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Lettre de Côte d’Ivoire

Abidjan, chronique de l’entre-deux tours

Dans Le Monde diplomatique de novembre – en kiosques –, Michel Galy analysait la situation en Côte d’Ivoire à la veille d’une élection qui devait ouvrir « la voie à une consolidation du régime et de la démocratie ». Le premier tour a eu lieu ; le même auteur commente ici les résultats et la manière dont ils ont été reçus dans un pays encore sous tension.

par Michel Galy, 16 novembre 2010

Ce n’est que dans la nuit du 3 novembre que les résultats du premier tour de l’élection présidentielle ivoirienne sont tombés : avec un exceptionnel taux de participation de 85 %, le scrutin donne 38 % des voix au président Laurent Gbagbo soutenu par le Front populaire ivoirien (FPI), 32 % à M. Alassane Dramane Ouattara responsable du Rassemblement des républicains (RDR), 26 % à l’ex président Henri-Konan Bédié, dirigeant du vieux parti de Félix Houphouët-Boigny, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain (PDCI–RDA).

Mais depuis le vote du 31 octobre, Abidjan s’est fait peur, « peur pour rien ! » affirment maintenant les citadins soulagés. Drôle d’ambiance tout de même au Plateau, ce quartier d’affaires central, complètement déserté d’habitants et de véhicules ; pendant deux jours, les transports en commun et les taxis sont restés dans leurs quartiers, les citadins quant à eux calfeutrés dans les concessions, après avoir fait des stocks de provisions, au cas où…

Il faut dire que le traitement médiatique par l’omniprésente RTI, la radiotélévision ivoirienne (un média d’Etat), semblait parfois surréaliste, décalé, voire inquiétant. Avec une sorte de carence symbolique du pouvoir, lorsque pendant la nuit électorale, le général Philippe Mangou, chef d’état-major des forces loyalistes, vint en uniforme – mais d’un ton affable –, conseiller à ses concitoyens de prendre patience dans le calme. Bientôt relayé par un surprenant alignement de dignitaires religieux dont le porte parole et archevêque d’Abidjan, Monseigneur Kutwa, donna les mêmes recommandations, suivi du nonce apostolique ; enfin l’ex leader des rebelles aujourd’hui premier ministre, M. Guillaume Soro, prit la parole à l’écran pour conseiller encore et toujours la patience…

C’est que, comme toujours en cas d’événement politique majeur, la « capitale des lagunes » était devenue l’épicentre de toutes les rumeurs, parfois relayées par les états-majors ou la presse nationale, parfois même par les « envoyés spéciaux » internationaux et l’armada d’observateurs de toute obédience. Dès le lundi matin par exemple, M. Ouattara, le candidat du RDR, était donné gagnant au premier tour ! L’après-midi, M. Gbagbo à son tour l’aurait emporté à plus de 50 % des voix. Quelques jours après, M. Ouattara aurait fui le pays, comme par exemple lors de la tentative de coup d’Etat de 2002. Toutes « nouvelles », évidemment fausses, que partisans fanatiques et adversaires irréductibles diffusaient à l’envi dans les quartiers.

Le traitement médiatique de l’après-premier tour a d’ailleurs été très en deçà des débats ordinaires en Côte d’Ivoire : aussi les Ivoiriens ont-ils recouru aux sites spécialisés pour une cartographie des votes, à l’écoute des radios internationales (Africa N°1, BBC, Voice of America, et surtout Radio France internationale – RFI), et entendu des missionnaires de retour du terrain décliner leurs impressions de voyage sur Africa 24 ou France 24 – pour ceux qui ont les « bouquets satellites » à domicile, c’est-à-dire une mince élite urbaine, mais qui peut faire l’opinion. Pas de débats entre intellectuels de chaque camp, ni d’analyse des votes à la télévision ivoirienne – comme si le sujet était trop brûlant pour être traité.

