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Du djebel algérien aux montagnes afghanes

Nouvelle prospérité de la contre-insurrection à la française

Souvenirs, souvenirs. Les stratèges français, en ces temps de doute sur la conduite à tenir dans le conflit afghan, multiplient les coups d’œil dans le rétroviseur : nationalisme, islam, tribus, guérilla, conflit asymétrique, contre-insurrection, population, bataille des esprits et des cœurs, actions civilo-militaires, sur fond de cailloux et de montagnes… Mais c’est bien sûr le djebel (1) algérien, la Kabylie, la pacification : une expérience certes cuisante, mais qui peut resservir !

par Philippe Leymarie, 26 novembre 2009

C’est le général Bruno Dary qui donne le « la », dans une publication du Centre de doctrine d’emploi des forces (CDEF) : Nous avons pacifié Tazalt, journal de marche d’un officier parachutiste placé à la tête d’une Section administrative spécialisée (SAS) dans le Constantinois, en Algérie, en 1956-57. Dans sa préface, l’actuel gouverneur militaire de Paris affirme que « l’expérience algérienne vécue par l’armée française nous donne l’exemple d’une stabilisation réussie, ou sur le point de l’être, même si la pacification a été par la suite arrêtée, mais pour des raisons politiques et par la volonté du Président ». Pour lui, ce livre « reste entièrement d’actualité et s’inscrit même dans une vieille tradition française de pacification, chère à Galliéni, puis reprise par Lyautey et tant d’autres ».

Méthode de la tache d’huile

Le général cite justement une des consignes du général Galliéni à ses troupes qui viennent d’envahir Madagascar, à la fin du XIXe siècle : « Pacifier et occuper fortement le territoire par la méthode de la tache d’huile. Progresser constamment vers la périphérie. Combiner l’action politique et militaire pour prendre possession du pays. Entrer sans délai en contact intime avec les populations, connaître leur tendance, leur état d’esprit, et satisfaire à leur besoin pour les attacher, par la persuasion, aux institutions nouvelles. »

On pourrait, estime Bruno Dary, « reprendre aujourd’hui ces consignes mot pour mot, dans les règles d’engagement pour un ordre d’opération en Afghanistan » : c’est la « bataille des cœurs » désormais prônée par les stratèges américains, pour se sortir des bourbiers irakien et afghan. Car, poursuit le général, « on ne pacifie pas un pays en s’enfermant dans les camps retranchés — parce qu’on se coupe de la population —, ni en menant des opérations de jour — parce qu’on laisse le terrain libre à l’adversaire la nuit venue ». Cet engagement « corps et âme », conclut le général, implique une mise en danger, le « pacificateur » devenant une cible au milieu des populations : mais « est-on prêt à en payer le prix ? », se demande-t-il.

Le Clausewitz de la contre-insurrection

Les cercles stratégiques, ces derniers mois, se sont étonnés de l’influence qu’avaient pu avoir sur leurs collègues américains d’anciens spécialistes français de la « guerre révolutionnaire ». Dans un de ses Cahiers de la recherche doctrinale, le CDEF s’interroge sur « l’héritage français dans la pensée américaine de la contre-insurrection, de Galula à Petraeus ». Ce dernier, aujourd’hui à la tête du Commandement américain pour le Moyen-Orient (CENTCOM), a contribué à « pacifier » l’Irak, à partir de 2007, en tant que commandant en chef des forces américaines, sur la base d’un nouveau Manuel de contre-insurrection de l’US Army et de l’US Marines dont il avait supervisé la rédaction (lire « Manuel du parfait soldat », par Helena Cobban, Le Monde diplomatique, mars 2007).

Ce manuel intègre les grandes idées du lieutenant-colonel David Galula, considéré par certains comme le « Clausewitz de la contre-insurrection » : cet officier français avait observé les insurrections communistes des années 1950 en Asie du sud-est (Indochine, Malaisie, Philippines), ainsi que le soulèvement nationaliste en Algérie, et publié en 1964, avec le soutien de l’université de Harvard, son maître-ouvrage : Counterinsurgency Warfare, Theory ans Practice (Greenwood Press).

