En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

EDF-Veolia : plus belle la vie avec Henri Proglio !

Le feuilleton outrancièrement médiatisé de la nomination par le gouvernement français de M. Henri Proglio, actuel PDG de Veolia, fleuron du CAC 40 et premier groupe mondial des services à l’environnement, à la tête d’EDF, symbole du service public à la française, illustre jusqu’à la caricature la faillite de l’appareil médiatique. Ayant définitivement mué en instrument de propagande, il occulte les véritables enjeux d’un coup de force sans précédent dans l’histoire singulière du « capitalisme à la française », dont cette opération signe la mutation radicale. Au confluent de la « verticale du pouvoir » poutinienne et de la berlusconisation accélérée du débat public, l’avènement du lointain descendant hexagonal des « robber barons » (*), à la tête d’un empire qui va regrouper 500 000 salariés, évoque aussi l’un de ces « crépuscules de la raison qui engendrent des monstres. »

par Marc Laimé, 6 octobre 2009

Conformément au scénario rigoureusement élaboré par une armada de spin doctors et conseillers en communication mobilisés pour l’occasion, la séquence a débuté dans le courant de l’été 2009 par des « fuites » évoquant la possible nomination de M. Proglio à la tête de l’une des plus emblématique entreprise française, véritable symbole d’un modèle de société dont les fondements remontent au programme élaboré à la fin de la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance.

Ironie de l’histoire, EDF a vu le jour au sortir de la seconde guerre mondiale en reprenant les actifs de la Lyonnaise de l’éclairage et de l’électricité, ancêtre de Suez-Lyonnaise des eaux, second leader mondial des services à l’environnement, désormais en guerre ouverte avec Veolia, en France et à l’étranger…

La quasi-totalité des médias français a consacré d’innombrables dépêches, articles, dossiers, reportages, « révélations », à un feuilleton dont le contenu signe un abaissement sans précédent de ce qui a très longtemps fait figure de « fondamentaux » du journalisme : enquêter, recouper, mettre en perspective une bien « ténébreuse affaire ».

« Recomposition brutale, racolage à tous les rayons », s’indigne Serge Halimi dans Le Monde Diplomatique d’octobre 2009, en présentant un état des lieux sans concession de la décomposition accélérée d’un système médiatique au fonctionnement de plus en plus délétère…

Notre im(P)roglio en donne un exemple achevé.

Très vite deux lignes de force se font jour. D’une part, une docte « analyse » de bilans boursiers, de stratégies de développement… Ici la presse économique, comme les medias généralistes, ont témoigné à nouveau de leur alignement sur la doxa de l’époque : cash-flow, endettement, conquête de marchés, compétition internationale, rôle décisif des « champions nationaux » dans l’avènement d’une nouvelle « croissance verte », qui sauvera l’humanité de la géhenne après l’hyper-catastrophe des « subprimes »…

Saint-Sulpice

Puis, très vite, conjointement, c’est autour de la figure de M. Proglio que s’est développé une exercice d’hagiographie qui inclinerait à l’hilarité, s’il ne constituait l’épine dorsale d’une stratégie dont les retombées à moyen et à long terme font frémir.

Par le biais d’innombrables portraits et enluminures, la figure quasiment christique de M. Proglio va dès lors rapidement supplanter toute analyse.

Un saint homme, d’extraction modeste, qui toute sa vie se sera levé tôt, pour beaucoup travailler, et gagner peu au demeurant. Un homme discret, fuyant les mondanités, hormis une apparition fugace à la très fameuse « soirée du Fouquet’s », consécutive à l’élection de M. Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007. Un homme « fidèle », même à M. Jacques Chirac, ce qui en 2009, colporte la rumeur, ferait quasiment de lui un hérétique.

Mais surtout un homme fidèle à « son » entreprise, dont, après y être entré par la petite porte il y a presque quarante ans, il aura gravi tous les échelons, jusqu’à en devenir le « sauveur » quand Vivendi, sous la houlette du « flamboyant » Jean-Marie Messier, a été à deux doigts, au début des années 2000, d’engloutir dans sa chute la vénérable Générale des eaux, créé par décret napoléonien en 1853.

