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Les Palestiniens dans l’« antichambre de l’Histoire »

Dans un nouvel essai (De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, Paris, septembre 2010), j’essaie d’inscrire le conflit dans un ensemble plus vaste et d’expliquer pourquoi la Palestine est devenue une cause universelle, notamment parce qu’elle se situe sur la ligne de faille entre le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, à un moment où l’on assiste à un basculement du monde. L’affirmation de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de l’Afrique du Sud marque la fin de deux siècles de domination occidentale et tourne la page de l’entreprise colonialiste. Le chapitre ci-dessous explique quelle fut la vision dominante de l’Histoire durant plus d’un siècle et pourquoi l’Histoire du monde reste souvent racontée du point de vue du Nord.

par Alain Gresh, 14 septembre 2010

Où l’on comprend pourquoi certains peuples doivent patienter dans la « salle d’attente de l’Histoire »

« Les forces qui font aboutir le projet grandiose du bonheur parfait ne tiennent nullement compte de la souffrance d’ordre secondaire, et exterminent ces sections de l’humanité qui leur barrent le passage. (…) Qu’il soit être humain ou brut, l’obstacle doit être éliminé. »
(Herbert Spencer, philosophe anglais, 1850).

Il a ce sourire presque débonnaire qu’il affichait déjà sur la couverture du magazine américain Life, le 8 novembre 1943, la même barbichette, le même regard franc. Il s’est dépouillé de son uniforme militaire : la guerre est gagnée et il faut préparer la paix. Il a déjà participé à la création la Société des Nations (SDN) en 1919. En ce 25 juin 1945, à l’opéra de San Francisco, aux côtés de représentants de cinquante et un pays, il lit avec émotion le préambule de la Charte des Nations unies, un texte qu’il a largement contribué à rédiger et qui fonde le monde de demain, un monde plus juste et sans guerre :

« Résolus
 A préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,
 A proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
 A créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
 A favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,
Et à ces fins
 A pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage,
 A unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,
 A accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun,
 A recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,

Avons décidé d’associer nos efforts pour réaliser ces desseins. »

Transportés par ces sublimes paroles, trois mille auditeurs se lèvent et applaudissent l’acte de naissance d’une ère nouvelle, débarrassée du nazisme, du fascisme, du racisme. Seul l’un d’entre eux, sceptique, reste assis, en retrait. Le Dr William E. B. Dubois, un écrivain noir américain considéré comme le père du panafricanisme, raconte :

« J’ai entendu Jan Smuts plaider pour le préambule de la Charte des Nations unies. C’était un paradoxe étonnant. Le “panafricanisme” qu’il représente est l’union des maîtres blancs du Kenya, de la Rhodésie et de l’Union sud-africaine, une union pour diriger le continent africain dans les intérêts des investisseurs blancs et des exploiteurs. »

Car l’homme qui lit l’appel « à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage », n’est autre que Jan Smuts, le premier ministre de l’Afrique du Sud, un pays où sévit la ségrégation raciale. Il s’est distingué par sa répression brutale des tentatives d’émancipation de la majorité noire à laquelle les droits politiques et sociaux sont refusés. Smuts avait néanmoins choisi le bon camp durant la Seconde Guerre mondiale, celui de l’alliance avec le Royaume-Uni.

S’il est un événement emblématique du XXe siècle, c’est bien la guerre de 1939-1945. Par le nombre de pays concernés et par la diversité des théâtres d’opération, de l’Afrique du Nord au Caucase, du Pacifique aux Balkans, elle peut, bien davantage que celle de 1914-1918, être qualifiée de « mondiale ». Elle continue, à juste titre, de symboliser dans notre monde occidental, même pour les générations qui ne l’ont pas vécue, la lutte titanesque entre « le Bien et le Mal », le combat contre la Barbarie. Pourtant, ce bras de fer, vu du côté des pays colonisés, donc à travers le prisme d’une expérience distincte, ne pouvait être ressenti de la même façon. Aujourd’hui encore, cette guerre n’a pas, pour les ex-colonisés, le statut de référence obligée qui est celle du discours occidental. Tentons de comprendre pourquoi.