On y retrouve également l’influence du colonel Roger Trinquier, autre officier français, qui avait participé aux combats en Indochine puis à la bataille d’Alger, et théorisé "l’anti-subversion", mais sous un angle plus tactique que stratégique, dans La guerre moderne (La Table ronde, 1964).

Ces techniques auraient ensuite fait recette. Par exemple, en Amérique latine. Dans Escadrons de la mort, l’école française (La Découverte, 2003), la journaliste Marie-Monique Robin a enquêté sur les liens unissant les services secrets français à leurs homologues argentins et chiliens, montrant que des méthodes contre-insurrectionnelles utilisées durant la guerre d’Algérie (1954-1962), notamment l’usage généralisé de la torture, avaient été enseignées par des Français aux forces de sécurité argentines, qui les copièrent lors de la « guerre sale », de 1976 à 1982 (lire « De la guerre coloniale au terrorisme d’Etat », par Maurice Lemoine, Le Monde diplomatique, novembre 2004).

Savoir-faire politico-militaire

Dans Les Blancs s’en vont (Albin Michel, 1998), Pierre Messmer faisait une allusion à des liens souterrains également avec la Grèce des colonels. Dans L’Inavouable (Les Arènes, 2004), le journaliste Antoine de Saint-Exupéry écrit, à propos de ce qu’aurait été le rôle de la France dans le génocide au Rwanda : « Nous n’avons tenu ni machettes, ni fusils. Nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la technologie : notre “théorie”. La méthodologie : notre “doctrine”. Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de notre histoire d’empire. De nos guerres coloniales. Des guerres qui devinrent “révolutionnaires” à l’épreuve de l’Indochine. Puis se firent “psychologiques” en Algérie... »

Une guerre noire – Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), de David Servenay et Gabriel Périès (La Découverte, 2007), établit justement la généalogie de ce qui fut pendant des décennies « un véritable savoir-faire politico-militaire de l’armée française ». Et qui, selon les auteurs, « a largement inspiré les dispositifs répressifs mis en place dans beaucoup d’Etats africains, dont le Rwanda des années 1960 » : « Ce n’est pas le fruit du hasard si l’un des meilleurs élèves africains de la “guerre révolutionnaire” perpétra, plus de trois décennies plus tard, le dernier génocide du XXe siècle : hiérarchies politico-militaires parallèles, gardes présidentielles transformées en escadrons de la mort, action psychologique, quadrillage administratif et militaire des populations formèrent un système efficace susceptible de mobiliser toute une société au service du projet exterminateur de ses dirigeants. »

Des armes et des cœurs

Le colloque organisé en début de semaine par le Centre de doctrine d’emploi des forces s’intitulait « Des armes et des cœurs : les paradoxes des guerres d’aujourd’hui ». Et le général Thierry Ollivier, qui le commande, citait pour l’introduire un grand ancien, le maréchal Lyautey, lequel expliquait — dans une de ses Lettres du Tonkin — qu’il fallait y regarder à deux fois avant de « détruire un nid de rebelles la nuit, qui est souvent un marché le jour ». Une manière d’illustrer un des paradoxes (pour les militaires) des guerres d’aujourd’hui, dites de « stabilisation » : elles sont une course de vitesse avec l’adversaire, non pas tellement pour « remporter la victoire par les armes », mais pour « gagner la population ». D’où l’accent mis sur le « civilo-militaire », la recherche de la confiance des villageois…

Tout cela peut donner lieu à d’assez passionnants débats, comme celui qui s’est déroulé ces jours-ci sur le blog Alliance géostratégique à partir d’un article du général Gambotti dont voici un extrait :

« Pour l’Afghanistan je m’appuierai volontiers sur la formule de Mao la plus galvaudée, mais en l’occurrence la plus pertinente, “l’insurrection doit être dans la population comme un poisson dans l’eau”. Puisque le combat “poitrine contre poitrine” n’est pas le plus adéquat, oublions le poisson et concentrons-nous sur l’eau. »

Peau de léopard

« Faut-il siphonner le bocal, vider les zones à contrôler de leurs habitants ? Mode opératoire désespéré et inutile, certainement contreproductif si l’on accepte l’hypothèse que la population est l’environnement de la rébellion, son soutien mais aussi pour une partie de ses forces, son vivier. A mon sens, le conflit migrera avec les populations, les ferments insurrectionnels se répandant géographiquement selon le principe de la “peau de léopard”. De surcroît, les images de déportation de la population, de cet exode — destinés pourtant à offrir in fine la paix et la sérénité à cette population — pourraient être définitivement catastrophiques pour la coalition.

