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Après la chute du Raïs, l’armée égyptienne sur le fil

« Le peuple a fait tomber le régime ! Le peuple a fait tomber le régime ! », scandait vendredi soir une foule en délire, sur la place Tahrir au Caire, devenue symbole du mouvement de contestation déclenché le 25 janvier. « Armée égyptienne, il faut faire un choix : le régime ou le peuple ! », proclamait la veille une des principales banderoles, au moment où le pouvoir paraissait vaciller. Alors que le président Hosni Moubarak a finalement démissionné et quitté Le Caire, offrant aux manifestants une victoire aux débouchés incertains, tous les regards se tournent vers l’armée qui a préféré sacrifier le Raïs, pour avoir des chances de préserver et l’unité du pays, et sa propre cohésion...

par Philippe Leymarie, 11 février 2011

Actualisation au 13 février - Le Conseil suprême des forces armées, qui exerce le pouvoir depuis vendredi, a annoncé ce dimanche deux concessions politiques, destinées à désarmer la fraction de la population qui exige un vrai changement de régime, au delà de l’élimination du vieux Raïs : la suspension de l’actuelle constitution qui sera amendée par un comité ad hoc ; et la dissolution du parlement, élu (mal !) en décembre dernier. Les militaires promettent de rendre le pouvoir aux civils dans les six mois. Samedi, ils avaient assuré que le pays respecterait les traités internationaux qu’il a signés.

Acteur politique majeur. « Compte tenu des conditions difficiles que traverse le pays, le président Mohammed Hosni Moubarak a décidé d’abandonner le poste de président de la République et chargé le conseil suprême des forces armées de gérer les affaires du pays », avait déclaré vendredi en fin d’après-midi le vice-président Omar Souleimane, dans une brève allocution télévisée, suscitant aussitôt l’ explosion de joie que l’on sait dans la rue égyptienne.

Contrairement à ce qu’avait promis Moubarak dans son discours en forme de testament, jeudi soir, la transition ne s’est donc pas faite dans les formes constitutionnelles : un général a simplement passé le bâton à un de ses plus fidèles adjoints, également général, sous le contrôle d’un comité d’autres généraux présidé par un vieux maréchal.

Depuis la prise du pouvoir par les « officiers libres », en 1952, derrière Gamal Abdel Nasser, les militaires monopolisent le pouvoir en Egypte. Les successeurs de Nasser — Sadate, Moubarak, et maintenant Souleimane — étaient ou sont tous des généraux. Et le premier ministre qui avait été nommé ces derniers jours par le président Moubarak est l’ancien chef de l’armée de l’air, général Ahmad Chafik.

L’armée égyptienne reste, selon le chercheur Tewfic Aclimandos, « l’institution la plus respectée du pays ». Beaucoup plus que les services de sécurité ou la police — elle « passe pour la moins corrompue », avec en outre un rôle social ou psychologique original : « Dans l’imaginaire des Egyptiens, elle incarne à la fois l’institution qui ressemble le plus à un Etat légal et rationnel, et au fonctionnement d’une famille (1). »

Clivages au sein de l’armée. Forte de 450 000 hommes (711 000 avec les réserves) (2), l’armée égyptienne est un immense réservoir humain, qui peut être mobilisé en cas de péril national ou aux frontières ; c’est aussi une force militaire relativement moderne — une des seules du continent africain à disposer d’une panoplie interarmes complète et d’une capacité d’intervention sur toute la gamme des moyens.

Mais elle ne constitue pas un ensemble homogène, sur le plan technique comme sur celui des sensibilités politiques. Ainsi, l’armée de l’air est réputée plutôt proche des services de renseignement, et de la « ligne Moubarak » incarnée aujourd’hui par le général Souleimane, qui a maintenu la paix avec Israël au prix de nombreuses concessions. La marine, et surtout les blindés, sont en retrait, notamment depuis les défaites militaires face à Israël.

L’infanterie et l’artillerie, qui comptent de loin les plus gros bataillons, sont plus proches de la population, se reconnaissent dans une « ligne arabe » qui est celle de la rue et de l’opinion publique, et se montrent plus volontiers critiques sur la gestion de la guerre à Gaza ou de la crise israélo-palestinienne par l’ex-président Moubarak (qui était mise en œuvre, en fait, par l’actuel vice-président en titre).

Bien que plutôt laïque et républicaine au sommet, à l’exemple de l’armée turque, l’armée est à l’image de la société, et donc aussi travaillée par les milieux islamistes radicaux — dont les Frères musulmans — au niveau de la troupe surtout, mais aussi aux échelons inférieurs d’officiers. Des dissensions pourraient surgir en son sein, surtout si la rue ne se satisfait pas des « arrangements » successifs forgés par les principaux détenteurs du pouvoir.

Pouvoir parallèle. Le Conseil suprême des forces armées égyptiennes, qui n’a cessé de siéger depuis jeudi, est présidé par le ministre de la défense, le maréchal Hussein Tantaoui (un cacique de l’ancien régime, en poste depuis 1992). Il comprend les principaux chefs de corps, tous nommés par Hosni Moubarak, et pour la plupart associés à la répression contre l’opposition et à la corruption qui rongeait le régime, mais soucieux de ne pas être emportés par la vague de contestation actuelle — comme vient de l’être le Raïs.

