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À propos de 10 points de PIB

Le paradoxe de la part salariale

par Frédéric Lordon, 25 février 2009

Il faut avoir la bonne mine de Jean Peyrelevade pour soutenir face caméra sourire aux lèvres que la part salariale n’a pas varié « depuis cinquante ans » (1). Il est vrai que Jean Peyrelevade est le seul à dire aussi ouvertement que la part des salaires dans la valeur ajoutée est bien trop élevée et qu’il s’agirait qu’elle rende au plus vite 3 ou 4 points au profit (2). Admettons qu’il y a là un certain courage dans la joyeuse provocation, à moins qu’il ne s’agisse plus classiquement d’une combinaison de persévérance dans l’erreur caparaçonnée et de certitude de soi. Il est aussi le seul à ne pas avoir vu que, de 1970 à aujourd’hui, la part salariale a connu un formidable coup d’accordéon, avec une croissance très forte de 1970 jusqu’au point haut de 1982, suivie d’une décrue encore plus forte dont l’essentiel est acquis dès la fin des années 80.

C’est à ce moment qu’il faudrait commencer à parler chiffres. La chose est passablement délicate car ces calculs de partage de la valeur ajoutée n’ont rien d’évident : comme toutes les statistiques macroéconomiques, le poids des conventions qui président à leur construction est grand, et les variations sur ces conventions susceptibles d’avoir en bout de ligne des effets sensibles (3). L’évolution décrite à l’instant en termes délibérément vagues – ça monte de 1970 à 1982, ça baisse jusqu’à la fin des années 80 pour finir plus bas que le point de départ de 1970 –, correspond au constat faisant incontestablement accord. Les divergences apparaissent alors. Pour certains la baisse ne s’arrête pas en si bon chemin et se poursuit quoique à un rythme sans commune mesure avec l’ajustement précédent (4). Pour les autres, l’INSEE en particulier, la part salariale, à quelques oscillations près, se stabilise à partir du milieu des années 90 et ne bouge quasiment plus de son plateau à 69 %, soit tout de même deux points au dessous de sa valeur de 1970. Quelle que soit la thèse retenue, il est impossible en tout cas de soutenir que la part salariale connaisse depuis 1990 une compression aussi dramatique que ce qui lui a été infligée pendant les années 80.

Aussitôt deux questions. La première est simplement, logiquement, revendicative : « on nous en a pris », dit le salariat, « et même beaucoup, maintenant il faut nous en rendre ». Question subsidiaire : combien ? Tout ou partie ? Et si « partie », laquelle ?

La seconde est plus analytique, mais pas dénuée d’intérêt tout de même, et tient à ce qu’on pourrait nommer le « paradoxe de la part salariale » : comment comprendre que la part salariale cesse de s’ajuster (ou s’ajuste, mais beaucoup plus faiblement) au moment où l’économie française entre dans un régime de mondialisation franche… précisément réputée pour mettre les revenus salariaux sous intense pression ?

Brève histoire du pendule

Le constat, un peu hâtivement transformé en slogan, d’une bascule de « 10 points de PIB au capital » repose sur la référence implicite de 1982 – le point haut. Or, il faut avoir le courage de le dire : ce point haut était trop haut. Les travaux fondateurs de l’école dite de la Régulation (5) ont livré une histoire analytique assez convaincante de cette divergence soudaine de la part salariale qui était demeurée stable tant que la progression rapide du salaire réel à l’époque fordienne demeurait en ligne avec la croissance non moins forte de la productivité du travail (6). Or le début des années 70 voit une rupture brutale du rythme des gains de productivité qui passent grosso modo d’une cadence de 4 % l’an à 2 % environ. Mais la progression des salaires, elle, est pilotée par une série de dispositifs institutionnels – conventions d’indexation, sur les prix notamment –, et de mécanismes sociaux – diffusion progressive à tout ou partie de l’économie des avantages salariaux négociés dans la frange supérieure des grandes entreprises fordiennes –, que leur inertie même détermine à continuer de fonctionner indépendamment des vicissitudes de la productivité. C’est la part salariale qui enregistre mécaniquement l’effet de ciseau entre les gains de productivité qui viennent de descendre brutalement une marche alors que les salaires réels continuent de courir sur leur erre, à mécanismes institutionnels invariants. Les profits en sortent littéralement laminés. Il faut se souvenir qu’à l’époque le pouvoir actionnarial n’existe même pas en rêve. Les profits servent des dividendes très modérés et vont pour l’essentiel à l’autofinancement. Aussi leur dégringolade a-t-elle pour effet presque immédiat la plongée du taux d’investissement.

