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Au Sahel, un nouveau front à haut risque

L’enlèvement au Niger de sept employés d’Areva et Vinci (cinq Français dont une femme, un Togolais et un Malgache), quels qu’en soient les développements à venir, constitue un défi lancé au gouvernement français ainsi qu’à l’ensemble des pays des confins sahariens, qui jouent chacun leur jeu dans une partie de billard à plusieurs bandes. L’Elysée, qui multiplie les préparatifs à une intervention de type militaire, semi-clandestine, très technique, et finalement lourde – avec les conséquences géopolitiques qui peuvent l’accompagner –, engage la France dans ce qui pourrait être un nouveau bourbier, sur fond d’uranium, de terrorisme, de déstabilisation d’Etats sahéliens, et d’interventionnisme de l’ancienne métropole coloniale. Cela correspondrait bien peu au nouveau cours que le président Sarkozy prétend donner aux relations franco-africaines...

par Philippe Leymarie, 22 septembre 2010

La cible française. Une note des services de renseignement, dont la teneur a été publiée par Le Monde le 21 septembre, recense les raisons d’une « focalisation antifrançaise » dans la région du Sahel, due à une conjonction d’éléments, notamment :

 l’expédition franco-mauritanienne contre un camp d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) le 22 juillet dernier ;
 la présence militaire française qui se poursuit en Afghanistan ;
 le vote le 14 septembre de la loi interdisant le port du voile intégral dans les lieux publics ;
 une diplomatie jugée dans l’ensemble plutôt pro-israélienne.

Les autorités à Paris ne cessent ces derniers jours d’évoquer un niveau élevé de menace sur le territoire et sur les intérêts français, au risque de développer un climat de peur dans l’opinion (et de susciter des interrogations quant à de possibles arrière-pensées politiciennes). Bien qu’on ne puisse reprocher au gouvernement de tenter de faire libérer les otages d’Arlit, un coup de pied militaire dans la fourmilière - choisie de préférence à une action de type policier ou services de renseignement - risquerait de rendre cette menace bien plus réelle.

Coup de poing

Le profil retenu pour l’opération , qui n’en est qu’au stade des préparatifs, semble celui d’une intervention coup de poing, brutale, rapide, relativement « invisible » : d’où le choix du Commandement français des opérations spéciales (COS) qui a, parmi ses spécialités, la détection, le renseignement, l’action en profondeur, l’élimination ciblée, l’extraction, etc. – le tout en milieu extrême et hostile, et sous une forme quasi-clandestine. Dans la pratique, les actions du COS sont le plus souvent connues après coup, ou jamais.

Il y a au moins deux conditions, souligne un ancien attaché militaire français au Niger, l’ex-colonel Gilles Denamur (1), à la réussite d’une opération de ce type :

 disposer de renseignements sûrs à 100 % (ce qui est d’autant plus difficile que les otages ont vraisemblablement été séparés, comme il est d’usage) ;
 s’assurer du soutien des gouvernements de la région (ce qui n’est pas gagné, eux-mêmes n’ayant jamais réussi à développer une coopération efficace à leurs frontières, en matière de sécurité, et étant peu désireux de mobiliser troupes et crédits dans ces espaces désertiques et rebelles).

L’idéal, pour les intervenants français, serait d’établir une coordination étroite avec les forces armées de ces pays, voire une coopération active, ou au minimum de bénéficier des informations de leurs services de renseignement.

Opérations glissantes

AQMI, qui a revendiqué la prise d’otages, a mis en garde les autorités françaises mardi soir contre « toute autre stupidité » (par « autre », entendez : après l’attaque du 22 juillet). Dans l’immédiat, les éléments français déployés au Niger, en Mauritanie, ainsi peut-être qu’au Burkina, se contentent de tenter de localiser les preneurs d’otages, grâce aux :

 interceptions de signaux (les émissions des balises, GPS, téléphones satellite, radars, scan) à l’aide d’aéronefs, de stations d’écoute, etc. ;
 images recueillies par les avions d’observation (les Atlantic et Mirage basés pour l’occasion à Niamey), et par les satellites (des demandes auraient été faites aux Américains) ;
 renseignements humains (contacts avec les services amis, envoi de commandos, interrogatoires de villageois ou voyageurs, etc.).