"Il reste donc à agir sur la nature de l’eau, faire que la population ne soit plus le biotope de l’insurrection. “Gagner les cœurs et les esprits” répond à cet objectif, mais n’est-il pas illusoire d’imaginer que le natif accepte la main tendue de l’étranger sans tendre ensuite lui-même la main à son fils ou à son frère ? Selon moi, il n’est pas cynique de penser que l’autochtone prend ce qui se trouve dans la main tendue et le partage avec sa fratrie, dans sa totalité et dans toute sa complexité. Un jour l’étranger quittera la vallée et si la gouvernance, l’infrastructure, l’économie, la sociologie n’ont pas changé, c’est qu’il partira vaincu et la population retournera à sa propre soumission, à ses propres contradictions. »

Déni de droit

Réaction, sur ce même blog « Alliance géostratégique », de Yves Cadiou : « Evoquer la guerre parmi les populations pose de nos jours une question fondamentale : de quel droit ? De nos jours, à juste raison et parce que les principes humanistes ont beaucoup progressé en Europe par comparaison à l’époque de CVC, nous différencions les concepts de “peuple” et de “population”. Pourtant ces mots sont, trop souvent encore, employés fautivement comme des synonymes : la population, ce sont des gens qui sont là, sur un terrain. Le Peuple, c’est la population mais avec son Histoire, ses traditions, une âme, des droits sur son territoire.

"Cet aspect de l’environnement des opérations ne semble pas intéresser les théoriciens de la guerre contre-insurrectionnelle. Ils sont en faute, car cet aspect est fondamental. Du moins il doit être fondamental pour nous Français, même si les tenants du “shoot them all” essayent de nous convaincre du contraire, en arguant que ce sont nos penseurs qui sont à l’origine de leurs principes d’action. Et l’on doit reconnaître aux Américains qu’ils sont constants : du massacre des Indiens à la théorie du choc des civilisations, c’est toujours la même idéologie au fond : le refus du Droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes.

"Le problème sémantique (et surtout conceptuel) était présent chez nous lors de la guerre d’Algérie : “population algérienne” signifiait “l’Algérie c’est la France” mais “peuple algérien” aurait signifié qu’il s’agissait d’une guerre internationale. C’est pourquoi les opérations militaires en Algérie ne furent qualifiées de “guerre” qu’après l’indépendance. Auparavant et inversement c’était aussi pourquoi les communistes français, pour aider l’Indochine à passer dans le camp communiste, avaient imposé que soient nommées “guerre” nos opérations militaires en Indochine. On a maintenant inventé une expression, la “guerre asymétrique”. Mais ce n’est qu’une expression. En réalité c’est un déni des principes du Droit international que nous prétendons, sous le drapeau de l’ONU, promouvoir. »

« Robuste sursaut »

Ces jours-ci, le président américain — qui a déjà assuré qu’il « finira le travail » en Afghanistan — s’apprête à annoncer l’envoi de renforts, assorti peut-être d’un lointain calendrier de retrait. « Un sursaut (2) robuste mais temporaire serait le meilleur moyen de mettre fin à la guerre », soutient le général McChrystal, qui commande les troupes américaines et alliées en Afghanistan. A ce propos, repéré à la volée sur le Net (mais sans pouvoir retrouver l’auteur et l’adresse !), cette réflexion, à peu près en ces termes : « Renforcer les effectifs en guise de plan de retrait, c’est comme lorsqu’on détruisait un village au Vietnam, soit-disant pour le rendre plus sûr ! »

Philippe Leymarie

(1Montagne ou massif montagneux, caractéristique de la géographie physique d’une partie de l’Algérie.

(2Surge pourrait-il être traduit aussi par « montée subite », ou « frappe rapide » ?

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