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Un lobby très conservateur

par Alain Garrigou, 3 mai 2011

La proposition de loi sénatoriale sur les sondages a déclenché un intense lobbying. Les sondeurs étaient d’abord restés discrets. Largement auditionnés par les sénateurs — ils composent plus de la moitié des personnalités entendues — puis reçus par les mêmes sénateurs après la publication d’un texte dont on devinait qu’il ne leur plaisait pas, ils ont laissé le gouvernement s’opposer à la réforme en séance. Ils attendaient encore que le gouvernement l’enterre par un refus d’inscrire le texte à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Echec.

Le gouvernement, par la voix du ministre chargé des relations avec le parlement, s’opposa à la réforme de manière si peu conséquente qu’elle parut improvisée. L’appel à ouvrir des discussions, après un an d’auditions, irrita les sénateurs. Le président de la commission des lois le dit. Et le Sénat approuva la proposition à l’unanimité le 14 février 2011. Le texte voté n’était pourtant pas encore devant l’Assemblée nationale. Des commentateurs habitués à la maîtrise gouvernementale de l’ordre du jour enterraient déjà la réforme. Fort des nouvelles règles en la matière, le groupe parlementaire socialiste annonça qu’il utiliserait sa possibilité de l’inscrire à l’ordre du jour. La majorité préféra prendre les devants. Du coup, les sondeurs sont sortis du silence. Tout en maintenant les pressions en coulisses, ils ont exprimé publiquement tout le mal qu’ils pensaient de la législation discutée. C’est une occasion d’examiner leur défense des sondages, après des décennies de plaidoyer immuable sur la défense de la scientificité et de la démocratie.

Comme on pouvait s’y attendre, les sondeurs sont si massivement hostiles qu’ils ont constitué un front du refus. Les sénateurs ont eu droit aux compliments. L’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions. Et l’enfer, ce sont les contrôles. Au nom de son double statut de politologue et sondeur, Roland Cayrol fait figure d’avocat de la cause depuis plusieurs décennies. Il ne pouvait se taire plus longtemps. Dans une tribune du journal Le Monde, il s’adressait à ses « amis Hugues Portelli (UMP) et Jean-Pierre Sueur (PS) », trahissant au passage l’œcuménisme de travailleurs tous partis. Il ne mesurait pas son éloge de la « sympathique loi sénatoriale », « pleine de bonnes intentions » qui « énonce des dispositions fort louables (1) ». On ne saura pas quelles sont ces qualités. Seules les objections l’intéressent. C’est ainsi que, dans les réunions de gens de bonne compagnie, on commence à condamner les plus « excellents » projets. Autre procédé, on annonce son accord pour le retirer immédiatement comme le fait Jean-Daniel Lévy, de Harris Interactive, à propos de la publicité des redressements : « Nous ne sommes pas opposés à un contrôle au contraire » avant d’objecter que la commission des sondages fait déjà le contrôle (manière de ne pas répondre à la question). Et de souligner encore les risques : « Le contrôle du travail des instituts est nécessaire, mais si la loi devait être votée, nous risquerions de créer un débat permanent et stérile, non plus sur les résultats mais sur les méthodes (2). » Le lecteur est ainsi plongé dans la perplexité en ayant à se demander pourquoi il est plus grave que le débat soit permanent et stérile lorsqu’il porte sur les méthodes plutôt que sur les résultats.

Le front commun ne semble pas exclure totalement les nuances puisque certains paraissent prêts à des concessions, d’autres pas. Ces concessions ne sont pas distribuées au hasard : les plus menacés sont prêts à céder sur la publicité des redressements, comme OpinionWay, surtout concerné par l’interdiction de la gratification des sondages en ligne, sa spécialité (3). A l’inverse, tous les autres soutiennent que la publicité entraînerait une polémique sans fin. Un sujet non négociable pour les instituts les plus engagés dans la compétition de pronostics électoraux. On peut être étonné que des défenseurs de la démocratie s’inquiètent à ce point d’éviter les débats et polémiques. Suggèrent-ils des troubles à l’ordre public ?

