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Claude Chabrol ou l’effort de lucidité

par Mehdi Benallal, 7 octobre 2010

On a tout dit et son contraire de Claude Chabrol : que c’était un bourgeois qui s’attaquait à la bourgeoisie, qu’il fut prolifique et paresseux, grave et rigolard, complaisant et sourcilleux, qu’il penchait vers l’anarchisme de droite, qu’il était marxiste, etc. Or, ce qui frappe à la lecture de tous les entretiens qu’il a donnés, depuis la fin des années 1950, à l’époque où lui et ses camarades de la Nouvelle Vague se jetaient à l’eau, jusqu’aux derniers, pour la sortie du magnifique Bellamy, c’est que lui, Chabrol, reste constant, parfaitement au clair sur ses positions comme sur ses intentions. Il évoque les aléas de sa carrière sans amertume ni prétention démesurée, reconnaissant revoir de temps en temps ses ambitions à la baisse pour se donner les moyens de poursuivre son travail, ne lâchant rien sur sa certitude d’avoir réussi des films parfois sérieusement critiqués (par exemple Les Bonnes Femmes ou Madame Bovary). En fait, ce qu’on a écrit sur lui reflète bien davantage la confusion ambiante que la sienne. Selon la mode, on l’a trouvé ringard ou pertinent, incisif ou fatigué. Il a fallu qu’il décède pour qu’une sorte d’unanimité se fasse sur son œuvre, dont on dit désormais qu’elle est le fidèle portrait cinématographique de la France sous la Ve République.

On ne peut pourtant pas réduire, loin de là, le cinéma de Chabrol à sa dimension sociologique. S’il est un des cinéastes qui a le mieux su filmer son époque, ses films n’explorent jamais les milieux sociaux pour eux-mêmes. Celui qu’on fit passer pour le « cinéaste de la grande bourgeoisie » n’a d’ailleurs pas donné le meilleur de lui-même dans la représentation de cette bourgeoisie. La description qu’il en fait dans Betty ou La Fille coupée en deux flirte avec la caricature. Sans doute parce que Chabrol, qui accompagne dans ces deux films le point de vue d’un personnage extérieur à cette classe qui s’y retrouve mêlé par hasard, a cherché à en accuser nettement et sans détours les défauts (philistinisme, hypocrisie, bigoterie) en vue d’un effet de contraste. Or, la férocité explicite n’est pas son fort. Dans la caricature, Chabrol n’est pas si pertinent qu’on l’a dit. Son talent consiste plutôt à savoir la doser de manière à ce qu’elle ne fasse pas écran à ce qui l’intéresse par-dessus tout : l’évolution intérieure de ses personnages.

Le cinéma de Claude Chabrol s’élève contre le naturalisme. Le naturalisme cinématographique (qui va de Pialat, pour le meilleur, à Ken Loach ou Xavier Beauvois) immerge le spectateur dans la « réalité » au point de lui faire oublier que cette réalité est de toutes pièces fabriquée. Il nous fait suivre de très près les itinéraires des personnages, collant au rythme de leur course solitaire dans des environnements hostiles ou inexistants. Ces personnages sont ou des saints ou des écorchés vifs, toujours tout d’une pièce, et souvent la vision des films naturalistes relève de l’épreuve. C’est qu’ils s’adressent aux nerfs plus qu’à l’intelligence, ou qu’à l’intelligence des sens. Ils sont la version européenne et « artiste » des policiers américains qui, à la différence, assument leur caractère de spectacle et jouent à élargir à l’infini (voir des séries comme 24 heures chrono) la gamme de leurs effets de surprise.

Le cinéma de Chabrol s’est toujours tenu éloigné de ces entreprises. On ne trouvera pas dans ses films (sauf dans les quelques « commerciaux » qu’il a réalisés pour des commanditaires) la moindre scène d’action. C’est très rarement qu’ils nous plongent dans un temps pseudo-réel. On n’y court pas, ou alors c’est après soi-même. Quand il arrive que le récit s’emballe, quand ses personnages n’ont plus qu’une tâche concrète à accomplir et rien d’autre, ils perdent de leur mystère, et la mise en scène devient exsangue. C’est que le cinéma de Chabrol est essentiellement réflexif, critique. Il n’invente des personnages (ou en emprunte : à Simenon, Flaubert, Maupassant, Henry James…) que pour souligner l’étrangeté de leur comportement, en insistant par toutes sortes de décadrages et de décalages plus ou moins subtils sur l’existence trouble de déterminations secrètes.

