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Silence sur Bahreïn

par Alain Gresh, 13 avril 2011

Les images sur Al-Jazira se répètent et le monde arabe semble en suspens, hésitant entre révolution et contre-révolution. Des dizaines de milliers de manifestants et de manifestantes au Yémen, dont de nombreuses portant la burqa, réclament le départ du président et la démocratie. En Syrie, le feu éclate ici et là, et le régime semble incapable de répondre par autre chose qu’une répression brutale. En Egypte, le président et ses deux fils ont été arrêtés et interrogés par la police et le premier hospitalisé après une crise cardiaque ; l’enquête prouve au moins que le mouvement n’a pas été stoppé et, pas à pas, arrive à imposer des changements. En Libye, une sorte d’équilibre s’est établie entre les forces du colonel Kadhafi et celles des rebelles. Ces incertitudes ne doivent pas masquer l’essentiel : le mouvement déclenché par les Tunisiens a atteint tous les pays arabes – des blogueurs ont même été arrêtés aux Emirats arabes unis – et la région en sera profondément modifiée, même si les puissances occidentales n’arrivent pas à mesurer ce qui s’est passé (lire Marwan Bishara, « It’s Arab and it’s personal », Al Jazeera English, 12 avril). Nous non plus, sans doute, tellement ce tremblement de terre ébranle tous les paradigmes à travers lesquels on comprenait la région.

Il peut paraître étrange, dans ces conditions, et surtout à partir de Ramallah, d’écrire quelques lignes sur un petit émirat qui ne fait pas la Une, et au sujet duquel les dirigeants occidentaux, si prompts à dénoncer les répressions, semblent privés de parole. Pourtant, c’est là que la contre-révolution se déploie avec brutalité, menant une guerre confessionnelle. Les autorités de Bahreïn ont confirmé que Karim Fakhrawi était mort en détention : c’était un homme d’affaires, membre de l’organisation Al-Wefaq, qui disposait de 18 sièges sur 40 au Parlement élu (« Bahrain opposition figure ’dies in custody’ », Al Jazeera English, 12 avril). Il est difficile de se faire une idée de qui se passe, les autorités maintenant un grand silence et les arrestations arbitraires se multipliant : on évalue à plusieurs centaines de personnes, voire à un millier, le nombre de personnes incarcérées et au moins quatre sont mortes, sans doute sous la torture — pratique courante dans l’émirat depuis les années 1970, quand des conseillers britanniques encadraient la police locale. Les rapports de Human Rights Watch ou des articles de presse, comme celui paru dans The New York Times du 12 avril, jettent pourtant une lumière inquiétante sur ce qui se passe : Clifford Krauss (« Hospital Is Drawn Into Bahrain Strife ») : on y voit les autorités arrêter des médecins, entrer dans un hôpital, confisquer des dossiers médicaux de gens qui ont été soignés à la suite de la répression... En revanche, on peut noter le profil bas d’Al-Jazira, prise dans les relations complexes entre Qatar et l’Arabie saoudite.

Rappelons que le royaume est dirigé par une dynastie sunnite tandis que la majorité de la population est chiite.

La campagne de répression et l’intervention des troupes saoudiennes et du Golfe ont mis fin à toute idée de dialogue national. Pour les autorités, la majorité de la population chiite est désormais suspecte et accusée de collaborer avec Téhéran. Dans un entretien donné au quotidien Al-Sharq Al-Awsat le 20 mars, cheikh Abdalatif Al-Mahmoud, le leader du Rassemblement de l’unité nationale (dont le nom est bien trompeur, il ne représente qu’une partie des sunnites), affirme que les chiites avaient un plan pour s’emparer du pouvoir et organiser un coup d’Etat. Il divise les chiites bahreinis en trois catégories : ceux qui travaillent avec l’Iran, ceux qui attendent le résultat de la confrontation et ceux qui soutiennent le régime. Il affirme que ces derniers représentent 20% des chiites — une manière de reconnaitre que la majorité de la population du royaume s’oppose au régime. Rarement a-t-on vu quelqu’un dénoncer la majorité de son propre peuple comme des agents de l’étranger (je ne sais pas si c’est le caractère scandaleux des propos qui a amené le journal à ne pas traduire cet entretien sur le site en anglais).

