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A la Maison de la poésie, à Paris

« Timon d’Athènes » raconté à tous

par Marina Da Silva, 30 novembre 2009

Le plateau est nu et noir. Il y a d’abord une musique sourde, entre vrombissement inquiétant et quiétude étrange. Et puis des silhouettes obscures prennent peu à peu forme humaine. Et quelle forme ! Casey, D’de Kabal, Denis Lavant, Mike Ladd, Marie Payen et Doctor L, qui sera à peu près le seul à rester dans son propre rôle, celui du musicien génial, naviguant entre ses percussions et sa guitare. Rien qu’eux tous, des noms qui claquent pour les amoureux du théâtre comme du rap ou du slam, pour cette partie d’échecs théâtrale menée de main de maître.

C’est Razerka Ben Sadia-Lavant qui signe cette audacieuse mise en scène d’une des dernières pièces les plus abruptes de Shakespeare, où celui-ci dénonce la corruption, la servilité, la fascination du pouvoir et de l’argent, avec une force particulière et sans aucun happy end. Elle a travaillé avec Sophie Couronne à une adaptation libre du texte original, qu’elles ont ramené à une heure et demie, soit sa moitié, en en saisissant la substantifique moelle. Dans une langue qui est celle d’aujourd’hui et draine un public où il y a autant d’adultes que d’adolescents.

Sur le plateau, donc, une équipe haut de gamme, et dans les coulisses une autre (notamment Clémence Farrell pour l’espace de jeu et Pierre Lauret pour la dramaturgie). Tous se sont débarrassés des conventions : il n’y a ni côté cour ni côté jardin, pas l’ombre d’un décor pour évoquer les ors et le luxe des palais, les armes métalliques de la guerre, la densité d’une forêt obscure. Juste un vieux divan dans un coin et des costumes, étonnants et magnifiques, rangés sur une cimaise à hauteur d’homme et de femme, et deux autres, plus haut, comme inaccessibles. Des costumes dont vont s’emparer les comédiens quand cela leur chante, qu’ils vont toucher, sentir, froisser, enfiler, piétiner, et qui donneront la seule règle de temps, d’espace et de lieu.

La pièce commence comme une mélopée que se partagent D’de Kabal, Denis Lavant et Casey. Le texte est doux et âcre, austère et crâneur, fluide et enragé. Timon, seigneur riche et courtisé, se noie dans les agapes, entouré de « marionnettes à courbettes » et sera rapidement abandonné de tous, contraint de fuir Athènes, dès que surviennent ses premières infortunes pécunières.

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Photo : Béatrice Logeais / Maison de la Poésie

Denis Lavant excelle dans le rôle de Timon et déploie toute sa gamme d’interprétation, peu commune. D’de Kabal reste D’de Kabal. Il est le poète Alcibiade et un débiteur, mais sa carrure est celle du slameur, plutôt du genre boxeur. Il vient en outre de sortir Autopsie d’une sous-France (1), et il est là pour rester dans son propre rôle, lucide et radical, ne s’en laissant pas compter.

Casey est la plus fragile, et, pour nous, la plus intéressante, dans cette machinerie magnifique qui parviendrait à nous captiver même en nous faisant entendre la lecture d’un cours de maths. Elle joue à être comédienne. Elle est là dans sa seule présence attentive à tout ce qui bouge et bruisse. Sa voix, qui déchire le cœur et les entrailles lorsqu’elle chante, est ici résolument mise en sourdine, mais passe par des inflexions et des modulations subtiles. Elle est Apementus, le philosophe insoumis, et celle qui cherche le plus à entrer en contact avec ces personnages qui résolument ne se rencontrent pas. Sauf lors de quelques rares ébauches, d’autant plus intriguantes que la trame et les ressorts de la pièce donnent à voir des êtres qui ne se rencontrent pas.

Pour les anglophones, et ceux qui n’attrapent pas un mot d’anglais à la volée mais ont l’oreille musicale, l’interprétation de Mike Ladd laisse sans voix.

Marie Payen passe du rôle du marchand à celui de Flavius, de débiteurs divers, et d’un sénateur, comme dans un jeu d’orgue, et excelle à rester féminine là où il n’y a plus vraiment de sexe mais de la scène, purement et simplement.

Le final de la pièce dit en chœur le laisser-mourir de Timon dans la forêt où il s’est réfugié. Non pas tant parce qu’il a été abandonné et trahi que parce qu’il a refusé de lutter et s’est drapé dans la haine.

Mais on n’en racontera pas davantage, puisque ce joli ouvrage se joue jusqu’au 13 décembre. Puis encore à L’Avant-Seine, Théâtre de Colombes, le 7 janvier 2010, à la Scène nationale de la Roche-sur-Yon, Le Grand Air, le 14 mai 2010.

Il n’est pas sûr ensuite que ce fabuleux équipage puisse de si tôt se remettre sur les planches, chacun ayant ses propres partitions à régler, mais au moins il ne sera pas passé inaperçu…

Timon d’Athènes, mise en scène de Razerka Ben Sadia-Lavant, avec Avec Denis Lavant, Casey, D’de Kabal, Marie Payen, Mike Ladd et Doctor L.

Jusqu’au 13 décembre 2009, Maison de la Poésie (Grande salle), Passage Molière, 157, rue Saint-Martin, 75003 Paris. Renseignements - réservations : 01.44.54.53.00. Du mercredi au samedi à 20 heures, le dimanche à 16 heures.

Marina Da Silva

(1Nouvel album disponible en TLLG (téléchargement libre légal et gratuit) sur D2kabal.com.

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