Des agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), des unités du Commandement des opérations spéciales (COS), ainsi que des personnels de l’armée de l’air sont mobilisés dans but, dans plusieurs pays de la région. Parallèlement, les autorités françaises cherchent à sélectionner d’éventuels intermédiaires, pour s’enquérir de l’état de santé des otages, voir engager une possible négociation.

Attention aux opérations glissantes ! Elles sont une spécialité française : on commence par de l’humanitaire, de l’échange d’informations, de la coopération douçe, du sauvetage de ressortissants... Et on se retrouve, quelques jours ou semaines plus tard, avec une intervention en bonne et due forme, doublée d’une face voilée, et de tout un tas de conséquences géopolitiques à gérer, pas toutes très positives. Le tout sans avoir informé l’opinion, sinon sous forme d’aimables mensonges, au moins par omission. En principe, la France officielle ne souhaite plus se comporter en "gendarme du continent", mais les actions notamment au Tchad et en Centrafrique ces dernières années invitent à la prudence ...

Trafics dans le désert

Un coup de force pour libérer les otages détenus dans les sanctuaires d’AQMI serait hors de portée des armées locales, et sans doute périlleux pour les éléments français. Régis Belleville, qui sillonne le secteur depuis plus de dix ans, le décrit ainsi : « Si ce n’est pas l’Afghanistan, ce sont des régions isolées, montagneuses, escarpées, où les clans locaux, depuis toujours rétifs à toute autorité, assistent les hommes d’Al-Qaida, par intérêt ou à cause de relations familiales.

« Ces régions, et notamment le massif de Timerine, à 450 km au nord-est de Tombouctou, sont des escarpements rocheux, des blocs de rochers délités, très découpés, traversés d’Est en Ouest par une grande bande sableuse qui sert de lieu de passage à tous les trafics. Il y a des puits ancestraux, des micro-climats locaux pour les troupeaux, comme de petits jardins préservés pour les tribus berabiches, avec lesquelles les gars d’AQMI ont noué des liens familiaux. Là, ils sont tranquilles. Si quoi que ce soit bouge, ils sont prévenus (2). »

Il y a risque en outre – en cas de « dommages collatéraux » au cours d’une attaque – de susciter des vocations parmi les jeunes civils, devenant de nouveaux combattants AQMI. Il est de toute façon difficile, comme en Afghanistan, de distinguer les rebelles de la population civile. Et aussi de détecter d’éventuels suspects (qui peuvent s’abriter dans des grottes, sous des filets, ou utiliser des dromadaires plutôt que les 4x4, etc.).

Le Sahel est une région désertique immense, mais bien loin d’être vide. Zone de transit de nombreux migrants subsahariens, elle est aussi devenue une « marge intérieure » de l’Afrique septentrionale à peine contrôlée par les pays riverains et où s’épanouissent tous les trafics.
Source : Philippe Rekacewicz, Atlas du Monde diplomatique, Paris, 2006.

« Porte de l’enfer »

Le cycle de la vengeance. La prise d’otages a été revendiquée par le groupe d’Abdelhamid Abou Zeid, une des « katibas » (phalanges armées) d’AQMI, qui est considérée comme responsable de l’assassinat en 2009 de l’otage britannique Edwin Dyer, et de la mort de l’otage français Michel Germaneau en juillet dernier. La prise d’otages actuelle semble une action de représailles après l’attaque, le 22 juillet, par des soldats des forces spéciales mauritaniennes, formés et soutenus sur le terrain par des éléments du COS français, d’un camp d’AQMI en territoire malien. Abdelmalek Droukel, un des hommes forts d’AQMI, avait alors affirmé que « Sarkozy [avait] ouvert une porte de l’enfer à son peuple », et ordonnéd’exécuter le vieil otage.

La stratégie d’AQMI. Défaite en Afghanistan et en Irak, pourchassée jusqu’à un certain point au Pakistan, en Arabie saoudite et jusqu’en Tchétchénie, la mouvance Al-Qaida a refait surface :
 au Yémen (où elle est combattue par le gouvernement local, avec le soutien technique de l’armée américaine),
 en Somalie (où elle joue sur l’anarchie et les divisions régnant dans ce pays, mais reste sous la menace des soldats américains déployés à Djibouti),
 et surtout dans le Sahel ouest-africain : l’allégeance de l’ex-Groupe pour la prédication et le combat (GSPC (3)), avec sa demi-douzaine de « katibas » autonomes, son encadrement en majorité algérien, et ses quelque quatre cents combattants d’origine mauritanienne ou touarègue (du Mali ou du Niger), font de cette zone des confins sahariens, immense, très peu habitée et administrée, un refuge commode pour les rebelles.