La situation à Bahreïn est certes compliquée, et la dimension confessionnelle ne peut être négligée, mais le mouvement qui a débuté en février exigeait une constitution démocratique et la transformation de la monarchie en monarchie constitutionnelle. Bien des sunnites ont participé aux rassemblements. Pour connaître les détails de ce mouvement, et aussi les calculs des uns et des autres, on lira le rapport de l’International Crisis Goup, « The Bahrein Revolt », 6 avril 2011).

Ce sont les éléments les plus réactionnaires dans la famille royale qui ont à la fois utilisé la violence en faisant tuer des manifestants pacifiques et avivé le caractère confessionnel du conflit. La brutalité des forces de l’ordre, toutes sunnites, souvent composées d’étrangers naturalisés pour la seule raison qu’ils étaient sunnites, a pu se déployer encore plus avec l’entrée des troupes saoudiennes sous le drapeau de « Bouclier du désert », l’organisation commune de défense du Conseil de coopération du Golfe (CCG), composé de l’Arabie saoudite, Bahreïn, Qatar, les Emirats arabes unis, le Koweït et Oman. Mais, rien ne prévoit une telle intervention, si ce n’est une menace extérieure, qui n’existait évidemment pas à Bahreïn, même si le CCG dénonce l’Iran.

Les effectifs totaux des forces sous le commandement intégré s’élèvent à 40 000 hommes ; elles disposent d’une base permanente à Hafar Al-Batin (Arabie saoudite). En fait, c’est Riyad qui mène le jeu et des tensions se sont fait sentir au sein du CCG depuis l’intervention, Qatar regrettant que seule soit mise en œuvre la répression, alors qu’il faudrait relancer les tentatives de dialogue national. Pour Riyad, l’installation d’un régime démocratique à ses frontières (l’île est reliée à l’Arabie par un pont de 26 kilomètres) est d’autant plus inacceptable que Bahreïn jouxte la province est du royaume, où sont concentrées les ressources pétrolières et la minorité chiite saoudienne.

On lira une interview du commandant en chef de « Bouclier du désert » dans Al-Sharq Al-Awsat, 27 mars (traduit en anglais le 28 mars sur le site du journal, « A talk with Peninsula Shield force commander Mutlaq Bin Salem al-Azima »). La complaisance des questions est à la mesure de l’alignement du quotidien sur la politique saoudienne (lire Mohammed El-Oifi, « Voyage au cœur des quotidiens panarabes », Le Monde diplomatique, décembre 2006). Le commandant en chef affirme que la force intervenue à Bahreïn représente 10% des effectifs des forces de « Bouclier du désert », soit 4 000 hommes (et non 1 500, comme l’a rapporté la presse).

Bahreïn est le siège de la Ve flotte américaine et du commandement de la composante navale du Centcom et il offre aux avions américains une base (à Issa) ainsi que l’utilisation de l’aéroport international. La base contribue à 1% du PNB du royaume et Washington a décidé d’investir plus d’un demi-milliard de dollars d’ici 2015 pour en doubler les capacités (lire Alexander Cooley et Daniel H. Nexon, « Bahrein’s Base Politics. The Arab Spring and America’s Military Bases », Foreign Affairs, 5 avril.)

Bien que les Etats-Unis aient au départ été réticents face à l’entrée des troupes saoudiennes, ils se sont ralliés depuis à l’idée des ingérences iraniennes qui justifieraient la politique de la famille royale. La visite du secrétaire américain à la défense Robert Gates le 6 avril à Riyad a confirmé cet infléchissement.

S’il est probable qu’il existe des ingérences iraniennes (et aussi saoudiennes, américaines, etc.) et si les autorités de Téhéran ont condamné avec force l’intervention saoudienne, c’est surtout en Irak que les réactions ont été les plus vives, les chiites irakiens et bahreïnis étant très liés – et les relations entre Bagdad et Riyad sont déjà très tendues.

Le résultat sera sans doute l’aggravation des tensions entre chiites et sunnites, un moyen de détourner les révolutions arabes de leur objectif démocratique. La demande des pays du CCG de reporter le sommet arabe qui devait se tenir fin mars à Bagdad en est un signe parmi d’autres.

Alain Gresh

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