Ces derniers jours, ce conseil faisait déjà figure d’« organe de contrôle », si ce n’est de « pouvoir parallèle » auprès du vice-président Souleimane (qui n’a pas participé à ses réunions). Cet organe quasi-secret s’est efforcé de louvoyer pour préserver l’unité du pays, et celle de l’armée. Vendredi , avant la prière de la mi-journée, il avait fait lire à la télévision un « communiqué au peuple » dans lequel il affirmait se porter garant des réformes promises par le président la veille au soir, notamment des élections libres, et mettait en garde contre toute atteinte à la sécurité de la nation.

Scénarios de crise. L’armée s’était tenue jusque-là en réserve, n’intervenant pas pour empêcher les manifestations au centre de la capitale. Quelques scènes de fraternisation avaient même eu lieu, au niveau de la troupe. La police paraissant largement disqualifiée, les forces armées savaient qu’elles seraient en première ligne en cas d’adoption d’une ligne répressive, pour en finir par exemple avec les manifestations de la place Tahrir, ou pour tenter d’étouffer la contestation sociale dans les entreprises en province.

Si l’armée s’en tenait au contraire à une attitude plus attentiste, pour gagner du temps, elle prenait le risque d’un pourrissement, mais peut-être aussi d’une radicalisation du mouvement de protestation, qui exigerait la tête du vice-président, puis de celle des chefs militaires. La démission forcée et ultra-rapide du président Moubarak, obtenue sous la contrainte de la rue mais aussi de ses pairs, a donné à l’establishment militaire un répit.

La personnalité du général Omar Souleimane, à qui Moubarak avait promis jeudi soir de transmettre toutes ses prérogatives, pourrait relancer la contestation dans les milieux les plus radicaux. Vice-président désigné par le Raïs il y a seulement quelques jours, cet officier incarne la « part d’ombre » de l’ancien (ou toujours actuel ?) régime : il chapeautait les services de renseignement égyptiens depuis une vingtaine d’années.

Mais il est peu populaire, trop bien connu de ses concitoyens à l’intérieur (il a contribué, notamment, à mater les Frères musulmans), et plus apprécié à Washington ou à Jérusalem, en tant que gestionnaire d’une paix qui fait peu de cas de la cause palestinienne. Un des enjeux de l’après-Moubarak était de savoir si la nouvelle Egypte endossera les accords de Camp David : l’annonce (verbale) faite par le conseil militaire, samedi, qu’il respectera les traités signés par l’Egypte, est sans doute de nature à rassurer pour le moment Israël et les Etats-Unis.

Le jeu des Américains. Dès jeudi après-midi, le patron de la CIA à Washington donnait par anticipation le numéro un égyptien partant ! De son côté, le président Barack Obama n’avait cessé ces dernières semaines d’exiger publiquement des concessions de la part de son allié Moubarak, puis de le prier de s’effacer… pour la « bonne cause », sur un mode très interventionniste.

Il s’activait en coulisses ou non, depuis plus d’une semaine, incitant l’armée à gérer de son mieux la transition, pour éviter une explosion ou une révolution politique susceptible d’entraîner des effets stratégiques éventuellement négatifs pour Washington ou Jérusalem. L’exécutif américain avait « lâché » sans plus de procès Moubarak, son allié de toujours. On comprend mieux pourquoi, à trois reprises, jeudi soir, dans son discours-testament, le Raïs avait martelé qu’il refusait la contrainte ou les pressions étrangères ...

Les Etats-Unis exercent un contrôle de fait sur l’armée égyptienne, au moins sur le plan technique : Washington lui attribue chaque année une aide équivalant à l’ensemble de son budget d’équipement (1,2 milliard de dollars), notamment en remerciement des « services rendus » à la frontière avec Israël. Les forces égyptiennes, qui mettent au rebut leur ancien armement soviétique, s’équipent de plus en plus aux Etats-Unis. La plupart des officiers supérieurs égyptiens y ont été formés, et sont en rapport avec leurs homologues américains, notamment le chef d’état-major, le général Sami Anan.

L’œil sur le Canal. Personne n’oublie, pas plus au Caire qu’ailleurs dans le monde, que le sort de l’Egypte conditionne également le passage dans le Canal de Suez (qui avait été fermé entre 1967 et 1975, à la suite de la guerre des Six jours, le contournement du continent africain imposant un doublement des frais et délais de transport). 34 000 navires — dont les bâtiments des flottes de guerre américaine et européennes — empruntent chaque année le canal, dont 2700 pétroliers.

L’ouvrage est protégé par une unité spéciale de l’armée. Doublé par un oléoduc Suez-Méditerranée, il rapporte 3,6 milliards d’euros de royalties chaque année : c’est la troisième source de revenus du pays, après le tourisme et les transferts financiers. On comprend que les développements des conflits sociaux à Suez et Port-Saïd aient été observés avec attention et crainte. Comme le sera le régime post-Moubarak...

Philippe Leymarie

(1Cité par Jean Guisnel, sur LePoint.fr : « Armée égyptienne : l’Etat, c’est elle ».

(2A quoi s’ajoutent près de 400 000 paramilitaires (garde-frontière, garde nationale, police, etc.)

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