Ici la chronique s’attendrit, s’adorne de « petits faits » propres à émouvoir le cœur le plus endurci. Et ne manque pas de souligner la « fibre sociale » de M. Proglio, qui lui vaudrait la reconnaissance émue de la Confédération générale du travail (CGT), le premier syndicat français, aussi solidement implanté à Veolia qu’à EDF…

L’épisode est crucial, car, outre les qualités managériales de notre capitaine d’industrie, véritable « héros de notre temps », c’est in fine cet adoubement supposé par une « centrale ouvrière » qui légitime pleinement l’élection de M. Proglio, par M. Nicolas Sarkozy. M. Proglio dont les talents, l’entregent, la vision qui l’habite, mais surtout la très rare humanité, les capacités d’écoute, la maîtrise du dialogue social, en font sans conteste « le seul » candidat crédible à la présidence d’EDF.

Une entreprise, aujourd’hui encore publique, mais dont la « paix sociale » a hélas été troublée par des manifestations répétées de ses personnels, ce qui atteste à l’évidence que son actuel PDG, M. Gadonneix, passablement âgé au demeurant — et qui a, de surcroît, commis la folle imprudence de déclarer que les tarifs d’EDF devraient augmenter de 20 % pour supporter l’endettement considérable contracté en quelques années pour financer son « développement à l’international » —, ne fait décidément plus l’affaire en cette période sombre, où l’avenir de la maison France repose tout entier sur la vigueur de nos, rares, « champions nationaux. »

Ici l’imposture alimente d’interminables incidentes. D’éminents spécialistes du secteur rappellent dès lors que M. Proglio avait déjà repoussé en 2004 l’offre qui lui était faite de présider l’électricien national, « par amitié pour son président d’alors. »

La chanson de geste devient épique. Les mérites de notre capitaine d’industrie sont tels qu’ils sont de nature à lui permettre d’accomplir une mission impossible : présider un géant mondial de l’électricité et du nucléaire, lui aussi doté d’un endettement colossal, qui avoisinerait les 40 milliards d’euros, tout en conservant un rôle « non exécutif », au sein de Veolia, « sa maison », et d’engager ce faisant des rapprochements, des « synergies », d’élaborer une nouvelle configuration capitalistique, qui fera à terme d’EDF le premier actionnaire de Veolia.

Tout est en place pour l’ouverture du dernier acte de la farce. Une semaine durant les gazettes de s’interroger gravement : conflit d’intérêts, problème de gouvernance, rôle de l’Etat, voire, horresco referens, « nationalisation rampante »…

M. Nicolas Sarkozy n’outrepasse-t-il pas ses prérogatives en nommant nombre de dirigeants de grandes entreprises, semble s’interroger le magazine Challenges le 30 septembre 2009.

Mais la figure de notre héroïque baladin de la guerre économique mondiale résiste à la tempête. Ne peut-on comprendre son attachement à sa maison ? Au demeurant, sa rémunération à la tête d’EDF sera inférieure à celle que lui valait la présidence de Veolia. Argument imparable !

Sans compter qu’une escapade inattendue à la fête de l’Humanité témoigne à point nommé de sa « fibre sociale », lors même qu’à quelques heures d’intervalle Messieurs Eric Woerth, ministre du Budget, et Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, s’y font copieusement huer.

(L’un des trois grands hebdomadaires français nous appellera pour vérifier la scène de la voiture électrique de Suez à la Fête de l’Huma, d’une importance il est vrai majeure, que nous avons relatée dès la mi-septembre... O tempôra, o mores).

Dès lors, après un ultime arbitrage élyséen, après aussi que l’on ait appris que M. Proglio avait brutalement mis fin au début de l’été 2009, aux missions de conseil juridique que Veolia avait confié à M. Galouzeau de Villepin, ancien premier ministre, la nomination de M. Proglio à la tête d’EDF est donc acquise.

