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« Aisheen », un documentaire de Nicolas Wadimoff

Gaza, la vie dans les décombres

par Marina Da Silva, 24 mai 2010

Aisheen est une expression qui signifie « toujours vivant » en arabe.

La caméra balaye longuement un paysage lunaire où tout a été détruit. A perte de vue, c’est un enchevêtrement de ruines et de métaux calcinés, un anéantissement dont on prend la mesure et qui empêche de respirer. Pour accompagner ce long et terrifiant travelling, un rap palestinien du groupe Darg Team bat la mesure : « On restera là pour reconstruire. »

« Toujours vivant », après la guerre apocalyptique qui, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, a ramené Gaza à l’âge de pierre, s’entend comme un véritable défi à la brutalité israélienne : plus de 1 300 morts et des milliers de blessés après un encerclement par air, par mer, par terre et un déferlement de bombes au phosphore qui ont pulvérisé l’étroite bande de terre, un des espaces les plus densément peuplés au monde.

Trois semaines après le cessez-le-feu, Nicolas Wadimoff a pu se rendre à Gaza avec Béatrice Guelpa (1), journaliste et écrivaine, et filmer pendant quinze jours, du nord au sud. Il connaissait le Gaza d’avant la destruction, et d’avant son contrôle par le Hamas, et a refait le chemin en sachant où il mettait les pieds, poussé par le désir d’aller vers les gens et de donner à entendre leur voix collective et singulière. Martyrisés mais tenaces, les habitants sont toujours là, toujours vivants et accrochés à leur terre.

A Jabalia, une vieille femme ramasse méthodiquement des petits bouts de plastique sur le terrain totalement rasé où se dressait autrefois sa maison. Elle semble vouloir recoller les morceaux de sa propre histoire.

Plus loin un paysan ne se remet pas de l’arrachage de ses oliviers qui avaient plus de 650 ans. Le saccage l’a figé. Il tente de recomposer sa mémoire et de passer le relais à ses propres enfants mais jette : « Je ne sais pas par où recommencer notre vie. »

La vie à Gaza, le réalisateur a voulu la débusquer partout comme un fil rouge et un antidote à la dévastation. Comme une grammaire pour déchiffrer et lire des images prises d’abord pour témoigner et rendre compte. Pour exorciser la violence et la mort, il cherche à montrer la solidarité, l’espoir et le désir de vivre des Gazaouis, envers et contre tout.

Au poste-frontière de Rafah, c’est la cohue. Les malades doivent patienter à la frontière égyptienne qui reste désespérément close. Tout l’approvisionnement de Gaza passe par les tunnels dissimulés, et l’agitation y est permanente.

Sur la plage, les pêcheurs tournent en rond à même le sable. Ils ne peuvent plus partir en mer et ramener du poisson, ils ne sont pas autorisés à aller plus loin qu’à deux kilomètres, sinon les Israéliens leur tirent dessus.

La majorité de la population vit sans électricité et sans eau courante. Tout manque cruellement. Devant un bureau de l’UNWRA, des gens piétinent pour tenter de recevoir un peu de nourriture. Ailleurs, ils font la queue pendant des jours et des jours pour avoir du gaz. Lorsque l’approvisionnement arrive, nombre d’entre eux auront attendu pour rien. La population était déjà asphyxiée par le blocus (2). Il lui faut maintenant continuer à vivre dans les décombres et les cauchemars, tenter de se relever du chaos que les bombardements ont irrémédiablement infligé à la géographie et aux âmes.

Un groupe d’adolescents voient leurs vies se consumer : « On désespère même d’avoir des rêves. » On comprend alors très bien comment les Israéliens, avec leur politique de la terre brûlée, fabriquent des générations prêtes à mourir en martyrs. « Si l’être humain perd l’espoir, il perd la vie. »

Pour ne pas perdre l’espoir, dans une école, des enfants jouent à des « jeux de rôle » et tentent de dépasser les terreurs et les traumatismes de la guerre. L’un d’eux endosse le personnage d’un père de famille qui a perdu tous les siens. Tous les autres enfants viennent le réconforter : « Nous sommes avec toi. » Cette adresse à la fois fragile et déterminée est captée comme quelque chose d’essentiel, qui se renouvelle maintes fois dans le déroulement du film et lui donne sa boussole : attraper un signe de vie, de rébellion, de résistance pour conjurer un désastre irreprésentable.

Pour le réalisateur, l’espoir est aussi incarné par le groupe de rap Darg Team, sept musiciens âgés de 18 à 25 ans, qu’il suit longuement dans leurs répétitions et lors d’un enregistrement à la radio qui souligne les difficultés à faire exister une musique passant pour « occidentalisée » dans une société que l’asphyxie rend de plus en plus conservatrice, mais qu’ils ne veulent pas renoncer à changer : « Pas besoin d’aide mais de liberté. » Cette évolution de la société est le second propos du film. Elle est aussi soulignée par Majeda, qui dirige une association pour la libre pensée et la culture à Khan Younis, et analyse : « On a gagné un espace géographique [après le retrait israélien] mais l’espace intellectuel se rétrécit. » Le rôle du Hamas est seulement évoqué (sans que l’on sache si c’était l’une des conditions du tournage, et surtout des projections que l’auteur escomptait, et a pu, organiser dans la bande de Gaza), mais restitué néanmoins dans une certaine complexité, dans une mise en relation dialectique avec la situation politique destinée à nous interroger.

Nicolas Wadimoff a aussi longuement filmé le zoo de Rafah. Les animaux captifs et affamés nous renvoient étrangement et inconfortablement à une métaphore des Gazaouis pris au piège.

Aisheen – Chroniques de Gaza (Still Alive in Gaza), de Nicolas Wadimoff, documentaire, 1 h 26. Sortie nationale le 26 mai.

Nicolas Wadimoff est né en 1964 à Genève. Réalisateur pour des magazines d’information, il a tourné en Libye, en Algérie, en Palestine et en Israël, au Yémen, au Rwanda, au Chiapas… Il réalise un premier long-métrage de fiction en 1996, Clandestins. Il monte ensuite sa propre société de production, Caravan prod., puis Akka Films, en 2003, et se consacre plus spécifiquement à son activité d’auteur-réalisateur. Sur le conflit israélo-palestinien, il créé L’Accord, en 2005, où il raconte les coulisses de l’initiative de Genève.

Marina Da Silva

(1Auteure de Gaza debout face à la mer – Le Défi de Jawdat Khoudary, Zoé, Genève, 2009.

(2La communauté internationale a coupé son aide financière aux territoires palestiniens en février 2006, à la suite de la formation d’un gouvernement du Hamas. Elle a repris seulement pour la Cisjordanie et pour l’Autorité.

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