Secrétaire général du Parti communiste sud-africain, Joe Slovo (1926-1995), premier Blanc élu à la direction du Congrès national africain (ANC) et l’un des principaux architectes de la transition pacifique vers l’après-apartheid, rapporte dans ses Mémoires inachevées, comment son parti, jusque-là neutraliste, décida de s’engager contre l’Allemagne nazie au lendemain de l’attaque contre l’Union soviétique, le 22 juin 1941 :

« Ce tournant fut difficile. Comment expliquer à un Noir de faire la paix avec Smuts – le boucher de Bulhoek et de Bondelswarts (1) ? Pour un membre ordinaire de la majorité noire ne disposant ni de droits ni de la possibilité de voter, l’appel du régime à “sauver la civilisation et la démocratie” a dû paraître comme une cruelle parodie. Et se battre avec quoi ? Un homme noir n’était pas autorisé à porter des armes. S’il voulait servir la démocratie, son seul choix était de devenir le serviteur d’un soldat blanc. L’entrée en guerre du Japon aux côtés de Hitler avait donné un slogan aux racistes blancs : “Luttez contre le péril jaune”. Il était facile de comprendre que, parmi les Noirs, certains espéraient en leur for intérieur que la venue d’autres hommes de couleur leur apporterait peut-être le salut (2). »

En décembre 1941, alors que son aviation bombarde la flotte américaine à Pearl Harbour, le Japon lance parallèlement une offensive majeure contre l’empire britannique d’Asie et s’empare, presque sans coup férir, de la Birmanie, de Singapour et de la Malaisie. Les troupes de l’Empire du Soleil-Levant atteignent les portes de l’Inde. Deux historiens britanniques d’aujourd’hui, Christopher A. Bayly et Tim Harper, exposent la signification de cet effondrement de « l’homme blanc » en Extrême-Orient, et ce d’un point de vue asiatique d’autant plus important à comprendre que « nous entrons dans le siècle de l’Asie (3) » :

« En 1941, lors de leur première incursion en Asie du Sud-Est, les Japonais n’apparaissaient pas aux yeux de ces peuples comme des envahisseurs féroces, hormis pour les Chinois, très informés d’événements comme le “viol de Nankin” en 1937 (4). Au contraire, beaucoup percevaient les Japonais comme des libérateurs à même de balayer les colonialismes européens corrompus et décadents et d’ouvrir l’ère de “l’Asie pour les Asiatiques”. »

D’autant, poursuivent les auteurs, que la férule coloniale s’était alourdie avec la Grande Dépression des années 1930, écrasant la paysannerie sous le poids de la dette. La jeunesse asiatique admirait le Japon pour sa modernisation au XIXe siècle et pour sa victoire sur la Russie en 1904-1905. En Inde s’était constituée une Armée nationale de libération qui comptait 40 000 combattants en 1943, pour la plupart d’anciens soldats de l’armée britannique, et qui voulaient lutter contre le colonisateur en alliance avec les Japonais.

A la même période, dans le monde arabe, nombre de nationalistes dissimulaient à peine leurs sympathies pour « les ennemis de nos ennemis ». Le fait a été répété à satiété, le mufti de Jérusalem Amin Al-Husseini, un des leaders du mouvement palestinien, allait collaborer avec les nazis. Jeune officier, Anouar El-Sadate, le futur président égyptien signataire en 1978 des accords de Camp David avec Israël, fut arrêté en 1942 par les Britanniques pour avoir transmis des informations à l’Afrika Korps, les divisions blindées du général Erwin Rommel qui roulaient à tombeau ouvert vers Alexandrie. A ce moment-là, la majorité du peuple égyptien guettait fiévreusement l’arrivée des légions allemandes qui allaient libérer le pays de l’oppression exécrée des Britanniques. Communiste et juif, profondément antifasciste, Henri Curiel, un homme qui savait fort bien ce qu’il y avait à craindre d’une victoire nazie, diffusa un tract expliquant, en substance, que la domination allemande ne valait pas mieux que celle des Britanniques.

