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Brésil - Amérique du Sud - Matières premières agricoles - Environnement

Brésil, gigantisme agricole et richesse environnementale

« Visions cartographiques » poursuit la publication de la série sur le Brésil avec un reportage photographique, qui — par couples d’images — montre le gigantisme de cette terre de contrastes.

Nieves López Izquierdo est architecte et géographe. Federico Labanti est ethnologue.

Les textes ont été traduits de l’italien par Marion Lecoquierre.

par Federico Labanti & Nieves López Izquierdo, 16 novembre 2010

La ville et la forêt

Au Brésil, quelques-unes des plus grandes villes du monde coexistent avec un des écosystèmes les plus étendus et les mieux conservés de la planète : la forêt amazonienne. Le pays a connu ces dernières années une croissance économique qui l’a propulsé parmi les grandes puissances émergentes du globe, mais doit s’accommoder d’importantes carences dans le secteur des infrastructures, notamment dans les zones intérieures du pays, ainsi que de graves problèmes de gestion du territoire dus à la corruption de la classe politique et à la destruction des ressources écologiques.

Dans le sud, en particulier dans les Etats de Rio de Janeiro, São Paulo, Paranà et Santa Catarina, les écosystèmes originels ont quasiment disparu. La Mata Atlantica — un des sept biomes brésiliens, où vit 70 % de la population brésilienne — a perdu environ 93 % de sa végétation. L’extension de la forêt amazonienne, le biome le plus connu, située dans l’intérieur du pays, est restée quasiment inchangée jusqu’à la moitié du XXe siècle. Le gouvernement lance alors la campagne d’exploitation et de déforestation qui entraînera la disparition d’environ 700 000 km2 de forêt. Aujourd’hui, on estime que 17 % de la forêt primaire ont été détruits. Et face à ces records inégalés, certains grands lobbies qualifient la législation nationale protégeant la forêt de « dictature écologiste » pour son excessive rigidité...

Une forêt dans un champ
Photo : © Federico Labanti

La corruption diffuse, l’impunité dont jouissent les responsables de « crimes environnementaux », les difficultés logistiques auxquelles se heurtent la mise en place de contrôles, la versatilité de la situation foncière et surtout les grands intérêts économiques (qui font du Brésil le leader mondial de l’exportation de produits agricoles), sont autant de raisons qui incitent les gouvernements actuels à faire de la question environnementale la grande priorité de la politique nationale.

Ville de São Paulo et forêt amazonienne, parc du Xingu (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Loi et environnement

La législation environnementale du Brésil est souvent présentée comme l’une des plus avancées au monde. Un article spécifique fut inséré dans la Constitution républicaine de 1988, affirmant le droit de la population à un environnement écologiquement équilibré et le devoir des pouvoirs publics et de la collectivité de protéger ce bien commun. Mais le Brésil est aussi une grande puissance agricole, grâce aux vigoureuses politiques économiques d’exploitation du territoire, qui remontent aux années 1960 pour les zones internes de forêt, et à plusieurs siècles pour les bandes côtières. Si la perte de 17 % de la forêt amazonienne peut sembler un juste prix à payer pour le développement du pays, il faut considérer que c’est en fait 50 % de ce fragile écosystème qui est soumis à la pression humaine.

Sénat de la République (Brasilia) et terrain en attente de la prochaine saison agricole - Canarana (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Agrobusiness et gouvernance

La forte concentration du pouvoir économique dans le secteur de l’agrobusiness et l’occupation exclusive d’états entiers par certaines activités (comme l’élevage bovin et la culture du soja dans le Mato Grosso, ou la canne à sucre dans l’Etat de São Paulo) ont des répercussions importantes jusque dans le domaine politique.

La résolution de certains problèmes cruciaux dans de nombreuses zones du pays, comme la question foncière dans la région de l’Amazonie, les innombrables conflits sociaux et violences politiques liés à la terre, ou encore de problèmes plus généraux comme la mise en place de la réforme agraire ou celle du Codigo Florestal, se heurte souvent à des résistances au sein même des institutions qui devraient s’employer à les régler.

Praça dos Tres Poderes (Brasilia) et élevage bovin, Agua Boa (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Conservation, exploitation

La réforme du Codigo Florestal, l’outil juridique qui régule l’exploitation des différents biomes brésiliens au niveau national, est en discussion depuis plus d’un an. Les caractéristiques de cette réforme et sa réalisation même sont à l’origine de vifs conflits politiques entre ruralistes et environnementalistes. Les populations rurales exigent que la loi soit modifiée, avec une réduction de la proportion des zones de conservation obligatoire (réserve légale) et la mise en place de formes de paiement pour le service environnemental que représente la réhabilitation de la forêt. Les écologistes, de leur côté, maintiennent une position intransigeante envers la destruction environnementale et son éventuelle légalisation, mais restent plus ouverts à l’idée de primes pour inciter à la conservation.