Ultime marqueur sémantique, un hebdomadaire économique publie en « Une » la photo plein cadre de M. Proglio. En sous-titre « Les franc-maçons », appartenance dont une dizaine de gazettes relateront que M. Proglio la dénie avec désinvolture…

Véritable apothéose dans la crétinerie moutonnière, sous forme de respectueuse soumission au « côté obscur de la force »…

A peine dramatisera-t-on à nouveau une séance du conseil d’administration de Veolia, convoqué… un dimanche soir (!), au cours duquel M. Proglio fera avaliser son projet de refonte de la « gouvernance » de l’entreprise, afin d’en devenir le président du conseil de surveillance, et faire accéder à la présidence de son futur directoire l’un de ses plus fidèles lieutenants, M. Antoine Frérot, qui dirige depuis plusieurs années les activités « Eau » de la multinationale.

De nouvelles « fuites » évoquent les états d’âme présumés du gotha du CAC 40 qui siège au dit conseil d’administration. « Tout cela est-il bien convenable ? ». La nouvelle « gouvernance » sera-t-elle conforme aux canons de l’époque ? La « place de Paris » frémit. Le Journal du Dimanche, propriété de M. Arnaud Lagardère, qui s’autoproclame le « frère » du président de la République, publie une émouvante photo de M. Proglio, le téléphone portable à l’oreille, concentré sur une conversation à l’évidence cruciale, sur fond de charmants bosquets du 16ème arrondissement.

Au terme d’une campagne éclair d’un mois, la messe est dite. Le flot d’arguments, de gloses, la savante mise en scène d’un suspense haletant auront épuisé l’hubris de la gent médiatique.

Enamourés, hagards, analystes et « columnists » se rendent et communient en chœur : « Plus belle la vie avec Henri Proglio ! »

Voire.

En dépit d’une « couverture intensive » , quelques menues considérations n’ont semblent-ils pas mérité d’être portées à la connaissance de l’opinion publique, qui auraient pourtant contribué à éclairer le débat, national, sur la question de la nomination de M. Henri Proglio à la direction d’EDF.

Dettes

Ainsi, aucun fin limier n’a-t-il jugé bon de s’appesantir sur le véritable miracle survenu au début des années 2000, miracle qui a assuré la survie de Vivendi, Veolia, et la fortune de leurs dirigeants. Au détriment des 26 millions d’usagers français à qui Veolia distribue de l’eau.

M. Jean-Marie Messier, autre « héros de notre temps », on s’en souvient, rêvait de conquérir la planète, multiplia pour ce faire d’onéreuses acquisitions aux quatre coins du monde, surtout à Hollywood, endetta fort imprudemment Vivendi, dont il dût, la mort dans l’âme, abandonner précipitamment la présidence, après avoir creusé un gouffre avoisinant les 20 milliards d’euros.

Non sans avoir spolié au passage collectivités et usagers, clients de Veolia, de près de 5 milliards d’euros de « provisions pour renouvellement », en principe affectés au renouvellement des réseaux d’eau, somme astronomique qui apparaît avoir été dilapidée pour racheter des actions de Vivendi, et tenter désespérément ce faisant d’éviter un krach dont les conséquences auraient été terribles.

La plus élémentaire objectivité nous contraint toutefois à préciser qu’un rapport rédigé par M. Guy Carcassonne, éminent constitutionnaliste réputé socialiste, rapport commandé au dit M. Carcassonne par Veolia, pour un montant qui nous est inconnu, mais qui devrait assurer la subsistance des habitants d’une ville africaine durant une bonne dizaine d’années, a fait litière de ces imputations hasardeuses, qui n’ont au demeurant, en dépit de tentatives réitérées de quelques députés, jamais pu engager à la constitution d’une Commission d’enquête parlementaire, qui aurait peut-être permis d’éclairer cette ténébreuse affaire.

Ledit krach a donc fort heureusement été évité de justesse, consécutivement au départ de M. Jean-Marie Messier.

La dette considérable qu’avait contracté Vivendi a dès lors été « logée », miracle de l’ingénierie financière, dans la filiale Vivendi Environnement, puis Veolia Environnement, présidée par M. Henri Proglio, qui traîne depuis lors ce véritable boulet. Une dette aujourd’hui évaluée à 16,8 milliards d’euros, que les analystes financiers reprochent amèrement à M. Proglio de n’avoir su, ou pu, réduire.

