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En Thaïlande, la disparition des « hommes de la forêt »

par Yuwadee Bootwaiwoothi, 29 mars 2010

«Un reflet profond brillait dans leurs yeux sombres. Je n’ai jamais vu une telle expression de physionomie chez des êtres humains. Seuls les animaux avaient à ma connaissance ces regards tâtonnants, hésitants, éperdument inquiets. » C’est ainsi que l’ethnographe autrichien Hugo Adolf Bernatzik, de l’université de Graz, donne, en 1938, sa première impression, un peu négative, de sa rencontre avec les Yumbri de la frontière lao-siamoise (Die Geister der Gelben Blätter, Verlag F. Bruckmann, Munich). Ce minuscule peuple nomade de chasseurs-cueilleurs, pratiquement inconnu avant cette date, menait, depuis des siècles, une existence discrète au cœur des forêts primaires de la péninsule indochinoise, sous de multiples noms (1).

L’ouvrage décrit, entre deux récits de grande chasse, d’autres ethnies déjà connues, comme les Hmong et les Moken, mais les Yumbri, par leur existence et leurs valeurs, semblent remonter à la nuit des temps. Retombée dans l’oubli, cette ethnie montagnarde, actuellement appelée Mrabri, a fait l’objet de quelques études ethnologiques depuis les années 1950. Avec la disparition rapide de la forêt primaire, ils ont subi de terribles évolutions de leur espace naturel. Peuple pacifique, ils ont été méprisés et même chassés (2) lorsqu’ils nomadisaient dans les zones d’altitude du nord de la Thaïlande. Décimés par la guérilla, les bombes et les mines dans les années 1970, ils sont devenus ouvriers agricoles sous-payés et marginalisés – ainsi qu’un enjeu pour de nouvelles organisations religieuses cherchant des âmes à christianiser. Les conversions de bouddhistes étant rares, ces dernières orientent leur prosélytisme vers les ethnies minoritaires

Dans cette région en mutation permanente, il est primordial de bien comprendre l’organisation de l’espace social pour envisager avec réalisme le devenir des 350 Mrabri noyés dans une Thaïlande de 66 millions d’habitants. Au Laos, leur nombre est passé de plus de 300 vers 1950 à 15 personnes en 2005 (3). Leur zone de nomadisation en Birmanie ne permet pas d’obtenir des informations sur la persistance de leur présence dans cet espace en proie à des conflits, notamment entre la junte militaire et les Karen.

Leur survie culturelle dépend essentiellement de la politique foncière, des actions gouvernementales vis-à-vis des petits groupes minoritaires et des relations établies avec les autres habitants de la région. Cette situation est identique pour de nombreuses minorités des cinq continents qui, occupant réellement un territoire et soutenus par des avocats efficaces, ont pu obtenir, par la voie juridique, des accords souvent favorables sur le plan financier et le droit foncier, comme les Cris de la baie James au Canada ou certaines populations indiennes d’Amérique du Nord et plus récemment en Amérique du Sud.

Dans le cas des Mrabri, nomades sans terres, ces arguments sont difficiles à mettre en avant. Ils se heurtent à l’antériorité affirmée de la présence des autres ethnies montagnardes, et aucune archive écrite ne les mentionne avant la fin du XIXe siècle. La position officielle des autorités est claire : les plus anciens occupants de l’actuelle Thaïlande sont les Thaïs, ce qui historiquement et linguistiquement est inexact. En effet, la langue des Mrabri appartenant à la famille austro-asiatique, que l’on considère comme la grande famille de langues autochtones de l’Asie du Sud-Est, on peut raisonnablement penser que ce petit peuple est présent sur le territoire depuis plus longtemps que ceux de la famille taï ou kadaï (4).

Aujourd’hui encore, même s’ils sont reconnus comme citoyens thaïlandais depuis le début des années 2000, la place des Mrabri n’est pas clairement définie chez les autres ethnies, qui les considèrent même, parfois, comme des Phi (esprits). Leur surnom d’« esprits des feuilles jaunes » reste ainsi un sujet fréquent de mépris et d’incompréhension pour les autres populations dans les conversations et les légendes.

Les Mrabri nomadisaient en petits groupes de trois à quinze membres dans une forêt primitive assez riche pour les nourrir en pratiquant un troc très limité avec les ethnies sédentaires de la région. Les relations quelquefois très difficiles avaient entretenu, chez les nomades, une peur absolue des étrangers. Ils vivaient donc en dehors de tout contact en conservant leur langue très ancienne, leurs croyances et leur mode de vie traditionnels. Les arrivées successives de populations réfugiées ou déplacées, souvent des Hmong venus du Laos pour fuir la guerre du Vietnam, ont provoqué la disparition assez rapide de la forêt, surexploitée ou brûlée pour des raisons stratégiques ou pour obtenir des terres destinées à l’agriculture. Dans les années 1970-1980, les territoires boisés d’une altitude supérieure à 800 - 1 000 mètres, qui étaient délaissés par les ethnies sédentaires, sont ainsi devenus des terres produisant des cultures très rentables. Les Mrabri, qui n’avaient aucune notion de l’argent et ne possédaient même pas d’identité, se sont peu à peu retrouvés dans un état de misère extrême et obligés, pour survivre, de se louer aux paysans, qui coupaient leur propre forêt.