Ministerio do Meio Ambiente - Ministère de l’environnement (Brasilia) et tracteur abandonné près de la Fazenda de Bordolandia – Bon Jesus de Araguaia (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Mélange des genres

Les politiques nationales s’insèrent de manière différente dans le mode de gestion du territoire selon les Etats. Le Mato Grosso illustre bien comment un certain modèle de développement et d’exploitation des terres peut être compétitif : leader national de la production de soja, il possède le cheptel le plus important, même si l’élevage bovin reste extensif. Ces activités, dont les gains ne profitent qu’en partie aux populations locales, ont structuré de manière profonde le secteur agro-industriel, devenu fondamental pour l’économie de cet Etat.

Conséquences politiques légèrement « paradoxales » : Blairo Maggi, le gouverneur du Mato Grosso entré en fonction en 2003 (remplacé par Silval Barbosa du PMDB en mars 2010), est un des principaux producteurs de soja au monde. Les administrations locales, pour fonctionner, s’appuient souvent sur la présence d’entrepreneurs du secteur agricole et de l’élevage à grande échelle...

Silo dans un champ de millet – Querencia (Mato Grosso) et élevage bovin - Agua Boa (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Grandes propriétés, sans-terre et occupation

Les progrès de l’agriculture et de l’élevage en termes de capitaux produits et de rendement ont été obtenus au prix d’une colonisation massive de grandes étendues de forêt et de cerrado. Malgré la grande disponibilité en terres, l’essentiel de la population ne profite que marginalement des immenses profits qui en sont issus, et les situations d’exclusion économique et sociale sont très fréquentes : du petit producteur, écrasé par l’industrialisation des grandes propriétés et par le pouvoir des monocultures sur le marché, jusqu’aux sem terra, les paysans sans terre, qui attendent depuis des années la mise en place de la réforme agraire et l’attribution d’une petite parcelle cultivable, en passant par la main-d’œuvre rurale, bien souvent réduite en esclavage (entre 1995 et 2009 environ 35 000 travailleurs ont été « libérés »).

Bâtiments d’une grande entreprise agricole – Querencia (Mato Grosso) et occupation de sans-terre dans le centre administratif de Cuiabá (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Grand capital et commerce de subsistance

Les disparités économiques entre les différents groupes qui tirent leurs ressources du territoire sont extrêmes. Cela va des grandes usines qui traitent des milliers de tonnes de soja et de quelques rares autres cultures, cultivés dans des propriétés s’étendant parfois sur des centaines de milliers d’hectares, au commerce de subsistance qui exploite l’extraordinaire diversité des espèces végétales de la forêt et du cerrado. Le paradoxe est que des profits énormes sont réalisés en affaiblissant la richesse de ces écosystèmes soumis à un système de monoculture, alors qu’il n’existe toujours pas de modèle économique qui permette d’utiliser — sans les épuiser — les ressources extrêmement diversifiées qu’ils offrent (eau, biodiversité, principes actifs des plantes, conditions climatiques favorables, etc.).

Bâtiments de la Fazenda Tanguro – Querencia (Mato Grosso) et vendeur de plantes médicinales – Cuiabá (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

... Et finalement, une coupe à blanc

La position du Mato Grosso comme puissance agricole mondiale n’a été rendue possible qu’au prix d’une déforestation sans équivalent dans l’histoire du pays. Les procédés transformant une zone de forêt vierge en une zone de monoculture de céréales ou de légumineuses peuvent être variés, mais ils comprennent en général une première déforestation sélective permettant de commercialiser le bois de qualité supérieure, le brûlis des parcelles destinées au pâturage, puis la coupe au ras du sol et le nettoyage du terrain pour les plantations.

La déforestation au Brésil peut certainement être considérée comme une pratique traditionnelle, tout comme l’agriculture de subsistance, qui permet depuis des siècles aux populations autochtones de répondre aux besoins des familles ou autres petits groupes sociaux. Aujourd’hui, c’est différent : la mécanisation de la technique de la « terre brûlée », le développement d’un gigantesque marché d’exportation pour les produits agricoles, l’appauvrissement et l’abandon de nombreuses terres surexploitées, le pouvoir économique que les monocultures ont acquis sur le marché ont conduit le processus de déforestation à son extension et à ses ravages actuels.

