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« Départs anticipés », un roman de Christopher Buckley

L’angoisse du « péril gris »

par Evelyne Pieiller, 6 avril 2010

Qu’on l’aime ou non, il est probable que chacun s’accordera à reconnaître que l’époque est perturbante. Les plus nerveux auraient même tendance à la trouver pathogène. Les repères se brouillent. La « modernisation » est quasiment devenue synonyme de « licenciement », et naguère on aurait nommé « régression » ce qui aujourd’hui se baptise « réforme ». Il suffit d’appeler « marque » la Fête de la Fraternité, rendue célèbre par la Révolution de 1848, et de la déposer comme telle à l’Institut national de la propriété intellectuelle, pour qu’elle devienne la propriété de l’association de Mme Ségolène Royal. C’est égarant. Décidément, le déchiffrement du lexique nouveau demande une vigilance soutenue, sous peine de se voir kidnapper les acquis collectifs, l’Histoire commune, et, dans l’élan, le sens qu’on souhaite donner à notre avenir. Ladite vigilance doit être d’autant plus attentive que ces usages nouveaux du vocabulaire s’accompagnent de justifications destinées à les rendre inattaquables : quand Mme Royal a décidé de transformer ainsi en marque « l’université populaire », avant de retirer sa demande devant la vigueur et le nombre des protestations, elle a fait savoir que sa « démarche » était « motivée par l’éthique ». Pour que cette belle entreprise ne puisse, précisément, être détournée… Y a-t-il plus noble raison ? Evidemment, il est difficile, devant cette argumentation, de ne pas être partagé entre l’envie de rire aux éclats et l’irritation de voir combien nos capacités mentales sont peu estimées, mais l’ensemble de cette guerre des mots qui se déploie depuis quelque temps n’est certainement pas inoffensive.

De ce point de vue, la lecture du roman de Christopher Buckley, Départs anticipés, est un excellent apprentissage en accéléré de ce déchiffrement des techniques actuelles de communication, et de leurs enjeux. Christopher Buckley, bientôt la soixantaine, chroniqueur au New Yorker, au New York Times, et directeur du magazine Forbes FYI, offre ici une fable caractérisée par un mauvais esprit et un mauvais goût également tonifiants. Cassandra, son héroïne au prénom éloquent, n’a pas trente ans, et est très énervée par le monde tel qu’il ne va pas. Elle fait en particulier une fixation sur le « péril gris », ces dizaines de millions de retraités qui lui retirent le pain de la bouche sous prétexte qu’il faut bien payer leurs pensions. Ils sont nombreux, ils sont en pleine forme, ils vivent comme des pachas, aux frais de la jeune génération, dont les salaires sont de plus en plus amputés par les prélèvements destinés à entretenir les vieillards. C’est bien sûr un problème, mais il ne semble pas y avoir d’autre solution possible.

Sauf que Cassandra va avoir une idée de génie : elle souffle l’esprit de révolte anti-boomers sur son blog, suscite l’adhésion enthousiaste de ses congénères, et propose alors de déposer un projet de loi encourageant les vieux tenaces au « transitionnement volontaire », c’est-à-dire au suicide. L’idée pourrait choquer, mais dans la mesure où il s’agit non pas de se supprimer bêtement, mais de transitionner, de faire le passage vers un monde meilleur et aussi bien de faire la transition avec les descendants, c’est beaucoup plus acceptable. Rien d’obligatoire, chacun est libre de choisir, en conscience, s’il veut sauver la Sécurité sociale, aider la jeunesse, quitter la vie en bonne santé, et bénéficier de surcroît d’avantages fiscaux, ou s’il préfère aggraver le déficit, parasiter les successeurs, et traîner une existence de plus en plus amoindrie, faute du courage et de la générosité nécessaires. Le transitionnement volontaire devient rapidement un sujet majeur de débat politique, les lobbies s’en mêlent pour discuter de l’âge précis de l’euthanasie et du montant des compensations, tout le pays s’en saisit, c’est gagné, l’idée s’est imposée.

Quand Jonathan Swift, dans sa Modeste proposition pour résoudre le problème de la famine en Irlande, suggérait aux pauvres de vendre leurs enfants aux riches pour que ces derniers les mangent, cela restait une fable symbolique. Buckley, lui, montre quels sont les moyens auxquels recourir afin que d’autres Modestes propositions quittent le domaine du symbole pour entrer dans la banalité du quotidien. C’est hénaurme, c’est marxien tendance Groucho, et c’est sournoisement inquiétant.

Christopher Buckley, Départs anticipés, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, Points Seuil, 478 pages, 8 euros. Egalement : Divine Justice, Baker Street, Paris, 2010.

Evelyne Pieiller

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