Si les esprits se sont échauffés à cause des rumeurs donnant tel ou tel gagnant, durant cette curieuse période de latence entre élections et résultats, la situation empira à mesure que les résultats tombaient – ou non. En effet, après des chiffres aussi exotiques qu’insignifiants (ceux du Canada, des Etats-Unis…) donnés par la Commission électorale indépendante (CEI), un long silence s’instaura, rompu in extremis dans la nuit du mercredi pour livrer les résultats provisoires. Pendant ces deux jours de vide, les uns donnaient le candidat du RDR, M. Ouattara, vainqueur au premier tour, tandis que leurs adversaires du FPI, prétendant depuis la campagne qu’il « n’y avait rien en face », croyant dur comme fer au slogan « un coup KO ! » ; et même les partisans de M. Bédié, à la campagne pourtant poussive, voyaient leur candidat déjà élu !

Auto-intoxication

En l’absence d’élections réellement libres et pluralistes auparavant, malgré des sondages concordants de la SOFRES, cette auto-intoxication lourde de tensions était peut être inévitable ; pourtant ces slogans de campagne semblaient être devenus des réalités politiques non seulement pour les militants, mais même pour les cadres des trois grands partis. Dans les quartiers généraux, l’impression de défaite relative était tangible, notamment au RDR et au FPI : les partisans de M. Ouattara criaient au complot, ceux de M. Gbagbo se crispaient à mesure que le score de leur candidat tombait des 50 % supposés aux 38 % réels… Réflexe populiste commun : une mise en accusation des « cadres » par les militants, accusés d’avoir détourné l’argent du candidat au lieu de battre campagne dans les villages et de faire du porte à porte dans la capitale, accusation en partie bien réelle, et en tout cas très partagée.

A quelles élections aurait-on pu se référer ? Certainement pas à celles organisées par la junte du général Robert Guei, lorsque M. Gbagbo remporta à la surprise générale ce scrutin tronqué par près de 60 % des voix en 2000 ; il fallut une montée de la population désarmée vers le centre ville et un massacre des manifestants avant que les forces armées se divisent et permettent le choix, au fond, d’un régime civil. Certainement pas aux élections du temps aujourd’hui idéalisé d’Houphouët-Boigny ; après le pluralisme imposé par des manifestations d’opposants, on se souvient qu’en 1990, le jeune leader du FPI se vit annoncer à l’avance les 18 % des voix qu’il allait obtenir face au vieux président… information donnée par des émissaires français, tant la complicité néocoloniale était de mise !

Comme ailleurs, les élections (si ce n’est le pays tout entier…) se sont tenues sous tutelle d’un contingent pluraliste d’observateurs, s’appuyant sur les corps expéditionnaires de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) et la force française Licorne, associés aux ex-belligérants des Forces nouvelles (rebelles de la zone Nord, ni désarmés ni encasernés, contrairement aux accords de Ouagadougou de 2007) et aux forces gouvernementales dirigées par le général Mangou. Pour autant ces observateurs extérieurs, « coordonnés » par l’ONUCI, ce qui leur ôte beaucoup de leur indépendance et de leur neutralité, n’ont sans doute eu qu’une vue partielle du vote, en l’absence de connaissance du pays. Par ailleurs, le représentant du secrétaire général des Nations unies, M. Youn-jin Choi, composa la figure parfois tragicomique d’un diplomate asiatique sans grandes affinités africaines, chargé pourtant de « certifier les élections », une formule juridico-politique ambiguë qui constitue une grande innovation électorale…

A une sorte de consensus mou de la « communauté internationale » succédèrent des crises d’autoritarisme d’un autre âge : on vit ainsi le chef des observateurs de l’Union européenne, M. Christian Preda, tancer avec une certaine arrogance la Commission électorale indépendante avant de faire marche arrière et d’avaliser le premier tour. Selon des informations internes à l’ONUCI, le poids de l’occupation militaro civile et la lassitude de la « communauté internationale » amena de fait cette organisation à faire silence sur les principales anomalies de l’élection, craignant à juste titre de « mettre le feu aux poudres » en cas d’invalidation.

Il est vrai que les partis ivoiriens restés en lice eux-mêmes semblent pressés d’aller au second tour : si le RDR a suivi formellement le PDCI de M. Bédié pour demander le recompte des voix, le refus du Conseil constitutionnel ne semble pas l’empêcher d’aller aux urnes, tant sa politique de la chaise vide lui a porté tort dans le passé. Le FPI de M. Gbagbo se garde bien de demander un nouveau décompte ou une invalidation, bien qu’il dénonce de graves irrégularités au Nord.