Tout ceci survient au plus mauvais moment puisque l’économie française est en train d’amorcer son grand mouvement d’extraversion. Les capitalistes ont bien compris que le marché intérieur est en voie de saturation et que la prolongation de la logique fordienne de la production de masse requiert maintenant l’extension internationale. Ce faisant, c’est tout le modèle fordien d’une croissance (relativement) autocentrée qui, tentant de se prolonger lui-même, amorce en fait sa propre déstabilisation. Car le bouclage « production de masse à destination du marché intérieur / forte distribution salariale / solvabilisation d’une consommation dynamique permettant d’écouler la production » offrait une très forte cohérence… que l’ouverture va progressivement briser. La relative fermeture de l’économie française alignait paradoxalement fortes progressions salariales et croissance maintenue des profits car ce que les entreprises perdaient en marge elles le regagnaient par les volumes. Or l’ouverture afflige le salaire d’une valence qu’il n’avait pas : élément de coût dans la compétition internationale. Par ailleurs, la contrainte extérieure révèle un défaut de compétitivité structurelle qu’il reviendrait à un surplus d’investissement de combler – or, voilà que la part des profits plonge.

Le double impact sur la profitabilité et la compétitivité de l’augmentation de la part salariale est indirectement lisible dans le triste destin que connaitront les deux tentatives de relance keynésienne – celle de Chirac en 1975 et celle de Mauroy en 1981. L’une et l’autre se fracasseront sur la « contrainte extérieure », révélant à leur corps défendant que la crise précipitée (et non causée) par les chocs pétroliers est bien du côté de l’offre, et non de la demande. La part des profits terminera en 1982 à 24 %. C’est trop bas.

Le capital cependant va prendre sa revanche avec une rapidité et une brutalité insoupçonnées. En moins de quatre ans, la part des profits refait tout le chemin perdu – à la mi-1986, elle est revenue aux 29 % de 1970 ; 1986 est d’ailleurs une année d’ajustement de la part salariale d’une incroyable violence : 3,5 points de PIB basculent en douze mois ! Et surtout, l’ajustement ne s’arrête pas en si bon chemin : le sommet est atteint en 1989 avec 33 %. Cette régression s’opère de la plus violente et de la moins délibérément contrôlée des manières. La décision politique en 1983 de briser les clauses d’indexation des salaires sur les prix y prend toute sa part. Mais ce sont surtout les mécanismes de marché, libérés sans la moindre entrave, qui vont garantir l’irréversibilité du retour au capital. A commencer par ceux du chômage de masse, devenu source d’une altération permanente du rapport de force entre employeurs et employés, et « instrument » assez cyniquement manié de cette politique qu’on appellera la « désinflation compétitive ». Ce sont en fait tous les processus de déréglementation concurrentielle, ceux de la construction européenne comme ceux de ses prolongements internationaux par OMC, AMI et AGCS interposés, qui contribueront le plus décisivement à installer pour la durée les structures de la régression salariale.

Quo non descendet ?
(Jusqu’où ne descendra-t-elle pas ?)

C’est sans doute parce que ce processus de l’ajustement salarial a été – délibérément – le moins institutionnalisé et le moins négocié possible, parce qu’il a été voulu sans appel et sans retour, que le capital retrouvant toute sa puissance de domination a été comme d’habitude, comme toute puissance à nouveau sans entrave, incapable de savoir jusqu’où aller trop loin. Est-il possible de situer ce seuil à partir duquel la baisse de la part salariale – que, oui, il fallait faire revenir de son pic de 1982 –, devient contre-productif, puis franchement absurde, et pour finir scandaleux ? On pourrait emprunter la réponse à Edmond Malinvaud, ancienne figure tutélaire de la science économique française – directeur de la Prévision au ministère de l’économie, directeur général de l’INSEE, professeur au Collège de France –, qu’on ferait difficilement passer pour un ami de la grève générale ou un propagateur de sédition anti-capitaliste. Or, dans un article publié en 1986, Edmond Malinvaud pose la question sans fioriture : « Jusqu’où la rigueur salariale devrait-elle aller ? » (7). On pardonnera la tautologie mais, si la question est posée… c’est que la question se pose ! Qu’elle le soit par une personne dont toutes les propriétés sociales attestent qu’elle serait l’une des dernières à la poser abusivement, c’est-à-dire à la poser si elle ne se posait pas, est en soi un indice supplémentaire, le principal étant que c’est bien en cette charnière 1985-1986 que la part salariale rejoint à la baisse son niveau initial de 1970 et qu’il y a par conséquent lieu de se demander s’il est utile d’aller plus loin.