Il est difficile de se déprendre de vieux réflexes profondément ancrés, d’abandonner le prisme « occidentalo-centré » qui organise l’espace et le temps à partir du seul point de vue du Nord. Bien sûr, l’issue de la Seconde Guerre mondiale était cruciale pour l’avenir de l’humanité, et une victoire de l’Allemagne nazie aurait signifié non seulement la vassalisation de toute l’Europe, y compris de l’Union soviétique, mais aussi l’aggravation de l’exploitation des colonies. Mais nous devons comprendre la cohérence des illusions entretenues par les peuples vivant sous les férules britannique ou française. Ces illusions s’effacèrent rapidement, et les peuples asiatiques mesurèrent que le joug japonais n’était pas moins féroce que celui des Britanniques ou des Français, et, de la Birmanie à l’Indochine, ils se retournèrent contre leurs nouveaux maîtres. Mais, vu du Sud, le conflit perd ainsi la dimension qu’il a acquise dans « notre village occidental ». En fin de compte, l’impact majeur de la Seconde Guerre mondiale sur le monde colonisé résultera de la capacité des « peuples de couleur » à réclamer à leurs maîtres franco-britanniques affaiblis par le conflit, les valeurs de liberté, de démocratie et de justice au nom desquelles ils avaient combattu.

« Le droit à coloniser »

Les différentes perceptions de la Seconde Guerre mondiale nous permet de mieux appréhender le conflit de la Palestine qui est l’objet de cet essai. Il nous permet de critiquer le prisme que nous utilisons pour l’appréhender. Ainsi, il n’est pas possible de comprendre l’attitude européenne et américaine à l’égard de la création d’Israël en dehors d’une conception du monde, prégnante durant toute une partie du XXe siècle, qui tenait pour négligeable les peuples autochtones. Ceux-ci vivaient et restaient sur place, bien sûr, mais invisibles, sans culture, sans Histoire, qu’ils soient arabes de Palestine ou d’Algérie, aborigènes d’Australie ou Noirs de l’Afrique australe. Nombreux étaient ceux qui croyaient sincèrement que seule l’Europe portait le flambeau de la « civilisation », un terme qui servit à couvrir bien des aventures et à justifier bien des crimes.

Si l’on suit le très documenté Dictionnaire historique de la langue française, publié sous la direction d’Alain Rey, ce n’est qu’en 1721 qu’apparaît le mot « civilisation », défini comme « le processus historique de progrès (…) matériel, social et culturel, ainsi que le résultat de ce processus, soit un état social considéré comme avancé ». Civiliser consiste donc à « faire passer [une collectivité humaine] à un état de plus haut développement matériel, intellectuel, social ». Philosophe et orientaliste, auteur du Voyage en Syrie et en Egypte (1787), Volney opposait déjà l’homme civilisé à… l’anthropophage. Le terme de « civilisation », qui remplace le mot jusque-là utilisé de « mœurs », ne prend donc tout son sens que par opposition à celui de « sauvage ». Il implique une vision hiérarchique à laquelle il est difficile d’échapper.

Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794), dont l’un des plus grands mérites fut d’avoir défendu avec détermination l’égalité entre hommes et femmes, croit à l’unité de l’espèce humaine et s’oppose farouchement aux entreprises coloniales :

« Parcourez l’histoire de nos établissements en Afrique ou en Asie, vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance, l’insolence de nos usurpations, l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres, détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d’abord obtenu (5). »

Le respect des peuples de couleur transparaît dans cette condamnation courageuse et sans équivoque des aventures coloniales. Mais il s’accompagne, chez cet humaniste authentique que fut Condorcet, de la croyance de la « supériorité de nos lumières » – terreau de la formidable effervescence intellectuelle qui préparait la Révolution française. Elle le conduisit à une conviction :

La marche en avant des peuples des colonies serait « plus prompte et plus sûre par ce qu’ils recevraient de nous ce que nous avons été obligés de découvrir, et que pour connaître ces vérités simples, ces méthodes certaines auxquelles nous ne sommes parvenus qu’après de longues erreurs, il leur suffirait d’en avoir pu saisir les développements et les preuves dans nos discours et dans nos livres ».