Queimada dans les terres autochtones de Maraiwatsede (Mato Grosso) et champ de millet – Querencia (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Infrastructures et intérêts privés

Le grand problème de l’organisation spatiale brésilienne est le développement des infrastructures, toujours au cœur de conflits économiques et politiques : routes goudronnées (dans le Mato Grosso, de nombreux chemins de terre deviennent impraticables pendant la saison des pluies), voies navigables et réseaux ferroviaires (et toute autre solution permettant de limiter les coûts de transports), centrales hydroélectriques, bâtiments pour stocker et transformer les produits agricoles et, si cela s’impose comme un marché suffisamment rentable, usines pour la production d’agrocarburants. Les travaux extrêmement coûteux sont fortement liés aux investissements de sociétés privées multinationales ou de magnats locaux de l’agrobusiness — qui défendent avant tout leurs intérêts — et sont souvent instrumentalisés sur la scène politique (la promesse renouvelée de goudronner une route est une bonne carte à jouer pendant les campagnes électorales).

Travaux routiers dans la Fazenda Tanguro - Querencia (Mato Grosso) et silo pour le stockage des céréales – Querencia (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Défrichement et dégradation de l’écosystème

Le défrichement de la végétation poussant sur les rives des fleuves, la forêt ciliaire, traditionnellement associé à l’élevage dans la mesure où il permettait au bétail d’aller s’abreuver, est l’une des plus grandes menaces pour l’écosystème, car il influence profondément le cycle de l’eau. Parmi les effets les plus préjudiciables, aujourd’hui reconnus par de nombreux agriculteurs, on peut citer : l’intensification de l’érosion du lit des rivières, qui entraîne l’accumulation de sédiments et l’obstruction des cours d’eau, la contamination de l’eau par les produits chimiques utilisés dans les cultures, qui se répandent jusqu’aux cours d’eau sans rencontrer d’obstacles, l’altération des microclimats locaux, l’interruption d’importants corridors écologiques pour de nombreuses espèces animales et végétales. La législation brésilienne interdit la déforestation de ces zones (comprises dans les Aires de protection permanente — APP) et prévoit des possibilités de réhabilitation prioritaire en fonction de paramètres variables selon le biome et l’Etat concerné.

Forêt inondée par la construction d’un bassin - Canarana (Mato Grosso) et Ripisylve – Querencia (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Grandes plantations

L’extraction du latex des arbres à caoutchouc (l’hevea brasiliensis, communément appelé seringueira au Brésil) est une pratique existant au moins depuis le XIXe siècle. Traditionnellement liée à une catégorie de travailleurs appelés seringueiros (dont le syndicaliste Chico Mendes faisait partie), qui exploitaient les arbres directement dans la forêt, cette activité est maintenant organisée au sein de grandes plantations. Bien que celles-ci contribuent, avec la reconstitution partielle de la couverture forestière, à la préservation des sols et à l’absorption de plus grandes quantités de CO2, on y retrouve toutefois bon nombre des graves problèmes liés à la monoculture.

Seringueira ou arbre à caoutchouc - Querencia (Mato Grosso) et culture de seringueiras dans la fazenda Tanguro – Querencia (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Des initiatives et un espoir

La déforestation implique une altération environnementale difficilement réversible avec les seules techniques agronomiques. Mais il existe tout de même diverses expériences de reboisement, qui permettent aux agriculteurs ayant accepté de les tenter, d’améliorer sensiblement la qualité environnementale de leurs terres et de régulariser leur situation juridique.

Dans le nord-est du Mato Grosso, dans des municipalités « championnes de la déforestation » au cours des années 2003-2005, comme Canarana et Querencia, des « bonnes pratiques » de valorisation des forêts se répandent parmi les agriculteurs, pourtant sceptiques vis-à-vis des initiatives « vertes ». La campagne Y Ikatu Xingu, centrée sur la récupération des cours d’eau et des forêts riveraines du complexe bassin hydrographique du fleuve Xingu, est probablement l’initiative de ce type la plus connue. Bénéficiant de la participation de divers groupes locaux (mouvements autochtones, ONG, instituts de recherche, etc.), saluée par certaines administrations et refusée par d’autres, elle s’occupe avant tout de fournir une assistance technique pour les travaux de reforestation, de promouvoir la formation de la population sur des questions environnementales, et de diffuser un nouveau modèle de développement dans la région, tout en respectant les différences culturelles et la durabilité sociale et environnementale.

Forêt ombrophile – Parc autochtone du Xingu (Mato Grosso) et pépinière pour la réhabilitation de la forêt – Canarana (Mato Grosso)
Photo : © Fe. La.

Cette contribution est le troisième volet de la série d’articles sur le Brésil proposée par « Visions cartographiques ».

Autres articles :

 « Au Brésil, continuité politique et stabilité géographique », par Cesar Romero Jacob, Dora Rodrigues Hees, Philippe Waniez et Violette Brustlein.

 « Le Brésil, puissance agricole ou environnementale ? », par Federico Labanti et Nieves López Izquierdo.

 « Le Brésil et les agrocarburants : menaces sur l’agriculture » (N. L. I.).

Articles précédents :

 « Le Brésil et les agrocarburants : menaces sur l’agriculture », par Nieves López Izquierdo.

Federico Labanti & Nieves López Izquierdo

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