Les bourricots du « théorème de Schmidt »

Malinvaud rappelle alors les termes, pourtant connus de longue date, d’un débat que la poursuite aveugle du processus d’ajustement salarial va s’escrimer à systématiquement oublier. Contrairement à cette légendaire ânerie connue sous le nom de « théorème de Schmidt », il est parfaitement inexact, en toute généralité, que « les profits d’aujourd’hui fassent l’investissement de demain qui bla-bla-bla après-demain ». C’est d’ailleurs bien ce que l’on va cruellement constater à partir du milieu des années 80. D’une part le taux d’investissement (8) continue de s’effondrer alors que l’ajustement salarial est déjà en cours – il ne remontera qu’à partir de 1984. D’autre part, jamais il ne retrouvera ses niveaux de 1970, il s’en faudra de beaucoup, alors même que la part des profits, elle, va s’envoler à des niveaux inconnus (9). S’il suffisait de tabasser la part salariale pour faire repartir la croissance, la chose se serait rapidement vue. Malheureusement il n’en est rien, et d’une certaine manière l’objet de l’article de Malinvaud est précisément de rappeler pourquoi. Le salaire est une variable économique bi-valente : il est à la fois coût, donc l’un des éléments déterminant le profit, et facteur de solvabilisation de la consommation, la composante majoritaire de la demande finale. Chacun de ces effets « primaires » peut même être intensifié, le premier – le côté « coût » –, si l’on ajoute l’effet de la compétitivité et des exportations (10) ; le second si l’on prend en compte le fait que l’investissement n’est pas déterminé par le profit seul, mais également par le niveau de demande auquel font face les entreprises, niveau de demande dans lequel la consommation tient la plus grande part.

S’il existait quelque part dans le bureau d’un ministre de l’économie éclairé un manomètre lui permettant de régler au petit poil la répartition du revenu, il lui faudrait trouver, pour maximiser la croissance, la balance entre, d’une part, trop de salaire qui fait perdre, par le profit, sur l’investissement, et par la compétitivité sur les exports et, d’autre part, pas assez de salaire qui fait perdre sur la consommation, donc aussi sur l’investissement puisque les entreprises réagissent essentiellement à la demande, présente et anticipée. Evidemment plusieurs effets au lieu d’un seul, qui plus est contradictoires, c’est moins simple que le théorème de Schmidt ânonné pendant des années par des éditorialistes sortis de Sciences-Po. Il est vrai qu’il est tellement plus simple d’être borné quand on a intérêt à être borné, et que les demeurés du théorème de Schmidt ont joui d’un incontestable avantage sur les autres pour défendre en toute tranquillité d’esprit la régression salariale. Malheureusement la divergence du profit et de l’investissement les rattrape dès le milieu des années 80, et c’est bien de cette divergence que s’inquiète Malinvaud, certes dans le registre extrêmement feutré de « l’exploration théorique ». Dès 1986, il est clair que la remontée de la part des profits est entrée dans la zone des rendements décroissants, puisque la remontée de l’investissement est infiniment plus poussive que celle de la part des profits, signe que les pertes du côté de la consommation et de la demande intérieure commencent à peser. En témoigne le fait que le taux d’autofinancement des entreprises repasse la barre des 100 % en 1986… Ce qui signifie, en clair, que les entreprises ont plus de profit qu’elles n’ont de projets d’investissement – la belle affaire…

Et nous ne sommes qu’en 1986 ! Tout ce que le capital va rafler à partir de là, il va le prendre de la plus improductive des manières. L’investissement répondant toujours aussi majoritairement à la demande finale, ses variations sont pour une large part indépendantes d’une part de profit qui, elle, croît continûment. Mais qui n’est pas perdue pour tout le monde. La transformation des structures financières fait émerger un pouvoir actionnarial qui a décidé de soutirer le maximum à l’entreprise. Dans ces conditions, investissement ou pas, il est vital que la part des profits continue à monter – et comme au surplus l’aide des ânes schmidtiens est toute acquise, il faudrait être bête pour ne pas extorquer.

La preuve par les subprimes

Rien n’obligeait pourtant à valider un raisonnement disqualifié d’emblée par son indigence même et – surtout – si rapidement démenti par les faits. Il s’en prend, décidément, des tournants en 1985-1986… C’est bien là par conséquent qu’il faudrait situer le commencement de l’excès de la profitation – quand un mot nouveau parfaitement adéquat apparaît, pourquoi se priver de l’utiliser ? A cet instant charnière, l’inquiétude exprimée à bas bruit par Malinvaud, son rappel des effets multiples du niveau de la répartition salaires-profits et de la façon dont son déplacement trop grand peut détériorer la résultante entre ces effets antagonistes, correspondent à la résorption quasi-complète de l’écart de la part salariale sur la période 1970-1982. Que la déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur des profits soit devenue aberrante et que la résultante entre effets de coûts et effets de demande tombe dans un profond déséquilibre, c’est, pour ainsi dire, « le capitalisme déréglementé » lui-même qui l’atteste, quoique à son corps défendant. Car le capital voit très bien que la constriction de la part salariale finit par lui ôter ses propres débouchés – dans des économies comme la France ou les Etats-Unis, où la consommation fait 70 % de la demande finale, on ne fait pas l’impasse sur la demande intérieure, et on ne s’imagine pas que les trous seront comblés par les exportations. N’est-ce pas cette réalité même que tente d’accommoder, mais à structures constantes, l’invraisemblable échappée dans l’endettement des ménages : « ils n’ont plus un sou – nous savons bien pourquoi… – ; or il faut bien que nous leur vendions notre marchandise ; qu’ils aillent au crédit, puisque nous ne leur donnerons rien d’autre, et qu’ils achètent autant qu’ils peuvent ». Cette solution n’était qu’une rustine, la crise financière en a sonné le glas. Et ce faisant révélé à quel point, cédant à ses propres exigences de profit sans limite, le capital a fini par se nuire à lui-même…