Les « cadavres dans le placard » hantent les films de Chabrol. Parfois, ils apparaissent au grand jour, comme les macchabées des premiers plans de La Fleur du mal ou de Bellamy. Parfois, ils attendent la dernière minute pour surgir, comme dans La Demoiselle d’honneur. Il y en a toujours un qui traîne quelque part. Mais la question que posent ses films n’est pas tant « Qui a commis le crime ? » que « Comment en est-on arrivé là ? ». C’est en ce sens qu’on peut considérer que La Cérémonie est bien un film marxiste, comme Chabrol lui-même le proclamait au moment de sa sortie. On connaît l’intrigue : une femme de ménage analphabète et sa copine factrice exterminent toute une famille bourgeoise, parents et enfants, à coups de fusil de chasse. Auparavant, une heure et demie de film aura montré que cette famille très aisée, en prétendant vouloir réduire la distance culturelle et sociale qui la sépare de la bonne, n’aura fait qu’exaspérer sa rancune. Comme le brave petit-bourgeois de Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir, qui s’achetait une conscience en offrant le gîte et le couvert à un clochard, les bourgeois de La Cérémonie ne veulent pas voir – car probablement ils ne le peuvent pas – à quel point leur employée leur est étrangère. Souterraine, dissimulée dans les plis des frustrations solitaires et de la charité bien ordonnée, la guerre des classes a bel et bien lieu. Elle n’attend que son heure.

Chabrol savait le cinéma piégé. La facilité avec laquelle on mène le spectateur par le bout du nez ne lui a pas échappé, et il a reconnu l’imposture naturaliste pour ce qu’elle était. Son problème fut alors d’offrir aux gens un spectacle qui soit aussi un instrument pour pousser plus loin la réflexion. Partant des mêmes prémisses que ses camarades de la Nouvelle Vague, Godard et Rivette, il n’a pas cherché comme eux la solution dans l’expérimentation ou la transformation radicale de leur mode d’expression. Moins ambitieux en apparence, plus enclin à circonscrire son effort, il a suivi l’exemple de ses modèles Fritz Lang et Alfred Hitchcock en s’emparant de sujets « de gare » (faits divers, enquêtes policières) afin de mieux les abandonner et se consacrer à ses personnages. « Le sujet de mes films, expliquait-il en 1966 à Gilles Jacob, c’est les personnages et la forme. Pas l’intrigue qui me gêne plus qu’autre chose. Malheureusement, ce n’est pas possible de faire des films sans intrigue. L’ennui, c’est qu’il faut la faire progresser, et pendant ce temps-là, on perd son temps. En revanche, la construction m’amuse et m’intéresse. Je suis pour les intrigues simples aux personnages compliqués. » Le personnage chez Chabrol n’est pas, comme dans la plupart des films américains, un être qui porte un secret simple et nommable, comme un vice ou un traumatisme. C’est le plus souvent un être qui s’illusionne et dont l’univers, en partie rêvé par lui, se fissure, et parfois s’anéantit.

Chabrol n’a ainsi rien filmé sans faire sentir au spectateur qu’il y a, en amont de ce qui lui est montré, une énigme. Il y a toujours dans ses images quelque chose à déchiffrer parce qu’il y a toujours, en tout être, en toute circonstance, un refoulé qui les hante et les travaille. Les personnages de Chabrol évoluent ainsi sur une planète dont les soubassements craquent lentement sous le poids de toutes les illusions, de tous les mensonges et de toutes les dissimulations. Chabrol a filmé les apparences pour ce qu’elles sont, rien que des « premiers plans », qu’il s’est acharné à décrire comme tels pour mieux aller au fond des choses et toucher du doigt une vérité. Et cette vérité, toute simple, le dernier plan de Bellamy, son dernier film, la dit avec les mots du poète W.H. Auden : « Il y a toujours une autre histoire, il y a plus que ce que l’œil peut saisir. » Rappeler sans cesse cette évidence en amenant insidieusement le spectateur à se demander ce qui s’est passé, ce qu’il a vu ou n’a pas vu, comment on en est arrivé là, telle est la juste contrepartie des manipulations du réel et des sentiments auxquelles se livrent les cinéastes.

Mehdi Benallal

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