Ceci en dépit des plus exotiques acrobaties qui peuvent germer dans la cervelle d’un directeur financier, ledit directeur financier ayant d’ailleurs fini par y perdre son job. Il est vrai que l’action de Veolia aura, nonobstant, perdu 45 % de sa valeur depuis trois ans...

Du coup, hier encore moribonde, Vivendi, confiée à M. Jean-René Fourtou, délestée de son considérable endettement, a miraculeusement recouvré les faveurs de la bourse, accompli un parcours exemplaire, et fait la fortune de son président et de ses actionnaires.

Accessoirement, on apprenait par le biais d’un communiqué de presse en date du 1er octobre 2009 que Maître Frédérik-Karel Canoy, avocat français initiateur d’une procédure ouverte à l’encontre de Vivendi en France, se rendait à New York le 5 octobre 2009 pour l’ouverture du procès de la « class action Vivendi », afin d’y représenter, assisté d’un avocat américain, les actionnaires français ruinés par les foucades de M. Messier, qui représentent près de 67 % des actionnaires de Vivendi, sans compter les institutionnels français et étrangers.

Par ailleurs, par un arrêt en date du 29 septembre 2009, la Cour d’Appel de Paris a confirmé que l’information émanant de la société Vivendi était bien trompeuse et mensongère. Ce qui pourrait augurer d’un prochain renvoi en correctionnelle de M. Jean-Marie Messier. Et, de fait...

On serait dès lors fondé à s’inquiéter des perspectives de rapprochement capitalistiques entre Veolia et EDF, dont M. Proglio se dit résolu à les accélérer, à la faveur d’un échange d’actions qui verrait EDF abandonner les parts qu’elle détient dans la filiale Dalkia, spécialisée dans le chauffage, commune aux deux groupes. Et devenir ce faisant, sans que Veolia ne débourse un centime, son « actionnaire de référence », à hauteur de 14 à 15 % du capital de Veolia, avant la Caisse des dépôts et consignations, qui détient aujourd’hui 10 % du capital de Veolia.

EDF, déjà nantie d’un endettement qui pourrait frôler à terme les 50 milliards d’euros, devenant dès lors le premier actionnaire, pour l’heure public, de Veolia, elle-même lestée d’un endettement qui pourrait atteindre les 18 à 19 milliards d’euros en 2012, ce en dépit d’un plan stratégique de « cessions d’actifs », engagé vigoureusement par M. Proglio, aux quatre coins du monde.

L’inévitable remontée des taux d’intérêt, aujourd’hui « historiquement très bas », vont de fait alourdir considérablement le poids du financement de la dette de ces deux entreprises, dont les orientations stratégiques que souhaite leur impulser M. Proglio exigent de surcroît des investissements colossaux nécessaires à leur déploiement à l’étranger.

On ne doute pas que M. Proglio, qui sera auditionné par le Parlement avant sa nomination effective à la direction d’EDF au début du mois de novembre 2009, saura rassurer ses interlocuteurs.

On ne parierait pas en revanche sur un « gel », voire même une « augmentation maîtrisée », des tarifs de l’eau et de l’électricité en France à l’horizon des toutes prochaines années.

Social

Pour ce qui est de la « fibre sociale » de Veolia et de ses dirigeants, on prendra connaissance avec intérêt du jugement rendu le 24 septembre 2009 par la 17ème Chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris, qui a relaxé M. Christophe Montgermont, ex-responsable du syndicat FO de Veolia, licencié par l’entreprise en 2004, poursuivi pour diffamation après qu’une dépêche AFP ait relaté le 4 novembre 2007 « qu’un syndicaliste FO accuse Veolia « d’acheter la paix sociale ».