Certains d’entre eux ont alors été approchés par des missionnaires évangéliques (5), qui ont essayé de les fidéliser – quelquefois par la force –, le but final étant l’assimilation et la modernisation qui facilitent la conversion. Les enfants sont séparés des parents et placés dans des familles hmong chrétiennes. Si un groupe essaie de repartir vivre en nomades, la mission peut quelquefois aller très loin pour le ramener dans la « bonne voie ». Ces organisations religieuses sont puissantes, possèdent de gros moyens et récoltent beaucoup d’argent. Leurs actions sont basées sur la traduction de la Bible dans les langues autochtones et sur l’acculturation au mode de vie moderne des populations minoritaires. Deux femmes Mrabri ont ainsi été envoyées aux Etats-Unis en 2007 et présentées dans des réunions de collecte de fonds. Les missions présentent pratiquement les Mrabri vivant hors de la religion chrétienne comme des délinquants. De même que la plupart des peuples premiers, les Mrabri pratiquent le culte des génies, avec des croyances extrêmement complexes toujours bien présentes malgré les conversions.

Cette situation difficile économiquement et moralement s’est progressivement installée dans deux villages des provinces de Nan et de Phrae, dans le nord de la Thaïlande, non loin du Laos. Ces villages étant dépourvus de terre, ils ne permettent pas une agriculture autosuffisante, ce qui pousse les Mrabri à accepter une dépendance totale envers leurs « bienfaiteurs » prosélytes ou leurs employeurs dans le cadre d’un système de bas salaires, d’avances d’argent et d’endettement financier et moral. Car le droit foncier thaïlandais sur la propriété des sols, après dix ans d’occupation prouvée, a donné raison à ceux qui ont essarté illégalement la forêt pour cultiver en pérennisant la présence et la propriété des terres aux occupants.

L’ancienne notion de partage absolu de tout bien entrant dans la communauté a progressivement disparu. Les évangélistes monnayent ainsi les conversions en offrant des cadeaux de plus en plus importants aux plus influents ou aux convertis. Motos, télévisions, radios, lecteurs de MP3 et cadenas pour protéger ces biens ont envahi les lieux. Cela s’accompagne de promesses allant jusqu’à la grossesse possible pour des couples stériles si l’on se convertit. Les suicides sont également apparus, les Mrabri n’assimilant que très difficilement cette évolution trop rapide et sans nuance. En 1975-1976, un groupe de seize Mrabri fuyant la guérilla au Laos était arrivé dans un camp de réfugiés de la région. En quelques mois, la moitié se laissa peu à peu mourir d’anorexie mentale (6). C’est un peu le même phénomène de déracinement qui provoque aujourd’hui ces suicides de personnes très jeunes ayant reçu une éducation trop éloignée de leur culture traditionnelle tout en étant séparées de leurs parents. Les drogues (7) et l’alcool sont aussi des moyens destructeurs de fidéliser les nomades auprès des gens qui se servent d’eux. La tristesse est de plus en plus apparente.

En 2007, un projet a été élaboré autour d’un des villages, mais a été sabordé par un pasteur évangélique qui a proclamé la présence de mauvais esprits capables de dévorer les entrailles des Mrabri qui s’y installeraient. L’été 2009 a vu la reprise de ce projet dans une zone plus isolée, proche de la frontière du Laos. Les conditions en sont meilleures, puisqu’il est soutenu directement par la Fondation de la princesse Maha Chakri Sirindhorn, seconde fille du roi de Thaïlande. Les Mrabri peuvent s’installer comme ils le souhaitent sur un territoire de plusieurs centaines de kilomètres carrés de « bonne forêt » sans village. Environ quatre-vingts Mrabri se sont déjà établis après avoir quitté le missionnaire de New Tribes établi à Phrae. Le site est interdit à la visite, même pour les chercheurs, et personne ne les ennuie pour l’instant. Les Mrabri pourraient bénéficier de ce calme pour se reconstruire culturellement et retrouver un habitat naturel plus proche de leur existence traditionnelle.

