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Thaïlande : où l’on reparle des « chemises jaunes »

En mai et juin 2010, des dizaines de milliers de manifestants occupaient le centre-ville de Bangkok pour réclamer la démission du gouvernement, des élections anticipées et davantage de justice. Peine perdue. L’armée les dispersait brutalement -– 91 morts et près de 1 900 blessés durant ces semaines – - et emprisonnait leurs dirigeants (lire « Feux sans joie en Thaïlande »). Depuis, le climat social reste exécrable en Thaïlande. Les « chemises rouges » n’ont pas baissé les bras, et leurs derniers rassemblements ont monté en puissance. Un autre mouvement leur vole toutefois la vedette ces derniers jours : les « chemises jaunes ». Ne pas confondre ! Leurs revendications ne sont pas vraiment identiques...

par Xavier Monthéard, 3 février 2011

Les revoilà. Discrètes ces derniers mois, les « chemises jaunes » ont resurgi le 25 janvier 2011 dans les rues de Bangkok, non loin du Parlement et du siège du gouvernement. Des stands de nourriture sont apparus, des douches et des sanitaires mobiles ont été installés. Les manifestants dorment sous des tentes de fortune. Chaque jour, munis d’applaudisseurs en plastique, ils acclament les orateurs qui se relaient sur une scène rapidement montée. « Nous allons porter plainte contre le premier ministre Abhisit Vejjajiva ! C’est un traître ! »

Impression de déjà-vu ? En 2008, les « chemises jaunes » s’étaient déjà rassemblées pendant trois mois, avant d’envahir les abords du palais gouvernemental, le 26 août. Et de faire tomber le premier ministre deux semaines plus tard. Il y avait eu trois morts. Les « jaunes » s’étaient dispersés, puis regroupés fin novembre ; cette fois, pour occuper l’aéroport international. Un second gouvernement avait mordu la poussière. Alors, si la présente manifestation ne compte pour l’instant que quelques milliers de personnes, qui la sous-estimerait ? « Nous nous réunirons indéfiniment si Abhisit ne fait rien pour protéger le pays », a menacé M. Chamlong Srimuang, un des principaux dirigeants de l’Alliance du peuple pour la démocratie (People’s Alliance for Democracy, PAD, nom officiel des « chemises jaunes »).

Le PAD somme le gouvernement de dénoncer le protocole d’accord signé en 2000 avec le Cambodge à propos du temple de Preah Vihear. Il exige que la Thaïlande quitte le comité du patrimoine mondial de l’Unesco, qui a classé le 7 juillet 2008 ce temple khmer du XIe siècle. Et il réclame l’expulsion des Cambodgiens de la zone. Le premier ministre s’y refuse. « Nous ne pouvons tout simplement pas accéder à leurs demandes, a déclaré M. Suthep Thaugsuban, secrétaire général du Parti démocrate, au pouvoir. Elles mettraient en danger la sécurité nationale. »

Ces revendications ultranationalistes font suite à la piteuse équipée de ressortissants thaïlandais vers le temple de Preah Vihear, le 29 décembre dernier. Sept hommes avaient été arrêtés par l’armée royale cambodgienne après avoir illégalement franchi la frontière. Dans le groupe se trouvaient M. Panich Vikitrsreth, un parlementaire membre du Parti démocrate, et M. Veera Somkwamkid, proche des « chemises jaunes ». La cour de Phnom Penh a condamné cinq d’entre eux, dont M. Panich, à neuf mois de prison avec sursis et à une amende de 1 million de riels (environ 180 euros), puis les a renvoyés à Bangkok. Mais M. Veera et sa secrétaire sont restés incarcérés au Cambodge. Accusés, eux, d’espionnage, ils encourent un maximum de dix ans d’emprisonnement. Le PAD verse de l’huile sur le feu : M. Abhisit ne ferait rien pour protéger les ressortissants thaïlandais. Il trahirait même le pays.

Un contentieux amer

Le dossier est sensible. Des escarmouches de frontière ont déjà provoqué entre cinq et dix morts (selon les sources) dans les deux armées. Le contentieux découle des traités conclus entre les Siamois (Thaïlandais) et les Français au début du XXe siècle : ces derniers avaient inclus Preah Vihear dans la carte du Cambodge, alors composante de l’Indochine française. La Cour internationale de justice de La Haye, en 1962, a entériné ce tracé, mais les nationalistes thaïlandais ne le reconnaissent pas. « Au cœur des problèmes, il y a un degré élevé de méfiance entre les deux pays. La falsification de l’histoire, des deux côtés, a renforcé cette méfiance, et pourrait conduire à une nouvelle série d’affrontements armés le long de leur frontière commune », anticipait récemment Pavin Chachavalpongpun, de l’Institute of Southeast Asian Studies (ISAS, Singapour), dans une analyse prospective de l’année 2011.

En montant en épingle la perte de souveraineté nationale, les « chemises jaunes » espèrent ratisser large. Victime de son succès, le mouvement a perdu bon nombre de ses sympathisants : une partie de la classe moyenne de Bangkok qui s’était regroupée sous l’étendard « jaune » se satisfait maintenant du « modéré » Abhisit, qui mène cahin-caha le navire thaïlandais depuis deux ans. Reprendre du terrain à M. Abhisit, tel est donc le bénéfice secondaire espéré de la manœuvre. D’autant que le PAD peut s’estimer menacé par une récente décision de justice. Alors que jusqu’à présent leurs actions ne leur avaient pas valu de condamnation, un groupe « jaune » de 82 personnes – les « guerriers de Srivijava » – a été condamné, le 30 décembre, à des peines d’emprisonnement allant de neuf mois à deux ans et demi pour l’attaque de la station de télévision National Broadcasting Services of Thailand (NBT) en août 2008. Certes, elles sont en liberté sous caution et peuvent faire appel. Mais, pour que le coup soit moins rude, ne vaut-il pas mieux reprendre l’initiative ?

Qui est le plus patriote ?

Si le discours ultranationaliste des « chemises jaunes » les place nettement plus à droite que le Parti démocrate du premier ministre, les deux tirent leur autorité des mêmes forces : l’establishment conservateur, l’armée et la monarchie. Le PAD s’est proclamé avec ferveur champion de la royauté, et a semblé appuyé par la reine Sirikit. Mais M. Abhisit ne fait rien pour déplaire au palais. En cas de désaccord prolongé entre les « chemises jaunes » et le gouvernement, le positionnement de l’armée serait crucial. Son nouveau commandant en chef, le général Prayuth Chan-ocha, qui a pris ses fonctions en octobre, entretient des liens privilégiés avec le palais. Il a servi dans la garde de la reine, le 21e régiment des « tigres de l’Est », et passe pour ultramonarchiste.

Les « chemises jaunes » entraîneront-elles le gouvernement dans ce jeu dangereux du : « qui est le plus patriote » ? La secte bouddhiste Santi Asoke, puritaine et ascétique, dont M. Chamlong est un membre éminent, campe avec les manifestants. Comme en 2008, l’« armée du dhamma » et ses sympathisants apportent au mouvement une caution morale et des ressources logistiques, pour la plus grande gloire des trois piliers du nationalisme thaïlandais : religion, nation et monarchie. Est-ce bien le cocktail dont la Thaïlande a besoin ?

Xavier Monthéard

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