En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Juppé sous le parapluie nucléaire

Il continue à manger son chapeau : le « nouveau » ministre français de la Défense, Alain Juppé, avait pris ses distances avec la dissuasion nucléaire ces derniers mois, avant de succomber aux sirènes du retour sur la scène politique à Paris par la grande porte, pour aider – avec un quarteron de chiraquiens - à « sauver le soldat Sarkozy ». Le 1er décembre, Alain Juppé devait rendre visite aux Forces Océaniques Stratégiques (FOST) basées à l’Ile Longue, en Bretagne, où sont mis en œuvre les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Un rendez-vous reculé pour cause de mauvais temps, qui fait partie de l’opération "recentrage" entamée par l’ancien premier ministre de Jacques Chirac.

par Philippe Leymarie, 1er décembre 2010

L’Ile Longue, la « presqu’île secrète » ainsi que la présente la dernière livraison du magazine de la marine nationale, Cols Bleus, fait travailler 2 400 personnes : un millier sont des militaires, les autres salariés d’organismes publics ou d’entreprises privées.

Masse salariale quotidienne : un million d’euros, selon le capitaine de vaisseau Bernard Jacquet, commandant de la base, tout fier d’énumérer les multiples compétences professionnelles réunies à terre : agents de prévention des risques, atomiciens, pyrotechniciens, missiliers, planificateurs, mécaniciens, électriciens, secrétaires, conducteurs de travaux, informaticiens, grutiers, maçons, terrassiers, monteurs, peintres, fusiliers, gendarmes, cuisiniers, maîtres d’hôtel, magasiniers, médecins, moniteurs de sport, techniciens en radioprotection, etc. Pour ne rien dire des métiers des équipages de sous-mariniers, presque aussi divers.

La base est opérationnelle depuis 1970, lorsqu’elle a accueilli le premier SNLE français, Le Redoutable. Les travaux de construction, entamés en 1965 sur la presqu’île de Crozon, en rade de Brest, ont été à l’époque le chantier "le plus important d’Europe" : 300 000 m3 de béton coulés, 6 000 tonnes d’acier pour les charpentes des bassins, 110 hectares de plate-formes, 11 000 m2 de jetées et de quais...

Stricte suffisance

Le ministre Alain Juppé veut marquer, par sa visite, le quarantième anniversaire de la base ; mais c’est surtout un volet de l’opération « recentrage » déjà entamée, par exemple, lors de l’examen des crédits de la défense, au Sénat, le 26 novembre dernier : « Tant que des progrès nouveaux n’auront pas été faits dans la diminution des [grands] arsenaux nucléaires (…), il n’est pas temps pour la France de baisser sa garde ». Pour l’ancien premier ministre, rappelé aux armées lors du remaniement du 14 novembre dernier, le moment n’est donc pas venu – contrairement à l’appel qu’il avait lui-même lancé en octobre 2009 à la France « d’affirmer résolument son engagement pour le succès du processus de désarmement ».

Dans un entretien avec la revue Défense, (1) Alain Juppé déclarait déjà « comprendre la prudence de président Sarkozy », apparu sur la défensive par rapport aux vœux (très théoriques) du numéro un américain Barack Obama pour un désarmement nucléaire généralisé. Et Alain Juppé donnait une série d’arguments :

 la France a déjà supprimé une composante (missiles du plateau d’Albion) et réduit à quatre le nombre de ses sous-marins SNLE, divisant par deux le nombre de têtes nucléaires, entre autres mesures de désarmement (2) ;
 ce niveau « de stricte suffisance » est nécessaire pour assurer sa sécurité et la protection de ses intérêts vitaux ;
 il ne faut pas aller plus loin tant que les autres n’ont pas avancé davantage ;
 le désarmement unilatéral à lui seul et en lui-même n’est pas porteur d’un arrêt de la prolifération ;
 il n’y a pas de proportion entre les 300 têtes françaises et les 22 000 têtes des arsenaux russe et américain ;
 la demande de l’Allemagne et de plusieurs pays européens de retirer les armes nucléaires tactiques qui y ont été entreposées par les Américains sous couvert de l’OTAN, ne concerne pas la dissuasion française, qui est d’ordre stratégique ; de plus, ces armes sont obsolètes, et il n’est même pas sûr qu’elles puissent encore servir de monnaie d’échange avec la Russie ;
 des menaces justifiant l’existence de la dissuasion nucléaire française subsistent (comme celle, un jour, d’éventuels missiles balistiques iraniens porteurs de têtes nucléaires).