Où remettre le curseur ?

Il ne faut cependant pas cacher la rusticité de la référence au moment 1985-1986, choisie à l’estime, là où, idéalement, il faudrait disposer d’un modèle permettant de cerner aussi finement que possible le partage optimal de la valeur ajoutée – optimalité d’ailleurs susceptible d’être définie de plusieurs manières : on pourrait d’abord en retenir pour définition « le niveau de partage qui maximise le PIB » ; mais l’on pourrait également en choisir pour critère « le niveau de partage qui maximise la masse salariale ». Il est bien évident que ces deux optima ne coïncident pas. Car il est possible que le second optimum, l’« optimum salarial » soit atteint pour un PIB plus faible… mais dont les salariés auront une part plus grande – et à condition que cette part plus grande d’un tout plus petit conduise bien au final à avoir une masse accrue (11).

Disons-le donc tout net : à défaut de ce modèle, c’est une estimation à la truelle qui est livrée ici. Si, toutefois, ces réserves faites, on accepte d’en jouer le jeu, la référence 1985-1986, choisie comme le moment où l’ajustement salarial est fait et où la part des profits commence à sérieusement déraper, donne une part salariale à 72 % environ – le « environ » procédant lui-même d’une vague moyenne justifiée par le fait déjà mentionné que l’ajustement est particulièrement violent pendant ces deux années de bascule (12). Rapporté aux 69 % actuels de la part salariale, ça fait trois points de PIB à récupérer par le salariat.

Grosse déception ? On veut bien l’imaginer : 3 points c’est moins que « 10 »... Mais 10 points, c’était la différence entre le point le plus haut – trop haut – et le point le plus bas – où l’on n’est plus (1989)… selon l’INSEE. Trois points de PIB, en 2007, ce sont tout de même 53 milliards d’euros, qui ne sont pas rien. En réalité ces trois points sont un minimum. Pour s’en faire une idée, il suffit de constater que la part des dividendes dans le PIB est passée de 3,2 % en 1982 à 8,5 % en 2007 : 5,3 points au bas mot, virés aux actionnaires et récupérables par le salariat. « Relaps ! » s’écrieront immédiatement certains journalistes de Libération (13), car c’est persévérer dans l’erreur que de reprendre à nouveau 1982 pour référence, l’année du capital injustement spolié. A ceci près qu’on ne voit aucune objection sérieuse à faire revenir la rémunération des actionnaires à ses 3,2 points de 1982, sauf à pouvoir exhiber un argument qui tienne la route et justifie à peu près l’utilité de ces dividendes. Or, d’arguments de cette sorte, il n’y en a point. Bien sûr deux décennies de pouvoir actionnarial ont mis dans toutes les têtes molles une chansonnette à base de « rémunération du risque » et de « fourniture des indispensables capitaux propres ». Mais la première strophe a servi à justifier tout et n’importe quoi, en particulier, au nom de « la prime de risque », des rendements des capitaux propres exorbitants ; quant à la seconde elle est carrément fausse puisqu’il est maintenant avéré que le capital actionnarial est en bonne voie de pomper plus de liquidité aux entreprises cotées qu’il ne leur en apporte (14)

Il y a surtout que, contrairement au refrain entonné par tous les amis des temps présents, la plongée des entreprises dans l’univers boursier ne stimule en rien leur capacité d’investissement, ce serait même l’exact contraire. Car aux niveaux de rentabilité exigés par les investisseurs, il n’y a plus beaucoup de projets qui passent la barre... Qu’à cela ne tienne : dans un mouvement d’une parfaite cohérence, le capital actionnarial fixe des objectifs hors de portée, constate qu’ils ne sont pas atteints, et en tire le motif d’exiger des entreprises qu’elles leur restituent le « cash oisif », c’est-à-dire les surplus financiers inemployés… faute de projets suffisamment rentables en suffisamment grand nombre ! Comme l’ont noté quelques observateurs, pourtant peu suspects d’inclinations révolutionnaires, le pouvoir actionnarial a réussi cette performance de donner naissance, à l’exact opposé de ses prétentions idéologiques, à un « capitalisme sans projet » (15) … Formidable constat : dans l’augmentation de la part des profits, l’essentiel est allé à engraisser une nuisance économique et sociale. On se demande comment il est possible d’hésiter avant de mettre un terme à cette aberration. Voilà non plus 3 mais 5,3 points à récupérer – on peut aussi envisager d’arrondir.