Au nom de cette civilisation dont il est persuadé que l’Europe (et particulièrement la France) représente l’apogée, Condorcet légitime ainsi l’impérieuse obligation de hisser les autres peuples à « notre » niveau. Les restrictions qu’il y met, et notamment l’obligation d’user de moyens pacifiques, d’autres penseurs républicains, d’autres dirigeants politiques de la IIIe ou de la IVe République, les responsables européens en général n’auront aucun scrupule à les violer, camouflant sous cette « mission civilisatrice » des ambitions autrement plus sonnantes et trébuchantes.

A la fin du XVIIIe siècle, en France comme en Grande-Bretagne, se déployait une campagne contre la traite des esclaves et contre les colonies, menée par un courant appelé à un bel avenir, celui des intellectuels libéraux, d’Adam Smith à Edmund Burke. La métropole ne violait-elle pas les principes du marché libre en contraignant ses possessions d’outre-mer à exporter leur production vers la métropole et à y acheter tout ce dont elles avaient besoin ? Cinquante ans plus tard, la plupart des adeptes de ce courant, de James Mill à John Stuart Mill, en passant par Alexis de Tocqueville, bien que toujours attachés au libre-échange et au rôle central du marché, abandonneront pourtant les questionnements de leurs prédécesseurs pour appuyer, sans états d’âme, l’expansion européenne. Ce « revirement pro-impérialiste » des libéraux, comme le montre l’universitaire américaine Jeniffer Pitts, s’explique dans une large mesure par « l’effacement progressif des théories pluralistes et nuancées du progrès au profit de certaines conceptions beaucoup plus méprisantes de l’“arriération” et à une dichotomie beaucoup plus tranchée entre barbarie et civilisation (6) ».

Adam Smith attachait à l’étude des communautés humaines une attention soutenue et il n’aurait certainement pas entériné la formule de Margaret Thatcher, selon laquelle « There is no such thing as society » (« Il n’existe pas de société »). Il consacra, au contraire, des ouvrages approfondis non seulement aux sociétés européennes, mais aussi à celles que le Vieux Monde découvrait, de l’Océanie aux Amériques. Il était un universaliste, convaincu que les êtres humains sont tous rationnels et qu’ils appliquaient cette rationalité à la résolution de leurs problèmes. Pour lui et ses disciples, aucune culture n’était globalement supérieure ou inférieure aux autres : la diversité des croyances et des mœurs était une réponse à des situations différentes.

Sans jamais céder au relativisme, Adam Smith expliquait ainsi dans sa Théorie des sentiments moraux, publiée il y a cent cinquante ans, que la coutume des Amérindiens de mouler les têtes des nouveau-nés, dénoncée par les missionnaires comme absurde et barbare, n’était pas plus saugrenue que le port du corset imposé aux femmes, dont les effets négatifs étaient connus et néanmoins acceptés… Il condamnait avec force tout ce qui pouvait fonder l’idée d’une supériorité globale des sociétés européennes.

En quelques décennies, le monde va profondément changer. Alors qu’au XVIIIe siècle il était encore multipolaire – en 1800, la majorité de la production manufacturière mondiale se faisait en Chine et en Inde –, durant la première moitié du XIXe siècle l’hégémonie du Vieux Continent s’affirme, et ce pour des raisons diverses : avantages tirés de la conquête de l’Amérique ; profits accumulés du commerce triangulaire (Europe-Afrique-Nouveau Monde) dominé par la traite des esclaves ; et, surtout, maîtrise de la technologie et de l’art de la guerre : la multiplication des conflits en Europe donna aux Etats une capacité à mobiliser leurs ressources pour de longues campagnes militaires, capacité dont ne disposaient pas les immenses empires indien ou chinois, qui déléguaient la défense de leurs lointaines frontières à des potentats locaux ou à des tribus.