Une nouvelle victoire pour un homme qui se bat obstinément pour faire reconnaître le caractère abusif de son licenciement, et comptabilise des dizaines de procédures engagées à son encontre par Veolia depuis une dizaine d’années, qu’il gagne au demeurant immanquablement, sans compter plusieurs agressions physiques perpétrées par des sicaires, dont deux furent arrêtés et condamnés à de la prison ferme…

Le jugement de la 17ème Chambre du TGI de Paris

Mais Christophe Montgermont, véritable « bête noire » de Vivendi-Veolia va revoir Jean-Marie Messier… Maître Frédérik-Karel Canoy l’a fait citer devant le tribunal américain qui statue actuellement à New York sur la « class action » Vivendi évoquée ci-dessus, avec M. Jean-Luc Touly, ex-délégué syndical CGT Vivendi Générale des eaux Ile-de-France, lui aussi licencié, désormais Directeur de l’eau à la Fondation France Libertés de Mme Danièle Mitterrand, et porte-parole de l’association française de lutte contre la corruption Anticor.

A la guerre comme à la guerre

Mais tout cela ne sont que broutilles, si l’on en croit le contenu d’un sidérant rapport rendu public dans le courant de l’été 2009, avant que notre feuilleton n’enflamme les médias. Car Veolia, et donc la France, car « Veolia c’est la France », sont en guerre. En guerre contre tous, surtout les concurrents acharnés à sa perte et les puissances occultes qui les soutiennent, états, organisations internationales, ONG…

Ce rapport n’émane pas d’un nouveau Dr Folamour, mais de l’Ecole de guerre économique (EGE), étonnant institut de formation sis dans le 7ème arrondissement à Paris, dirigé par un ancien maoïste, ex-enfant perdu des années 80, institut qui jouit de la bienveillante attention du ministère de la défense, et forme les élites françaises de demain à la guerre planétaire qui ordonne désormais nos destinées.

Adoncques, pour la promotion de jeunes auditeurs de l’EGE qui a enquêté ardemment sur « l’environnement concurrentiel de Veolia », le tableau est terrible ! Car « l’analyse des rapports de force concurrentiels entre les principaux groupes de taille mondiale dans le domaine de l’eau » (PDF) ne laisse planer aucun doute. L’heure est grave et la maison France doit se mobiliser toute entière pour sauver le soldat Veolia, en butte à des menées quasi terroristes.

Seul un John Le Carré serait à même de déchiffrer les tenants et aboutissants qui ont présidé à la parution de ce sidérant rapport.

Surtout quand on prend connaissance des préconisations de nos vaillants voltigeurs qui dressent la « feuille de route » de Veolia, menacée de « perdre sa position dominante »… Voir notamment les pages 44 à 47 du rapport de l’EGE précité, qui décrivent admirablement les évolutions en cours aux niveaux français et européen..

Sur le fond, les orientations décrites dans ce rapport recoupent très largement les travaux du meilleur spécialiste français de la question, M. Dominique Lorrain, chercheur au CNRS, qui analyse depuis une dizaine d’années les enjeux de la compétition mondiale dans le domaine de l’eau

Au-delà, en France même, les deux majors françaises de l’eau sont aussi confrontées depuis une dizaine d’années à la contestation portée par des associations d’usagers, des élus, qui remettent en cause des pratiques qui défraient la chronique depuis des décennies, et défendent le retour à une gestion publique de l’eau.

Menaces

Mais l’essentiel est ailleurs. Le modèle historique du service de l’eau inventé il y a plus d’un siècle agonise. La martingale des barons de l’eau ne survivra pas aux toutes prochaines années.

Cette remise en question du modèle économique des services d’eau tient à l’évolution des missions d’intérêt général confiées aux opérateurs, comme le soulignait un avis adopté par le Conseil économique et social environnemental (CESE) le 5 mai 2009, intitulé « Les usages domestiques de l’eau ».