En effet, après une investigation menée en 2009 dans cette immense zone contrôlée par la rébellion (les deux tiers du pays), l’ONU a décrit une gouvernance bien particulière : si les « com-zones » militaires de la rébellion se sont taillés des fiefs par région – contrôlant les trafics en tout genre (café et cacao exportés vers le Burkina, diamants, coton, flux de marchandises et de personnes) –, les ONG occidentales s’occupent de zones et de secteurs selon leurs propres critères, tandis que préfets et administration nationale « redéployée » sont souvent fictifs ou inexistants. Il suffit de voir un « commissaire politique » (sic – comprendre un cadre local du RDR) contrôler la parole paysanne en pays sénoufo pour réaliser les causes d’une élection sous contrainte.

Discordances

Car s’il est à la limite compréhensible que M. Gbagbo n’y recueille que des scores symboliques après la guerre civile (alors que le FPI était implanté en mosaïque dans cette zone Nord, sous Houphouët Boigny), les faibles pourcentages laissés à M. Bédié (rappelons le, officiellement allié à M. Ouattara dans le cadre du RDPH, ou Rassemblement des houphouetistes) sont incompréhensibles sauf trucages et bourrage d’urnes. Bien plus, les agents gouvernementaux affirment déceler, trois mois après l’établissement de la carte électorale, et après distribution des cartes d’électeur, de graves distorsions dans cette zone nord : il y aurait notamment des localités où le nombre de votants serait supérieur au nombres d’habitants enregistrés au dernier recensement.

Des cadres du RDR, interrogés sur ce point, rétorquent que ce serait l’effet d’une immigration de retour, après les persécutions de la période ivoiritaire et du manque de travail en ville ; l’argument est difficilement recevable, non seulement à cause de l’importance des discordances, mais surtout parce que la majorité des migrations récentes s’est faite vers Abidjan, passée de trois à cinq millions d’habitants après le conflit.

Affirmer, toutefois, comme le font les proches de M. Gbagbo, que la différence en question viendrait d’étrangers sahéliens « naturalisés » en fraude reste elle aussi à prouver. Il n’en demeure pas moins que le parti présidentiel fera porter l’effort de ses représentants sur cette zone litigieuse, et qu’il poussera les divers « observateurs » à s’intéresser de près à la sincérité du vote.

Dans le camp présidentiel, une surprise contredit bien des affirmations sociologiques sur la corruption des mœurs : ni le maintien de Yamoussoukro comme capitale politique ainsi que le souhaitait Houphouët-Boigny, ni l’action et les cadeaux des cadres baoulé du FPI, ni la politique de séduction des migrants baoulé à l’Ouest n’y ont fait : en milieu rural, tous ont voté pour M. Bédié comme un seul homme.

Dans l’ensemble, les résultats confirment que les trois candidats maîtrisent, via leurs « blocs ethno-régionaux », environ un tiers de l’électorat, en milieu rural tout au moins. Ils invalident les thèses qui réduisent l’électorat d’un candidat comme M. Gbagbo à son « poids ethnique » (7 % selon cette « théorie » trop souvent reprise par les responsables politiques et militaires français), en reprenant des stéréotypes coloniaux, voire racistes. Par l’action politique, des régions peuvent être gagnées : le Nord-Est pour M. Gbagbo et le Sud-Ouest pour M. Bédié. Si l’ethnicité se révèle très prégnante dans les campagnes, ce n’est pas le cas à Abidjan, où les résultats sont sans appel : 44 % des voix pour M. Gbagbo, contre 33 % pour M. Ouattara, soit une avance de 150 000 voix pour le président sortant. C’est le style populiste du président, ses positions anticolonialistes, et son aura d’éternel opposant plus que sa fonction officielle qui ont séduit la jeunesse et les couches les plus défavorisées. Dans l’ensemble, la stratégie présidentielle s’est appuyée sur un électorat urbain et jeune, en quelque sorte en devenir, et a échoué à endiguer le repli ethnique dans les campagnes.

