Le fruit du métissage des musiques dansées par les aînés — kizomba, mais aussi semba — avec les programmations électroniques fabriquées dans des studios de fortune par de jeunes producteurs nourris à la house, au ragga, au hip-hop, et autres nouvelles musiques urbaines. Craché par les enceintes des candoga, les taxis collectifs de Luanda, le kuduro vient ainsi de rythmer les premières élections organisées en seize ans dans l’ancienne colonie portugaise. Le MPLA, au pouvoir depuis l’indépendance, en est sorti crédité de 81,64% des voix.

Le kuduro s’exporte aussi. Dans les boîtes de nuit d’Afrique de l’Ouest, il est d’ores et déjà en train de damer le pion au Coupé Décalé, et autres styles ivoiriens qui avaient eux-mêmes supplanté les musiques de Kinshasa. A Paris, plus une soirée communautaire sans ses beats électroniques de kuduro, dont le tempo, plus ou moins frénétique, évoque le chaos des embouteillages qui coagulent à heures régulières Luanda, la ville aux cinq millions d’habitants. A Londres, les DJs branchés, spécialisés en « ghetto pop » — les mix consacrés à toutes les musiques urbaines issues des ghettos du Sud —, s’en sont emparés. Et de Lisbonne, ville-référence de l’Afrique lusophone, le kuduro a désormais rebondi vers le Brésil noir. Pour preuve, la présence au dernier carnaval de Bahia de son ambassadeur, le chanteur-producteur Dog Murras, dont le nouveau site est d’ailleurs immatriculé au Brésil.

Avec ses pas de danse sexuellement explicites, quelque part entre Tektonik et Ndombolo, le kuduro est bien sûr beaucoup plus qu’une simple sous-culture panafricaine. L’évolution de Dog Murras et du kuduro, sujet de recherche de l’historienne de l’Afrique australe Marissa Moorman, de l’université de l’Indiana, raconte aussi en creux la montée en puissance du nouveau géant pétrolier d’Afrique subsaharienne, sorti en 2002 de trois décennies de guerre civile ayant causé la mort de plus d’un million d’Angolais et déplacé plus de 4 millions de personnes (lire « Après-guerre et or noir en Angola », par Augusta Conchiglia, Le Monde diplomatique, mai 2008). Elle reflète surtout les revendications des centaines de milliers de jeunes vivant dans les musseque (quartiers populaires) de Luanda, à l’écart des (mauvais) appartements à 20 000 dollars par mois que louent les expatriés du pétrole venus travailler dans cette ville devenue la plus chère du monde.

« Estamos Sempre à Subir »

L’initiateur de ce nouveau métagenre musical est Tony Amado (voir « The Creation of Kuduro »). On lui doit les tout premiers succès, au milieu des années 1990, de cette musique syncrétique, sur fond d’ouverture politique et économique ayant suivi les élections de 1992. D’abord considéré comme « non-angolaise » par l’élite de Luanda, le kuduro, l’une des premières musiques électronique d’Afrique (avec le kwaito sud-africain), va finir par s’imposer en 2001 dans les musseque d’une ville saturée par les réfugiés venus de l’intérieur du pays. Cette année-là, le concert du jeune Virgilio Fire sur la scène du Ciné Tropical de Luanda fait sortir le kuduro des ghettos. Estamos Sempre à Subir devient d’abord l’hymne du petit peuple de Luanda ayant dû composer avec les vaches maigres et les épreuves des années de guerre — avant de devenir l’année suivante l’antienne d’un pays venant de renouer avec la paix.

Les musiques de l’Angola de l’après-indépendance, rappelle Marissa Moorman, n’ont cessé de « faire danser et chanter les gens sur le thème de la dureté quotidienne ». Mais avec le kuduro, et spécialement Dog Murras, le message s’est affiné. Murras a pour modèle le Che, Mandela, Marley, Castro et Agostinho Neto, le premier président de l’Angola indépendant. Il chante pour « l’Angola, le Peuple et Dieu ». Dans un pays où les artistes évitent toujours d’être frontalement critiques à l’égard du pouvoir en place, Murras a d’abord imposé un look surchargé de références au drapeau national, façon de critiquer les élites corrompues, vendues aux opérateurs pétroliers étrangers, et de faire comprendre que le peuple était tout autant dépositaire du destin national que l’entourage affairiste du président Dos Santos. On l’a entendu aussi poser ses scansions rauques sur une publicité en faveur de l’American Cola, pendant populaire et bon marché de la boisson gazeuse sirotée par les élites.

Sur son dernier album, Kwata Kwata, Murras a troqué la faucille et le marteau pour un style surjouant l’africanité. En somme, avec le kuduro, c’est une nouvelle conscience de classe angolaise, celle des Noirs pauvres des quartiers populaires, qui est en train de refaire surface après le consensus des années de guerre. Pour Marissa Moormann, les attentes du public de base du kuduro seraient ainsi « beaucoup plus plus socialistes et égalitaires que celle d’un gouvernement ayant renié ces valeurs archaïques pour privatiser les ressources nationales ».

Dans son dernier morceau, « Angola Bwe De Caras », sorti au début de l’année, Dog Murras semble encore plus conscient de son statut de musicien du peuple. « Angola do rico e rico, muito conceito com preconceito/ Angola do pobre e pobre, que nasce pobre e more pobre », y rappe-t-il, tançant un pays ou les inégalités entre riches et pauvres ne cessent de se creuser sur fond pourtant de croissance exponentielle : plus de 15% sans doute cette année. Ce morceau lui a valu d’être interdit sur les ondes nationales et critiqué publiquement par Tchize Dos Santos, l’une des filles du président angolais.

A l’orée d’une année angolaise 2009 qui sera marquée par l’organisation de la Coupe d’Afrique des Nations et par de probables élections présidentielles, il sera particulièrement intéressant d’entendre et de décrypter ce qu’écoute la rue luandaise.

Jean-Christophe Servant

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