Derrière la répartition, les structures

On pourrait aussi discuter chiffres à nouveau. Le point le plus bas est-il vraiment en 1989, ou bien la part salariale a-t-elle recommencé à baisser depuis ? Pour avoir le fin mot de cette histoire il faudrait entrer dans un débat statistique passablement plus sophistiqué que ce qui a été proposé ici – et qui prend telles quelles les indications de l’INSEE, dont les constructions ne sont pas non plus incontestables (preuve en est que les calculs de l’OCDE, pas non plus connue pour être à la botte des syndicats anarcho-révolutionnaires, livrent des résultats significativement différents). A la vérité, la focalisation exclusivement numérique du conflit finit par être la plus mauvaise façon de poser le problème. C’est que traiter isolément du débat sur la part de valeur ajoutée à rendre aux salariés est une entreprise à la limite du non-sens. Car ce sont des contraintes structurelles qui déterminent pour l’essentiel la viabilité économique de tel ou tel niveau de répartition. De ce point de vue, l’immense habileté du néolibéralisme a précisément consisté en l’installation d’une configuration structurelle qui fait objectivement obstacle à un rebasculement massif de la part salariale. Les 71 % de la part salariale de 1970 n’avaient en effet pas sur le dos la contrainte actionnariale ni celle de la concurrence européenne et mondiale. C’est pourquoi retransplanter à l’identique un certain niveau de répartition dans un monde qui a changé du tout au tout est un exercice des plus hasardeux.

Finance et concurrence : la symbiose anti-salariale

Oui, dans les structures financières et concurrentielles qui sont les nôtres, il est exact que les entreprises sous pressurisation actionnariale ne laisseront pas le profit régresser – il n’est que de voir l’incroyable obstination des grandes entreprises cotées à maintenir les dividendes (ou à les couper aussi peu que possible) au moment où elles entrent dans une récession historique –, oui, il est exact qu’elles useront de tous les moyens, c’est-à-dire de toutes les latitudes stratégiques que leur offre la présente configuration des structures, pour maintenir les coûts salariaux aussi bas que possible : plans sociaux, délocalisations, mise en concurrence forcenée des fournisseurs, flexibilisation organisationnelle à outrance, formes variées de chantage à l’emploi, etc. Elles le feront car, à leur tête, des patrons sous surveillance actionnariale constante jouent leur carrière, et jouent aussi leur fortune puisque, par stock-options et bonus interposés, leurs intérêts ont été alignés sur les objectifs de la rentabilité financière. Elles le feront également car les autres autour d’elles l’auront déjà fait et, les unes et les autres s’influençant mutuellement, toutes ensemble sont irrésistiblement poussées vers le pire (social) par des forces inscrites dans les structures mêmes, en l’espèce celles de la concurrence.

Il n’y aurait donc pire erreur que de traiter séparément le problème de la répartition sans voir tout ce qui fait objectivement obstacle à la manœuvre qui voudrait ramener brutalement le curseur vers des valeurs moins outrageusement favorables aux profits. Il est vrai qu’il faut un certain sang-froid, peut-être même une résistance à l’envie de la paire de claques, au spectacle de tous ceux qui se précipitent pour faire ce genre de rappel « aux contraintes » en se félicitant in petto, mais si visiblement, de leur existence, ou pire encore, à la façon des socialistes de gouvernement, en se fendant d’une pantomime de déploration, tout en n’ayant aucune intention d’y rien changer. Or c’est bien là que le « problème de la répartition » devrait migrer pour retrouver sa complète pertinence : au niveau des structures. A la vérité « la répartition » et « les structures », c’est tout un. Car ce sont bien les structures, celles, rappelons-le, de la concurrence et de la finance actionnariale (16), qui déterminent le partage de la valeur ajoutée, et par conséquent feraient obstacle à son rebasculement, celui-ci fût-il à la portée d’un réglage immédiat. Changer ces structures n’est donc pas seulement lever les contraintes qui s’opposent pour l’heure à la restitution de X points de PIB aux salaires, c’est installer les forces qui d’elles-mêmes pourraient opérer cette restitution.