(…) « Dans le passé, les services d’eau ont été rémunérés par la croissance des volumes consommés parce que cette croissance des consommations d’eau correspondait à un objectif d’intérêt général : améliorer la protection sanitaire des populations desservies, allonger l’espérance de vie des habitants des grandes villes d’Europe Ces objectifs ont été largement atteints avec la révolution “hygiéniste” de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Désormais, sans bien sur renoncer aux objectifs de santé publique, une nouvelle mission de préservation de la ressource et de limitation des prélèvements est demandée aux opérateurs des services d’eau. »

Trois pistes de réflexion peuvent être imaginées pour concilier ces nouvelles missions d’intérêt général avec les modes de financement des services :

- Une première piste est liée à une délimitation plus précise du périmètre des services d’eau. Les missions et prestations extérieures au service d’eau, telles que la gestion des eaux pluviales, la restauration du milieu aquatique ou la lutte contre les inondations, devraient être à la charge du contribuable et non à celle de l’abonné. Dans cette optique, le financement des services d’eau et d’assainissement serait mixte ; majoritairement à la charge de l’abonné pour ce qui concerne le service d’eau et d’assainissement au sens strict ; à la charge du contribuable pour les autres missions extérieures au périmètre du service d’eau.

- Une deuxième piste consiste à rémunérer directement l’opérateur en fonction des performances exigées par la commune. Un tel système est susceptible de conduire à une augmentation de la part fixe des recettes de l’opérateur. La condition nécessaire à ce mode de rémunération est la définition d’indicateurs de mesure de la performance pertinents, par exemple comme l’amélioration du rendement du réseau. La concrétisation de cette piste dépendra en partie de la capacité de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), à concevoir des indicateurs de performance utilisables par les communes, d’autre part à fiabiliser la remontée des informations fournies par les exploitants des services d’eau.

- Une troisième piste est de dissocier les volumes vendus des volumes prélevés. C’est l’un des avantages de la réutilisation des eaux usées. La rémunération de l’opérateur reste proportionnelle aux volumes d’eau facturés aux consommateurs. En revanche, ces volumes d’eau facturés sont indépendants des volumes prélevés sur la ressource. En d’autres termes, la réutilisation des eaux usées est une nouvelle ressource, qui permet de concilier maintien du mode de rémunération de l’opérateur et exécution de sa nouvelle mission d’intérêt général visant à sauvegarder la ressource naturelle.

La mise en œuvre de ces différentes pistes d’évolution du modèle économique des services d’eau est conditionnée par une décision de l’autorité organisatrice du service d’eau. Il ne saurait y avoir de solution unique, mais il y aura des solutions diverses. Il n’appartient pas à ce stade au Conseil de préconiser une piste plutôt qu’une autre.

Le Conseil affirme que cette mission d’intérêt général ne peut pas être rémunérée par un accroissement des volumes consommés et facturés. Il recommande en conséquent que les collectivités locales et l’ensemble des parties prenantes initient une réflexion pour la mise en place de nouveaux modes de rémunération des services d’eau et d’assainissement, qui soient cohérents avec l’ensemble de leurs missions d’intérêt général. »

Le nouveau bio-pouvoir

Veolia et Suez ont parfaitement anticipé cette mutation radicale de leur modèle économique. Accessoirement, M. Antoine Frérot, qui va succéder à M. Henri Proglio à la direction de Veolia, a le premier théorisé cette indispensable évolution.

A l’étranger une croissance sans limite portée par les nouvelles technologies du dessalement et de la récupération des eaux usées.

En France une OPA massive sur la gestion de la ressource elle-même, bien au-delà des missions historiques des grands opérateurs privés du domaine de l’eau, pour le compte des collectivités locales.

De nouveaux « marchés », pour de nouvelles missions jusqu’ici massivement assurées, tant par les services déconcentrés de l’Etat que par les collectivités territoriales.

Or les services déconcentrés de l’Etat, héritage napoléonien, sont en passe d’être violemment pulvérisés, sous l’effet de la « Révision générale des politiques publiques » (RGPP) initiée à l’hiver 2007 par le gouvernement de M. François Fillon.

Main basse sur EDF

Et c’est bien à cette aune qu’il convient d’apprécier l’accession de M. Henri Proglio à la direction d’Electricité de France. Que n’a-t-on lu depuis un mois sous la plume des folliculaires experts en fusions, synergies et tutti-frutti ! Le mariage de l’eau et de l’électricité n’a aucun sens, le modèle allemand d’E.ON a échoué, etc, etc.

Billevesées qui occultent l’essentiel.