La clef du second tour réside bien évidemment, comme l’ont noté tous les observateurs, dans le vote PDCI, notamment l’électorat baoulé. On peut s’étonner de l’échec du PDCI alors qu’une bonne partie du territoire baoulé était occupée et mise à sac par la rébellion, et que M. Ouattara est l’ennemi personnel et historique de M. Bédié – ce dernier ayant été renversé et chassé du pays avec la bénédiction du premier. Comme si tout avait été fait pour pousser le PDCI vers le RDR, les « talibans » du FPI préférant conserver postes et prébendes plutôt que de les partager, sans prévoir un avenir électoral incertain…

Neutralisation et récupération

Quoiqu’il en soit du passé, on assiste à deux tactiques complémentaires du FPI envers cet électorat en tout sens centriste : neutraliser leurs voix en prônant l’abstention, ce qui parait probable en zone forestière où les colons baoulé sont des allogènes planteurs sur des terres d’autochtones partisans de M. Gbagbo ; récupérer des cadres PDCI et faire éclater le « vieux parti » d’Houphouët-Boigny.

Mais cette tactique, comme celle, inverse, du RDR, consistant à récupérer les voix PDCI en fonction de leur alliance électorale et des consignes de vote de M. Bédié, semble aléatoire. En effet, comme le souligne le constitutionnaliste Albert Bourgi, les second tours sont extrêmement rares en Afrique subsaharienne, et plus qu’ailleurs les candidats ne sont pas propriétaires de leurs votes, ce que vient juste d’illustrer l’élection guinéenne, ou les voix de M. Sydia Touré, malgré ses propres consignes, ne se sont pratiquement pas reportées sur M. Cellou Diallo.

Comme dans bien des campagnes électorales, un message latent et des stratégies de l’ombre s’inscrivent en opposition au message affiché : le champ politique est bien « à double référent », selon des critères occidentaux, et selon des logiques sociales bien ivoiriennes, plus celées. Il n’est pas certain que M. Ouattara ait vraiment affirmé que « la Côte d’Ivoire peut brûler si je ne suis pas président », même si son appui à la rébellion armée corrobore cette attitude. Nul doute que sa défaite se traduirait par des troubles, voire une reprise de la rébellion qui, rappelons le, n’a pas réellement désarmé. Un troisième tour politico-militaire à venir…

Mais le scénario inverse semble tout aussi redoutable : en cas d’échec de M. Gbagbo, si son retrait personnel semble certain, la résignation de ses partisans n’est pas acquise. Abidjan semble difficilement gouvernable pour M. Ouattara et une reprise des affrontements interethniques de 2002 n’est pas à exclure. Dans ce scénario catastrophe, l’armée du général Mangou et surtout la gendarmerie, arme privilégiée du régime, ne resteraient pas inactifs devant un vide du pouvoir dans la rue. Se sentant « le dos à la mer » devant la séculaire « poussée dyoula », les sudistes, notamment ceux de l’Ouest, et les têtes brûlées de la capitale, ont parfois des rêves inavouables : les trois ou quatre millions de sahéliens (Mali, Burkina Faso) de la zone forestière sont des cibles tentantes en cas de très graves tensions politiques, ne serait ce que pour récupérer des terres devenues rares. Les grands quartiers dyoula d’Abidjan sont plus vulnérables qu’on ne le pense, ses habitants ayant toujours le statut de migrants minoritaires, sur le plan symbolique… In fine, pour ces extrémistes, une partition ne serait elle pas préférable à la soumission au « candidat de l’étranger », à la nationalité longtemps contestée et à la religion minoritaire ?

Dans ce cas de figure extrême, nul doute que les forces internationales et le système des Nations unies se trouveraient dans une situation intenable. Encore un paradoxe ivoirien : le danger de guerre viendrait d’une élection tant souhaitée. Mais le pire n’est pas sûr, surtout en cas de reconduite du président sortant. Comment cependant qualifier un système électoral qui ne fonctionnerait bien que dans un seul sens ?

Michel Galy

Michel Galy est politologue. Il a dirigé la publication de Guerres nomades d’Afrique de l’Ouest, L’Harmattan, Paris, 2007.

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