Des « moudjahidins » d’AQMI semblent avoir, ces dernières années, noué des liens étroits avec les tribus nomades, en majorité touarègues, grâce aux échanges commerciaux, à des complicités dans les trafics illégaux (cigarettes, drogues, armes), voire à la polygamie – qui permettrait à certains de ces combattants ultra-mobiles de se sentir presque partout « chez eux ». Après la destruction d’un de ses camps et la perte de sept de ses combattants, le 22 juillet, AQMI éprouvait la nécessité de montrer sa force, pour décourager toute nouvelle intrusion dans ce qu’elle considère à la fois comme son terrain de chasse (otages, trafics divers) et son « émirat ».

Zones grises

Le Mali dans l’œil du cyclone… entre Mauritanie, Niger et Algérie - et peut-être la Libye. Le pays dirigé par le président Amani Toumani Touré, ex-général, était surtout occupé ces jours-ci à la célébration du 50e anniversaire de son accession à l’indépendance. Le nord du pays, où se seraient réfugiés les preneurs d’otages, est une « zone grise », où l’administration et l’armée malienne sont peu présentes, ou pas du tout.

Le pouvoir malien ne souhaite pas s’engager à priori dans une escalade militaire avec AQMI. Il a d’ailleurs souvent été sollicité par les gouvernements étrangers, soucieux d’épargner leurs ressortissants pris en otages. Il aurait refusé ces derniers jours l’utilisation par l’armée française de l’aéroport de Kidal, au nord du pays, contraignant Paris à organiser un dispositif à partir de bases plus lointaines, au Niger, en Mauritanie et au Burkina. Cerpendant, des instructeurs du COS français avaient déjà contribué à former plus de deux cents soldats de l’armée malienne (4).

Des critiques se sont faites entendre au sein de la classe politique malienne  : « On a laissé AQMI s’installer, et aujourd’hui notre pays est le théâtre d’une guerre entre forces étrangères », constate sous couvert d’anonymat un ancien ministre « scandalisé » (5) - « Nous sommes en guerre, mais nous ne le savons pas ! », assure Aminata Traoré, figure malienne de l’altermondialisme , qui considère la « guerre contre le terrorisme » comme une injonction faite par les Occidentaux aux pays pauvres, au même titre que la privatisation des entreprises. « Nous prétendons être maîtres de notre destin, mais la Mauritanie poursuit AQMI sur notre territoire. »

Le Burkina Faso, plaque tournante. Ce pays toujours géré par l’ex-militaire Blaise Compaoré, le successeur (l’assassin ?) de Thomas Sankara, est un spécialiste des médiations régionales (Côte d’Ivoire, Guinée (6)), mais aussi des trafics d’armes ou de diamants (Liberia, Sierra Leone). Moustapha Chafi, « émissaire du président burkinabé dans toutes les échauffourées africaines depuis quinze ans »  (7), a été l’artisan par exemple de la libération de deux otages espagnols en août dernier . C’est également au Burkina, un des derniers « bons alliés » (traduisez : sans problèmes) de la France en Afrique francophone, qu’une base arrière du COS aurait été discrètement établie ces derniers jours, sans doute dans le nord du pays, en vue d’une éventuelle intervention, le moment venu.

Philippe Leymarie

(1Cité par l’AFP, 21 septembre 2010.

(2AFP, 21 septembre 2010.

(3Lire Mathieu Guidère, « Une filiale algérienne pour Al-Qaida », Le Monde diplomatique, novembre 2006.

(4La coopération militaire américaine avec le Mali est également une des plus avancées du continent.

(5Philippe Bernard, envoyé spécial du Monde, 21 septembre 2010.

(6Lire Bruno Jaffré, « Le Burkina Faso, pilier de la “Françafrique” », Le Monde diplomatique, janvier 2010.

(7Voir sa biographie dans Jeune Afrique, 12 septembre 2010.

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