Les Etats-unis mobilisent de 4 à 5% de leur production globale d’électricité pour produire de l’eau potable. Pourcentage que l’on retrouve peu ou prou dans l’ensemble des pays développés.

EDF est le premier gestionnaire des masses d’eau de surface en France. Cinquante-huit centrales nucléaires et plus de 400 barrages mobilisent près de 75 % des eaux superficielles qui sont affectées à la production énergétique.

Suez l’a compris de longue date, et a procédé à d’importantes acquisitions en ce domaine au cours de la dernière décennie, notamment les actifs de la Compagnie nationale du Rhône...

Or, réchauffement climatique aidant, les tensions vont monter crescendo et les conflits d’usage se multiplier autour de l’affectation des ressources en eau disponibles.

A l’horizon 2050, comme l’atteste un rapport publié le 21 septembre 2009 par l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (Onerc), placé sous la tutelle du ministère de l’Ecologie, le déficit en eau que va connaître la France est évalué à près de deux milliards de mètres cubes annuels, ce qui représente 13 % des besoins actuels…

Quels quotas d’eau demain pour la production d’énergie, l’agriculture, l’industrie, les besoins domestiques…

Qui arbitrera en la matière ?

Le « rapprochement » à marches forcées d’EDF et de Veolia dessine à cette aune d’inquiétantes perspectives.

Ceci d’autant plus que l’an dernier M. Jean-Louis Borloo, en catimini ou presque, annonçait, sacro-sainte concurrence oblige, que les 400 concessions « historiques » d’EDF allaient faire l’objet d’un appel d’offres, légitimé par l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie..

Par ailleurs le rapprochement annoncé entre EDF et Veolia pourrait aussi permettre à cette dernière de concurrencer son éternelle rivale, GDF-Suez, sur un marché porteur.

Le groupe présidé par M. Mestrallet participe en effet à plusieurs consortiums qui vont construire en Amérique du Sud et dans le Sud-est asiatique barrages et centrales hydro-électriques, un marché en plein essor dans les pays émergents, pour des chiffres d’affaire qui se comptent en milliards de dollars. Marchés dont Veolia est aujourd’hui absente...

La logique ultime de ces mouvements tectoniques c’est la création demain de véritables « marchés de l’eau », sous l’emprise d’une entreprise tentaculaire, point nodal de tous les flux énergétiques et de tous les réseaux. Un « champion mondial » pour la nouvelle « économie verte » mondiale...

Dans le rapport d’information, passé inaperçu, adopté le 13 mai 2009 par la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, M. Jean-Jacques Guillet, député (UMP) des Hauts-de-Seine, décrit bien en effet « L’environnement, nouveau champ d’application de la diplomatie française »…

Défaite du politique

Hélas, pour l’heure, anesthésiés par la campagne éclair de M. Proglio, partis politiques, syndicats, chercheurs, société civile..., demeurent cois, ou presque.

A peine un coup de semonce publié le 28 septembre 2009 sur le blog de M. Alain Bazot, président de l’UFC-Que-Choisir : « Henri Proglio à la tête d’EDF : attention de ne pas couper celle des consommateurs ! ».

Ou l’annonce le mardi 22 septembre 2009, lors du 34ème congrès de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), à Annecy, que « face à des groupes des secteurs de l’eau, de l’énergie, du numérique engagés sur l’international, les collectivités rappellent leur rôle en tant que propriétaires des réseaux. Mais aussi en tant que garantes des services publics locaux ».

Des « petites phrases » du Parti socialiste et de M. François Bayrou.

Ah, et enfin, tout de même, Daniel Schneidermann dans sa chronique Rebonds du quotidien Libération en date du 5 octobre 2009, se gaussant : « Après la crise, retour d’un patron surhomme ».

Une votation citoyenne pour la Poste, très bien, bravo.

Mais pour l’eau et l’énergie, le politique aux abonnés absents.