La gestion de la forêt devrait pouvoir leur être confiée en s’inspirant des expériences menées avec des populations autochtones dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est. Mais la plus grande prudence est de rigueur, car dans ce type d’aménagement social forestier les dérives possibles sont nombreuses. En Indonésie, les autorités se sont servies de cette autogestion pour sédentariser et « normaliser les nomades ». En Thaïlande, des expériences mises sur pied dans les années 1970 avaient vu la plantation de dizaines de millions de pins de la même espèce. Des essais de plantations mixtes de tecks espacés et de cultures ont échoué car les accords avec les populations locales, souvent flous et seulement oraux, n’ont pas été respectés. Et, si ces restaurations forestières fabriquent bien ce que l’on appelle statistiquement des « forêts », on est tout de même très loin de la forêt tropicale primaire. Tout ceci doit conduire à une démarche lente, patiente et raisonnée, sans souci de productivité et de rentabilité immédiates.

Dans l’expérience menée avec les Mrabri, un petit « centre culturel » est en cours d’installation. Quelques jeunes nomades dynamiques pourront y réaliser une présentation de leur peuple aux éventuels visiteurs. Mais les habitations sont beaucoup plus enfoncées dans la forêt et ne se visitent plus, contrairement à ce qui se faisait dans l’ancien village, où les touristes fouillaient partout avec des demandes quelquefois inquiétantes ou malsaines.La prostitution se développe toujours. Elle touche maintenant les minorités ethniques en Asie du Sud-Est en dehors des circuits connus de tourisme sexuel qui sont une séquelle durable de la guerre du Vietnam.

Les Mrabri sont salariés par la Fondation de la princesse Maha Chakri Sirindhorn pour des travaux agricoles d’autosuffisance à usage familial, et éventuellement pour la construction de leurs maisons, dont ils choisissent librement l’implantation : avec d’autres ou complètement isolés. Le principe général de ce territoire est simple : « permettre aux Mrabri de préserver leur identité ».

La possibilité de fréquenter l’école est un problème à résoudre. Le projet d’origine souhaitait une école adaptée à une meilleure compréhension de la société moderne, et qui préserve la langue et la culture spécifiques des Mrabri. En utilisant les anciens dans le système éducatif, il sera possible de transmettre aux plus jeunes les connaissances traditionnelles et l’importance de leurs origines. Le bilinguisme est toujours difficile à admettre pour les institutions gouvernementales, mais les Mrabri sont très peu nombreux, n’ont aucune revendication d’indépendance territoriale et sont aujourd’hui très fiers de leur nationalité thaïlandaise et de leur droit de vote. Reste à trouver un très difficile équilibre entre développement raisonné et culture traditionnelle.

Il est sans doute heureux que ce projet soit réalisé avec l’appui d’une autorité thaïlandaise reconnue et très respectée nationalement. Les tentatives auprès de grands organismes internationaux n’ont rien donné car ce projet ne concernait que trois cent cinquante personnes au plus. En cas de réussite, cet exemple d’installation donnera peut-être des idées pour d’autres aides aux ethnies nomades isolées qui sont aujourd’hui trop souvent des proies très rentables pour les promoteurs, les développeurs et les évangélistes.

Yuwadee Bootwaiwoothi

Yuwadee Bootwaiwoothi est doctorante en ethnolinguistique, chargée de cours de siamois à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Paris.

(1Eux-mêmes se nomment ou se sont nommés Yumbri, Mrabri ou Mlabri (« hommes de la forêt »). Les Thaïlandais les appelaient Phi Tong Leuang (« esprits des feuilles jaunes »).

(2Le révérend Garland Bare, médecin à l’hôpital de Pua, signale, dans un courrier de 1962, la mort de quatre Mrabri tués par des chasseurs alors qu’ils récoltaient du miel dans les grands arbres.

(3De 1964 à 1973, 2 millions de tonnes de bombes contenant de 80 à 260 millions de sous-munitions ont été larguées sur le Laos, qui comptait alors 3 millions d’habitants. Le Laos recevait également les bombes inutilisées au Vietnam lors des missions depuis la Thaïlande. Cf. rapport du Sénat n° 118 (2006-2007), Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement (Unidir), 2005, et Comité internatinal de la Croix-Rouge UXO Laos 2008.

(4Cf. Gilles Delouche, Méthode de thaï, vol. 1, L’Asiathèque, Paris, 1991.

(5Pour les Mrabri, il s’agit du groupe évangélique New Tribes, d’origine nord-américaine, qui intervient dans le monde entier en employant 3 200 personnes sur un budget de 64 millions de dollars (en 2007). Ce groupe gère également un organisme linguistique, SIL, qui a pour mission de traduire la Bible dans les langues des ethnies côtoyées, sous couvert d’études linguistiques. Son implication dans les politiques locales est obscure. Cf. aussi L. J. Calvet, La Guerre des langues, Payot, Paris, 1987, p. 204.

(6Cf. Jean-Pierre Willem, Les Naufragés de la liberté : le dernier exode des Méos, Edition S.O.S., Paris, 1980.

(7La partie thaïlandaise du Triangle d’or n’est plus un très gros producteur d’opium, mais la Birmanie voisine inonde la région de drogues : héroïne, mais aussi drogues synthétiques particulièrement dangereuses et addictives.

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