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Logistique : le maillon faible ?

« La logistique, fonction opérationnelle oubliée » : un colloque à Paris, à l’initiative d’Alliancegeostratégique.org et avec le soutien de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM), a fait le point sur une spécialité dont il est communément accepté qu’elle est le nerf de la guerre, mais qui a tendance aussi à être considérée par les gouvernants comme une commode « variable d’ajustement ». Sur les 55 000 suppressions de postes programmées sur cinq ans dans les armées françaises par le Livre blanc (2008) et la Loi de programmation militaire (2009), 36 000 concernent le soutien, considéré comme éloigné du « cœur de métier » (le combat, les opérations), et donc le plus susceptible d’être externalisé. En vrac, quelques éléments glanés…

par Philippe Leymarie, 6 juillet 2010

— Depuis les deux dernières guerres mondiales, la logistique précède (au lieu de suivre) : les aspects industriels et technologiques ont souvent pris le pas sur le politique ; le général Eisenhower était d’ailleurs logisticien de formation.
— Au Sri Lanka, « les Tamouls ont gagné, puis perdu à cause de la logistique », pour reprendre la formule d’Olivier Kempf, un des animateurs du colloque : ils avaient monté une flotte autonome de combat et de ravitaillement, dont la destruction, à partir de 2006, les a progressivement étouffés.
— D’autres exemples cités : la « Bataille de l’Atlantique » (1939-45) ; la « guerre des routes » en Irak (2004) ; les attaques ces derniers mois contre les convois de l’OTAN au Pakistan ou en Afghanistan, et les opérations des pirates somaliens contre le trafic commercial ou halieutique dans l’océan Indien.
— Dans les conflits modernes, la logistique est une fonction de combat, soit sur un mode défensif (maintenir les flux de ravitaillement, coûte que coûte), soit offensif (en coupant l’adversaire de ses bases, ou en asséchant son environnement s’il est intégré à la population).

« Je passe, je livre »

— « Les néolithiques amérindiens se sont adaptés sans problème aux armes à répétition ; mais l’Occident triomphe toujours parce qu’il a, derrière lui, la logistique ; et encore derrière, la production industrielle : du coup, les Indiens n’ont jamais pu remporter qu’un ou deux Little Big Horn… ». Ou encore : « Si je libère Paris, je vais être obligé de nourrir plusieurs millions de Parisiens. Donc, je contourne Paris… ».
— Un ancien commandant de détachement logistique français, en Afghanistan : « A la différence de l’infanterie, quand un convoi est attaqué, je ne traite pas le problème : je passe et je livre ».
— Pour acheminer le matériel d’urgence sur les « opex » (opérations extérieures) lointaines (type Afghanistan), l’heure de vol sur gros porteur (par exemple, les AN124 de la compagnie Volga-Dniepr) coûte 25 000 euros ; une rotation complète (20 heures, dont 15 en vol), 450 000 euros. Et on ne dit rien de la pollution ! (1)
— « La logistique suivra » : mais elle doit être anticipée, coordonnée. Elle est facteur de puissance : quelques armées seulement (dont celle de la France) peuvent être leader dans l’organisation matérielle d’une opération multinationale.

« Entrée en premier »

— Le soutien se décompose en treize fonctions (transport, maintenance, restauration, santé, commissariat, intendance, etc), explique un colonel de l’état-major général : « Et même quatorze, ajoute-t-il, avec l’externalisation », qui ne cesse de s’étendre. Mais, selon lui, si on veut garder la capacité à « entrer en premier » (ouverture de théâtre), qui est la marque des nations qui comptent militairement, il faut en garder les moyens ( alors que les civils, les privés, les non-volontaires ne peuvent être mis en avant sur les fronts).
— L’actuelle « réduction de l’empreinte logistique » peut mener à la catastrophe, soulignent certains des responsables du secteur. Autre manière de poser le problème : la cuisine en « opex » fait-elle partie du « cœur de métier » ?
— Pourquoi la logistique, une des trois grandes fonctions militaires, ne suscite-t-elle pas plus de vocations ? « C’est toujours plus sexy d’aller à la chasse que d’entretenir la caverne ».
— Le représentant français au sein de l’Agence d’entretien et d’approvisionnement (NAMSA) peut savoir, grâce au système informatique de cette agence logistique de l’OTAN, ce qu’il y a en stock dans l’armée de l’air ou la marine française... ce qu’il ne peut obtenir par un moyen national !

L’habit et le couvert

— Dans une semaine, un arbitrage devrait être rendu par le ministre français de la Défense à propos de l’externalisation de la fonction « habillement » : fabrication, stockage, livraison, réparation. Mais l’effet (la tenue) du combattant n’est-il pas un « système d’armes » ?
— La gestion des 340 restaurants et mess des armées françaises devrait également être externalisée. Une expérimentation est en cours. Les « bords » des bateaux ne sont pas concernés (pour le moment, car sur les navires de l’US Navy, c’est déjà souvent la règle).
— Dans le cadre du contrat CAPES-France (« capacités additionnelles pour le soutien France »), en Afghanistan, la restauration collective à Kaboul, les acheminements stratégiques, la maintenance des réseaux téléphones et internet, la distribution des fournitures sont assurés par des opérateurs privés, avec un encadrement venu de l’Economat des armées (lui-même en partie privatisé), et un personnel largement local (« Ne pas employer des Afghans à Kaboul serait nier notre légitimité ; on n’a plus rien à y faire, si on n’est pas capable de faire travailler des nationaux », explique un de ces responsables).

« Corruption systémique »

— L’externalisation est une pratique déjà ancienne dans le Maintien en condition opérationnelle (MCO) de certains types d’avions. Les équipements de plus en plus sophistiqués et coûteux (par exemple, sur le chasseur Rafale) induisent une « externalisation latente » : les sous-ensembles repartent directement chez l’industriel en cas de besoin.
— Le MCO en temps de paix est une recherche d’efficience : entretenir correctement, faire durer le matériel … En zone de guerre, le MCO est avant tout une recherche d’efficacité (et non de coût) : on remplace ce qui casse. Ce ne sont pas les mêmes capacités, les mêmes personnels, etc…
— L’armée américaine est sur-dépendante à l’égard du privé et du civil : au pic des effectifs, en Irak, 174 000 civils sous contrat pour 140 000 soldats ; en Afghanistan, en 2009, 74 000 « contractors » pour 100 000 soldats US (et 38 000 Européens).
— Le ravitaillement des GI’s en Afghanistan est privatisé à 100 % : huit firmes de transit et plusieurs dizaines de sociétés de sécurité locales sont parties prenantes du Host Trucking Nation (HTN), un contrat-cadre collectif de 2,16 milliards de dollars. « Le matériel arrive à bon port, mais la chaîne logistique est un angle mort, sur le plan militaire ». Des seigneurs de la guerre profitent de la situation. Par le jeu d’une « corruption systémique », 2 millions de dollars bénéficieraient en moyenne chaque semaine directement aux groupes talibans …

Philippe Leymarie

(1Il n’existe que 24 gros porteurs AN124 dans le monde.

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