Cette capacité militaire et les conquêtes elles-mêmes vont constituer, a posteriori, une preuve de la supériorité non seulement militaire et économique, mais aussi « culturelle » et même « morale » du Vieux Continent, laquelle s’enracinerait dans des conceptions philosophiques que certains font remonter jusqu’à la Grèce antique. On vit ainsi, remarque Jennifer Pitts, apparaître des arguments selon lesquels la nature progressiste de leur civilisation donnait une supériorité morale aux Européens, leur permettant d’agir à leur guise dans les régions « barbares ». La Palestine sera, parmi d’autres, un champ d’application de ces théories.

L’évolution de la politique britannique en Inde en témoigne : au milieu du XIXe siècle, l’intérêt naguère porté à la civilisation de ce pays commence à s’estomper. « Il avait antérieurement existé dans les plus hautes sphères de l’administration, remarque Pitts, une certaine forme d’admiration pour les hauts faits de la culture indienne, y compris parmi les Britanniques œuvrant à l’expansion de l’Empire. Au sein des administrateurs coloniaux du XVIIIe siècle figuraient, en bonne place, des orientalistes admirant la civilisation indienne. »

Ces administrateurs avaient même tendance à s’indianiser : ils s’habillaient comme les locaux, adoptaient leurs coutumes, se mariaient à des Indiennes, etc. A partir des années 1850, au contraire, se fixe une vision méprisante des autochtones, laquelle ne se démentira plus jusqu’à l’indépendance.

Dans un ouvrage stimulant et ardu, au titre provocateur, Provincialiser l’Europe (7), l’historien indien Dipesh Chakrabarty revient sur la conception qui s’est finalement imposée selon laquelle l’Europe préfigurerait l’avenir de l’humanité. Les peuples non européens, explique Chakrabarty, sont assignés à « une salle d’attente imaginaire de l’Histoire », attente qui devient ainsi une mesure de la distance culturelle qui sépare l’Occident du non-Occident. La notion de progrès, poursuit-il, s’installe dès le XVIIIe siècle et si « nous » sommes l’avenir, « ils » sont le passé, parfois même notre propre passé : ainsi les Aborigènes d’Australie seront réduits à ressembler à nos ancêtres de la préhistoire qui n’auraient pas su évoluer. En d’autres termes, Karl Marx écrivait que « le pays le plus industrialisé montre aux pays moins développés l’image de leur propre avenir ».

En dépit des puissants mouvements universalistes qui ont marqué l’Europe à partir du XVIIIe siècle, dont les idées étaient en principe peu compatibles avec l’oppression des indigènes, le droit à coloniser s’est donc imposé comme un « droit naturel », voire comme un devoir, de l’Australie à l’Algérie, du Congo à la Cochinchine. En Palestine, il s’agissait aussi d’« une mission sacrée de civilisation » (Henry Laurens). Mais, à la différence d’autres situations coloniales, les Palestiniens ne sont pas assignés à « une salle d’attente » de l’Histoire, mais à en être expulsés définitivement.

Alain Gresh

(1Deux villes sud-africaines où, en 1921 et 1922, Smuts exerça une terrible répression qui fit plusieurs centaines de victimes parmi les Noirs.

(2Slovo. The Unfinished Autobiography, Ocean Press, Melbourne-New-York 1997.

(3Christopher A. Bayly et Tim Harper, « Armées oubliées de l’Asie britannique », Le Monde diplomatique, mai 2005.

(4Selon les sources, entre 100 000 et 300 000 personnes furent massacrées après la prise de la ville par les troupes japonaises.

(5Tableau historique des progrès de l’esprit humain, publié après la mort de l’auteur, en 1795.

(6Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale, L’Atelier-Le Monde diplomatique, 2006.

(7Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, Editions Amsterdam, 2009.

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