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ONG/Humanitaire

Du Kenya au Mali, deux salutaires dynamitages

par Jean-Christophe Servant, 30 octobre 2008

Janvier 2007. Le Forum social mondial est organisé pour la première fois en Afrique. Pendant une semaine, Nairobi vibre au rythme d’ateliers placés sous l’antienne de l’autre monde possible. Un monde… qui marche, lui aussi, sur la tête. L’« activistocratie » de l’altermondialisme est logé dans de troubles hôtels de luxe. L’un appartient à celui qui est alors un très fortuné ministre de l’Intérieur ( John Michuki, propriétaire du Windsor Golf Hotel and Country Club, aujourd’hui ministre des Finances) connu pour avoir commandité tortures et ordres de « tirer pour tuer » ; l’autre fut, durant les années précédant l’indépendance, le haut lieu des colons racistes avant de contribuer financièrement à la politique israélienne dans les années 1970. Sponsorisé par la compagnie de téléphonie mobile Celtel, le grand « carnaval capitaliste » des alters est par ailleurs organisé dans le complexe sportif de Kasarani que surveillent des paramilitaires ayant pour ordre d’interdire l’entrée à la « racaille sniffeuse de colle du bidonville de Korogocho ». « Il est temps de prendre du recul par rapport aux ONG internationales et de revenir aux organisations sociales de terrain, à cette base ou se mènent les réelles transformations de société », conclut l’auteur de ce texte au vitriol, l’Indien Achal Prabhala (1).

Cadres occidentaux bunkérisés souhaitant que la pauvreté « n’appartienne plus qu’à l’histoire » alors qu’il n’ont jamais cherché à comprendre « l’histoire des mécanismes qui ont contribué à son essor » ; ONG africaines appliquant la vulgate néo-libérale pour ne pas perdre leurs bailleurs ; gouvernements africains instrumentalisant la compassion ; apartheid de la charité ; dépolitisation de la question de la pauvreté : comme une dizaine d’auteurs — issus majoritairement d’Afrique de l’Est (Kenya, Ouganda, Tanzanie) et de la diaspora asiatique allant et venant des deux côtés de l’Océan Indien —, ce chercheur de Bangalore a eu carte blanche pour écrire un texte sur les ambiguïtés des politiques de développement occidentales et leurs ambivalentes mises en application sur le terrain. Dans ce cas précisément celui du Kenya.

Cet exercice salutaire et radical de dynamitages d’idées reçues et de remises en cause des modèles imposés par l’Occident (jusqu’au théâtre de marionnettes du Forum social mondial) a été initié par une femme qui sait de quoi il s’agit. On doit en effet à Rasna Warah (2), journaliste pour l’ONU Habitat au siège basé à Nairobi (et dont le fonctionnement est remarquablement démonté dans un autre texte), de nombreux articles consacrés à la question du développement, particulièrement dans les bidonvilles d’Afrique subsaharienne. Mais depuis, Nairobi a brûlé, suite aux élections contestées de fin 2007. Le tout à quelques kilomètres des expatriés travaillant à l’ONU Habitat. Cet électrochoc a fait remonter une question que lui avait posé un humanitaire canadien alors qu’elle était en mission en Afghanistan : « Dans quel camp êtes-vous ? Celui des missionnaires, des mercenaires ou des inadaptées ? »

Brûlot qu’elle a coordonné et dont personne ne ressort intact, signé par les meilleures plumes d’Afrique de l’Est, du journaliste au poète, de l’activiste à l’historien, Missionaries, Mercenaries and Misfits : an anthology est récemment sorti à compte d’auteur (3)

Bougouniere invite à dîner (4), l’une des créations théâtrales sorties de la bouillonnante structure artistique malienne BlonBa dirigée par Alioune Ifra Ndiaye (5), aborde aussi la question des limites et faux-semblants de l’aide internationale. Il y a même, là aussi, un altermondialiste malien, légèrement alcoolique, qui rêve d’hippopotame géant bâti sur la plus haute colline de Bamako. Sauf qu’ici, tout est exprimé dans l’esprit du koteba, la satire sociale pratiquée dans l’aire mandingue de l’Afrique de l’Ouest. Monsieur Big Fish, bailleur de la « Banque mondiale de Développement différé », doit venir dîner dans une famille nucléaire de Bamako. Alors on se prend à rêver de tontine familiale qui se transforme en ONG attrape-tout, de développement durable mutuellement profitable. Car ce qui compte, ce n’est pas le retour sur investissement, mais le capital de départ. La famille arrivera-t-elle à dribbler Monsieur Big Fish en lui surjouant cette Afrique de l’hospitalité et des grands sourires que tout Occidental attend en débarquant sur le terrain ?

Aussi drôle que féroce, désespérée que picaresque, cette pièce captée par Christian Lajoumard est l’une des meilleures introductions qui soit pour saisir une question qui tenaille actuellement une partie de la société civile du continent africain : les vertus et bien fondés de l’humanitaire. Surtout, en ce qui concerne l’Afrique francophone, depuis la désastreuse affaire de l’équipée de l’Arche de Noé. Il va sans dire que la crise économique en cours et ses conséquences attendues sur les budgets impartis à l’aide au développement vont accélérer cette remise en question.

Du Kenya au Mali, voilà en tout cas de quoi réfléchir…

Jean-Christophe Servant

(1 « Activistocracy » dans Missionaries, Mercenaries and Misfits : an Anthology, AuthorHouse, 2008.

(2Rasna Warah, notice biographique (en anglais).

(3Missionaries, Mercenaries..., op. cit.

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