« Paroles, paroles… » – le parti de Dalida

On mesure l’inconséquence du Parti socialiste qui, après deux décennies de mûre réflexion tout de même, s’avise en mots compatissants du déséquilibre dont la part des salaires a été frappée, mais ne peut, et en fait ne veut, toujours rien dire des conditions structurelles de possibilité de ses propres vœux pieux. Il est vrai, le voudrait-il vraiment, qu’il lui faudrait consentir à renverser toutes ces choses qu’il a lui-même tant contribué à installer. A commencer par le level playing field européen, et ses prolongements mondiaux, par OMC interposée – Lamy n’est-il pas une sorte de « meilleur d’entre nous », homologue à « gauche » du célèbre Juppé ? – qui ont pour heureux effet de mettre en quasi plain-pied concurrentiel des économies à haut niveau de protection sociale – auxquelles viennent s’ajouter quelques préoccupations environnementales – avec des compétitrices qui n’ont aucune de ces charges … et de forcer les premières à s’aligner vers les secondes. Mais il lui faudrait aussi défaire, ou plutôt refaire, les structures de la finance actionnariale, par exemple en promouvant un dispositif comme le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) fixant au capital actionnarial une rémunération maximale autorisée, écrêtée par prélèvement fiscal intégral. Evidemment il y a là de quoi rendre presque fou d’épouvante un socialiste de gouvernement, à qui on ne parviendra probablement pas à faire entendre que limiter autoritairement la rémunération actionnariale c’est supprimer du même coup toutes les incitations qui pèsent sur les entreprises – et qui sont aimablement passées aux salariés par les dirigeants – à dégager toujours plus de rentabilité des capitaux propres, indéfiniment et avec les moyens qu’on sait.

Le paradoxe de la part salariale

Parler ainsi de ce que le pouvoir actionnarial a de plus toxique, en fait de lui tout court, c’est se mettre du même coup sur la voie de l’un des « mystères » présents du partage de la valeur ajoutée, et même de ce qu’on pourrait nommer « le paradoxe de la part salariale ». Car le fait est que celle-ci est, en France au moins, quasi stationnaire depuis la fin du grand pendule, c’est-à-dire depuis le début des années 90. C’est bel et bien un paradoxe car on aurait pu spontanément penser que l’entrée dans un régime de mondialisation franche, précisément structurée autour des deux grandes contraintes précédentes – la finance actionnariale et la concurrence – aurait été l’opérateur véritable de l’ajustement salarial, ou au moins qu’il aurait contribué à sa poursuite intense dès le milieu des années 90. Or il n’en est rien – qu’on en tienne pour l’hypothèse de la stationnarité simple ou pour celle de la décrue continuée, mais à un rythme si bas. C’est en général à ce moment qu’on entend le souffle assourdissant du soupir de soulagement : ouf, « la mondialisation n’est pas coupable » ! Il faut reconnaître qu’il est étrange que la part salariale enregistre ses plus faibles mouvements au moment où l’on ne cesse de parler, et à raison, des invraisemblables pressions exercées par le capital actionnarial au dégagement des profits et de la rentabilité financière.

Les paradoxes sont souvent apparents et celui-ci est bien du genre. Par construction en effet, les pressions du capital actionnarial s’exercent sur les entreprises cotées – pour l’essentiel celle du CAC 40 ou du SBF 120 –, et sur celles-là seulement. Est-ce à dire que l’influence du capital actionnarial s’arrête sitôt passé le périmètre des grands indices boursiers ? En aucun cas. Il n’est pas même besoin pour le voir d’en appeler au mouvement relativement récent de la private equity qui réussit à pousser à son comble la logique actionnariale hors de la Bourse. Des entreprises, moyennes ou petites, ni cotées, ni sous LBO, échappant donc à l’emprise directe du capital actionnarial, n’en sont pas moins dans son orbite néfaste, et ceci par le jeu des relations clients-fournisseurs qui transmettent l’impératif catégorique de la rentabilité financière tout au long des chaînes de sous-traitance et sans aucune perte en ligne ou presque. Pour n’être pas aussi directement soumis que leurs donneurs d’ordre à l’impératif de rentabilité des capitaux propres, les sous-traitants non cotés n’en sont pas moins sommés d’apporter leur contribution aux objectifs actionnariaux de leurs commanditaires. Aussi sont-ils harcelés pour extraire toujours davantage de valeur, sans la moindre chance de la conserver pour eux, mais avec l’obligation de la passer à leur donneur d’ordre, qui, lui-même fournisseur d’un client plus haut que lui, la fera passer à son tour en y ajoutant ses propres gains de productivité, et ainsi de suite jusqu’au sommet de la chaîne de sous-traitance, là où s’établit le contact direct avec le pouvoir actionnarial, à qui la somme agrégée des contributions ainsi « remontées » est finalement remise.