Qui appuiera sur le bouton ?

Mais, dans ce même entretien, l’ancien premier ministre « persistait et signait » dans ce qu’il avait écrit en 2009 avec Michel Rocard, Alain Richard et le général Norlain (3) :

 un mouvement contrôlé vers le désarmement nucléaire est souhaitable ;
 il ne faut pas se résigner à ce que l’usage d’armes de destruction complète se répande ou se généralise, même si c’est de l’ordre du rêve ;
 la dissuasion nucléaire a joué un rôle positif en faveur de la stabilité et de la paix pendant la guerre froide et dans un monde bipolaire ;
 mais la lutte contre la prolifération n’a pas atteint ses objectifs ;
 de nouvelles puissances nucléaires sont apparues, d’autres se profilent (comme l’Iran ou la Corée du Nord) ;
 et on voit émerger la menace d’un terrorisme nucléaire.

D’où le sentiment, pour lui, qu’un monde avec des armes nucléaires n’est pas (ou plus) vraiment sûr (même si on peut se demander si le « monde sans armes nucléaires » rêvé par Barack Obama le serait forcément plus).

Par rapport au bouclier antimissile que les Etats-Unis et maintenant l’OTAN cherchent à établir en Europe, celui qui n’était pas encore ministre de la défense affirmait que :

 pour le moment, ce dispositif n’existe pas, et n’offrira par définition aucune protection avant, au mieux, un certain nombre d’années ;
 si c’est un bouclier OTAN, « qui appuiera sur le bouton ? N’est-ce pas forcément un bouclier américain ? », s’interrogeait Alain Juppé ;
 il préconisait « d’y regarder à deux fois avant de s’engager dans un nouveau dispositif », semblant donc proche, au printemps dernier, des positions du ministre de la défense de l’époque, Hervé Morin, qui s’était fait tacler sur le sujet par son président…

Bourbier terrible

Lors du récent sommet de l’OTAN à Lisbonne, plusieurs pays, dont l’Allemagne, ont tenté de faire passer le futur dispositif antimissile à l’échelle européenne devant les systèmes de dissuasion nucléaire, présentés comme simplement « complémentaires », voire inutiles. Pour Alain Juppé, dont c’était le baptême du feu, l’essentiel est que « la force de dissuasion française reste totalement sous souveraineté française » (même si c’est en train d’évoluer à travers le traité de défense franco-britannique conclu le 2 novembre dernier).

Toujours dans cet entretien, on relevait quelques affirmations qui donnent au moins une indication sur l’état d’esprit qui était celui d’Alain Juppé avant son retour aux responsabilités :

 le ralliement de la France au commandement intégré de l’OTAN : « Je ne suis pas sûr qu’on ait gagné à perdre notre position originale qui consistait à être dans le dispositif tout en gardant une certaine marge de manœuvre » ;
 l’Europe de la défense : « Il n’y a eu aucun mouvement » ;
 l’Amérique : « Elle a toujours été protectionniste et interventionniste… Et aujourd’hui, elle ne s’intéresse pas beaucoup à l’Europe » ;
 Israël : « Il est en train de s’isoler, de se mettre en dehors de tout ce que souhaite la communauté internationale » ;
 l’Afghanistan : « C’est un bourbier terrible. Il est sage de ne pas accentuer notre présence… [mais] partir ou rester, dans les deux cas c’est l’impasse ».

Philippe Leymarie

(1N°145, mai-juin 2010.

(2Et également : la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, le démantèlement du centre d’essais du Pacifique, la fermeture de l’installation de production de matières fissiles.

(3Ex-ministre de la défense, et ex-commandant de la défense aérienne.

Partager cet article