Peut-être à raison des « pièges de la professionnalisation », qu’analyse dans l’article intitulé « Faire de la politique ou vivre de la politique », publié dans l’édition d’octobre 2009 du Monde Diplomatique, M. Rémy Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’Université de Lille II :

« Exclus durablement du pouvoir national en France, les partis de l’ex-gauche plurielle se sont repliés sur leurs bases locales et leurs réseaux d’élus, s’accommodant d’une situation qui leur assure de nombreux postes à répartir. Le Parti socialiste, le Parti communiste français et les Verts sont ainsi devenus des machines électorales, relativement performantes sur le plan municipal, départemental ou régional, dans lesquelles les intérêts de milliers de professionnels de la politique semblent désormais prédominer. Il semble loin le temps ou la gauche combattait la notabilisation de ses élus. La lutte des places tend à se substituer à celle des classes, coupant les partis de gauche des revendications et du vécu quotidien des groupes sociaux qui les soutenaient traditionnellement (ouvriers, employés, enseignants. Et alors même que flexibilité et précarité frappent durement ces milieux et que la crise a fissuré les dogmes libéraux, ce sont les querelles de chefs et les savants calculs pour la composition des listes électorales qui dominent les débats. »

Au confluent de la verticale du pouvoir poutinienne qui inspire manifestement la « politique industrielle » du gouvernement de M. Sarkozy, et de la berlusconisation accélérée de l’appareil médiatique hexagonal, une déclaration d’un autre ministre du gouvernement de M. Fillon résume admirablement la séquence, inédite par son ampleur, qui aura mobilisé l’establishment politico-industriel en cette rentrée 2009.

Le dimanche 27 septembre 2009, M. Patrick Devedjian, ministre de la relance, minimisait en ces termes le « budget de crise », qui va encore creuser la dette de l’Etat : « Quand il y a le feu à la maison, on ne regarde pas la facture d’eau… »

Marseille 2012

Présidé par M. Loïc Fauchon, PDG de la Société des eaux de Marseille, filiale de Veolia, le Conseil mondial de l’eau, organisation privée toute acquise à la marchandisation de l’eau, organisera à Marseille en mars 2012, deux mois avant la prochaine élection présidentielle française, le 6ème Forum mondial de l’eau, qui devrait accueillir de 30 à 40 000 congressistes dans la cité phocéenne.

Ayant déjà annoncé que ce forum exceptionnel accueillera, c’est une première, une rencontre entre chefs d’états, la France entend y affirmer son hégémonie technique, financière et culturelle sur la question de l’eau, enjeu majeur du XXIe siècle.

Même clamé par des milliers d’altermondialistes, le slogan « l’eau n’est pas une marchandise » ne va pas suffire à réfréner les ambitions de Suez-GDF et Veolia-EDF, soutenus par tout l’appareil d’état français, qui se préparent à conférer à « Marseille 2012 » l’allure d’une victoire historique des tenants de la marchandisation de l’eau.

Quelle gouvernance de l’eau au XXIème siècle ?

L’affaire semble mal engagée pour les tenants d’une gestion publique, soutenable et équitable de l’eau, bien commun de l’humanité, puisque dès sa prochaine réunion annuelle qui se tiendra du 14 au 16 octobre 2009 à Marseille, le Conseil mondial de l’eau va inviter six agences des Nations-unies à rejoindre son Conseil des gouverneurs, officialisant par ce biais son leadership, jusqu’ici officieux, et fortement contesté, sur la question de l’eau.

Démarche contre laquelle s’élèvent plusieurs coalitions internationales, engagées dans la défense de l’eau, bien public mondial, comme Water Justice, ou l’Africa Water Network, qui ont lancé une pétition internationale, adressée au Secrétaire général de l’ONU, M. Ban-Kimoon, et au président de son Assemblée générale, le Docteur Ali Abdussalam Treki, les conjurant d’enjoindre aux agences des Nations-unies concernées de ne pas rejoindre le « Board of Governors » du Conseil mondial de l’eau.

(*) « Robber barons » : dans la mythologie américaine les « robber barons » du XIXe siècle, magnats du fer ou du chemin de fer, incarnent la figure impitoyable du capitalisme qui n’hésitera pas à faire feu sur les grévistes de Chicago, donnant naissance au 1er mai chômé.

Marc Laimé

Partager cet article