Comme le montre éloquemment le film de Gilles Perret, Ma mondialisation, les constructeurs automobiles travaillent férocement leurs équipementiers, qui eux-mêmes harcèlent sans relâche leurs propres fournisseurs, etc., tous étant sous l’injonction catégorique de gains de productivité, donc de réductions de coût, à seule fin de remonter-consolider le profit en haut de la pyramide. Dans une symbiose de structures quasi-parfaites, c’est la contrainte de concurrence qui s’offre à plier irrésistiblement tous ceux qui, à un niveau ou à un autre de la chaîne, se trouvent en position de fournisseurs, donc de devoir répondre à l’injonction d’extraction de valeur venue de plus haut, et sont en lutte immédiate avec d’autres compétiteurs qui s’efforcent « d’extraire » davantage. L’effet propre de la concurrence, au degré qu’elle a atteint sous les vivats de la construction européenne, est donc de placer les agents en position de se battre pour leur survie, et en l’occurrence d’accepter de se désosser s’il le faut pour servir au commanditaire le pourcentage de réduction de coûts exigé année après année.

Parce qu’elle maximise l’insécurité de tous les agents économiques et les pousse à leurs dernières extrémités, la contrainte de concurrence a joué comme un formidable amplificateur de la contrainte actionnariale, dont elle a fait prévaloir les exigences bien en dehors du petit périmètre des entreprises cotées et, par chaînes de sous-traitance interposées, jusque dans la quasi-totalité du système productif. La grande différence, cependant, tient au fait que si le pouvoir actionnarial qui domine le haut de la pyramide industrielle exige des entreprises auxquelles il a directement affaire – celles-là mêmes qui versent les dividendes – des profits sans cesse croissants, il se moque en revanche comme d’une guigne du niveau de profit réalisé dans les étages intermédiaires : la seule chose qui compte à leur propos est l’intensité des gains de productivité destinés à être entièrement captés par l’étage supérieur, puis passé l’étage supérieur de l’étage supérieur, qui y ajoutera son propre écot, et ainsi de suite jusqu’au sommet où s’opère la totalisation de tous ces gains de productivité aspirés de toutes les couches du système productif, et alors seulement convertis en profit pour le grand actionnariat institutionnel. C’est la raison pour laquelle toutes les unités productives des strates inférieures se trouvent entièrement requises par ce qu’on pourrait appeler, au sens le plus médiéval du terme, la « corvée actionnariale », « entièrement » signifiant ici que non seulement le salariat de ces strates est essoré, mais également que le petit capital lui aussi est mis à contribution. Il ne saurait être question que ce dernier en conserve trop pour lui et s’approprie ses propres gains de productivité – rectifions : les gains de productivité réalisés sous sa houlette par son salariat. Ces gains doivent être passés aux étages supérieurs en des proportions qui témoignent de l’extraordinaire déséquilibre des rapports de force clients-fournisseurs du fait de l’intensification de la concurrence. Il faut dire les choses comme elles sont et savoir reconnaître que le petit capital est loin de rouler carrosse – le petit capitaliste, c’est une autre affaire, qui fait parfois fortune à la revente de son entreprise, notamment lorsque tournent aux alentours des fonds de private equity. Ces entreprises intermédiaires vivent donc ce parfait paradoxe de tout connaître des rigueurs de la contrainte actionnariale… sans jamais y être confrontées directement.

Il résulte de cette analyse hiérarchique que, les marges de ces entreprises étant mises à contribution pour tirer les meilleurs prix, les profits n’y ont rien de faramineux, et que la répartition de la valeur n’y a pas subi de formidables distorsions. Pour le dire vite, à ces niveaux de la pyramide industrielle, tout le monde souffre : le travail et le capital. Mettons un instant de côté les objections bien fondées que le capital souffre mais pas forcément le capitaliste, que ceci n’est rien de toute façon en comparaison de ce qu’endure le travail, pour aller directement au point important de la présente analyse : la frange supérieure du grand capital mise à part, l’épaisseur du tissu productif n’a pas vu sa répartition profondément altérée depuis la fin des années 80. Or c’est cette « épaisseur » qui, dans la statistique d’ensemble, l’emporte de son poids écrasant et « fait » le résultat final. On comprend mieux pourquoi le résultat en question ne rend, tel quel, aucune justice à l’état véritable des choses, et masque en particulier l’approfondissement de la régression salariale, alors qu’en surface le partage semble stable ou presque. Or cette anamorphose tient au seul fait que, dans les étages inférieurs, le petit capital trinque avec le salariat et que, les deux faisant de concert mouvement vers le bas (ou beaucoup moins vite vers le haut), leur rapport demeure quant lui à peu près conservé.

Evidemment, voir les choses sous cet angle demande de se déprendre du mouvement de satisfaction qui, pareil à celui du canasson trop content de retrouver le chemin de l’écurie, s’empare de tous ceux qui, passablement chahutés par la crise, trouvent là le moyen d’en revenir avec soulagement à leurs fondamentaux un instant perturbés : « allez, ce monde dans lequel nous vivons, il n’est pas ce qu’on en dit ; à entendre la bronca, nous avons failli avoir peur : les gueux deviennent agressifs, voilà qu’ils réclament ; vérification scientifique effectuée, ils n’en ont aucun motif, il va suffire de leur expliquer ». C’est ainsi depuis deux décennies, et ils ont tellement envie que ça dure encore un peu… Sur la base de la lecture la plus superficielle et la plus rassurante, Grégoire Biseau, dans Libération (17), s’inquiète de ce que « Hamon et Besancenot s’indignent un peu vite » à propos du « partage salaire-profit ». Mais de Libération, depuis les cris de joie de « Vive la crise » jusqu’aux fulminations du TCE, il y a beau temps qu’on n’attend plus rien et qu’on n’est plus surpris de rien. Disons que Grégoire Biseau, lui, s’indigne un peu lentement et qu’avec ceux qui s’indignent un peu plus vite, ça fera une moyenne. La rubrique où son article est publié, cependant, revendique de s’intituler « Désintoxication ». Il est vrai que depuis tant d’années, l’obscène orgie salariale a bien mérité le dépuratif – ces gens-là se goinfrent jusqu’à des dizaines d’euros. L’idéologie de la jouissance salariale a fait tant de mal, il est bien temps de passer le bicarbonate. « Désintoxication », « salaire-profit », « indignés un peu vite »… On l’entendrait dans la bouche de Laurence Parisot, on n’y croirait même pas.

Frédéric Lordon

(1Jean Peyrelevade, I-télé, « Le 12-14 », 19 février 2009

(2Jean Peyrelevade, Sarkozy : l’erreur historique, Plon 2008

(3Entre autres : comment traiter le « revenu mixte », c’est-à-dire les entreprises individuelles dans lesquelles il y a confusion du revenu de l’entreprise et du revenu de l’entrepreneur ? Comment corriger la statistique des effets du taux de salarisation ? etc.

(4Voir par exemple Xavier Timbeau, « Le partage de la valeur ajoutée en France », Revue de l’OFCE, n° 80, janvier 2002 ; Michel Husson, Un pur capitalisme, éditions Page deux, 2008.

(5Gare au contresens : la « régulation » qui donne son nom à ce courant, hétérodoxe et fort minoritaire, de la théorie économique, n’a strictement rien à voir avec le sens qu’on donne ordinairement au mot et en particulier pas avec cette « régulation » dont bon nombre imagine qu’elle suffira à ramener la finance de marché à la raison.

(6Voir par exemple Robert Boyer et Jacques Mistral, Accumulation, inflation, crises, PUF, 1978.

(7Edmond Malinvaud, « Jusqu’où la rigueur salariale devrait-elle aller ? Une exploration théorique de la question », Revue Economique, n°2, mars 1986.

(8Ratio de l’investissement productif total (dans le langage de la Comptabilité nationale : la Formation brute de capital fixe – FBCF) sur le PIB.

(9Le taux d’investissement qui est d’environ 21 % en 1970, chute à 14 % à son point le plus bas qui est, lui, en 1984, pour ne remonter qu’à peine à 15 % en 1986, alors que la part des profits a refait tout son retard. Lorsque cette part des profits connaît son plus haut niveau de 1989 à 33 %, le taux d’investissement ne dépasse pas les 18 %, soit trois points (de PIB) de moins qu’en 1970.

(10L’exercice théorique conduit par Malinvaud dans son papier de 1986 est réalisé dans un cadre d’économie fermée.

(11Ce qui suppose d’avoir une part plus « plus grande » que le tout n’est plus petit – et même « plus “plus grande” » dans un rapport suffisant.

(12La part salariale passe de 72,8 % en 1985 à 69,3 % en 1986.

(13Grégoire Biseau, « Partage salaire-profit : Hamon et Besancenot s’indignent un peu vite », Libération, 18 février 2009.

(14Aux Etats-Unis, paradis du capitalisme actionnarial achevé, il y a beau temps que la contribution nette des marchés d’actions au financement de l’économie est devenue négative – et pas qu’un peu. Voir à ce propos le graphique 1.7.d, p. 23 du rapport CAE, La crise des subprimes, n° 78, La Documentation Française.

(15Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Le capitalisme est en train de s’autodétruire, La Découverte, 2005.

(16Il faudrait y ajouter aussi celles du marché du travail.

(17Art. cit., 18 février 2009.

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