Il semble exister un autre point de compromis : les sondeurs sont d’autant plus prêts à accepter le renforcement des pouvoirs de la commission des sondages que les effets ne paraissent pas immédiats. Du moins est-on tenté d’interpréter ainsi cet accord par le satisfecit adressé à la commission actuelle. Or, le passé des relations entre les sondeurs et celle-ci remet cet accord en perspective. Les critiques des premiers s’étaient éteintes au même rythme que les observations de la seconde s’étaient raréfiées. Singulier éloge des institutions auxquelles on trouve du mérite quand elles sont moribondes. L’a-t-on réellement apprécié au sein de la commission elle-même ? La louange va à l’encontre du rapport sénatorial qui avait jugé « timide » l’action de la commission. Sa présidente l’avait même excusée par le manque de moyens. Enfin, pour clore toute discussion, les interventions de la commission sont rarissimes ; d’où l’on peut conclure que la commission a toutes les vertus dès qu’elle laisse faire.

Malgré les faibles efforts pour le cacher, il clair que tous les sondeurs se contenteraient du statu quo. Roland Cayrol l’a exprimé sans ambages : « Il est inutile de légiférer sur la question des sondages. » Sa défense de la loi de 1977 est cocasse si on se souvient qu’il l’a qualifiée de « loi scélérate » (4). La défense d’une profession méritait bien un virage tactique radical. Roland Cayrol a cru bien faire de concentrer le tir sur trois points :
— 1 avec la méthode des quotas, il n’y a pas de marge d’erreur.
— 2 cela n’a aucun sens de publier les chiffres bruts puisque chacun sait qu’ils sont faux.
— 3 le Sénat annonce que la loi serait précisée par un décret en Conseil d’Etat. « On croit rêver [car] aucun pays au monde, même dans les “démocraties musclées” ne l’a osé », assure péremptoire le politologue-sondeur.

Les sénateurs Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur ont répondu (5) :
— 1 il y a bien des marges d’erreur dans les échantillons par quotas et le rapport sénatorial y a répondu en publiant en annexe l’expertise d’un mathématicien. Roland Cayrol devrait donc éviter les arguments qui ne sont pas de sa compétence…
— 2 au nom de quoi cacher les chiffres bruts ? Pas la science en tout cas, qui exige de les publier.
— 3 liberticide, un décret en Conseil d’Etat ? Les sénateurs rappellent que les sondages font déjà l’objet d’un décret en Conseil d’Etat dont Roland Cayrol ne s’était pas avisé.

La copie est donc très mauvaise. Sans doute conscient qu’il ne fallait pas trop charger la barque au risque de se trahir, Roland Cayrol ne dit pas dans cette tribune qu’il est aussi hostile à tout le reste et par exemple à l’interdiction des gratifications dans les sondages en ligne. Il est vrai que, omniprésent dans les médias, il ne manque pas d’occasions de le dire ailleurs : « Aux Etats-Unis, on ne fait plus que ça » (France 5, 11 avril 2011). On est encore dubitatif devant la référence au pays qui bat les records de dépenses électorales, un eldorado pour les sondeurs sans doute, à moins qu’il ne s’agisse de citer une autre forme d’excellence.

La remise en cause du statu quo, perçue comme une attaque directe, a fait perdre leur placidité aux sondeurs. Brice Teinturier, directeur délégué général d’Ipsos France, manifeste un soutien inédit au statu quo (6). A part une concession peu compromettante sur le renforcement des pouvoirs de la commission, il défend le maintien d’une législation « déjà lourde » et s’oppose à tout : à l’extension de la réglementation aux sondages politiques (qui les définira ?), à l’interdiction des gratifications (« ce projet [en fait une proposition] vise ainsi à interdire que les sondages politiques puissent être réalisées auprès de populations qui seraient rétribuées ou incentivées (sic) […] C’est absurde et dangereux »), à la publication des redressements (« rendre publiques des données brutes qui sont fausses, et les faire potentiellement coexister avec des données redressées ! Le résultat peut être dramatique »). Le Syntec, syndicat professionnel, aurait pris position. Négative faut-il croire. On n’en trouve pas trace sur son site.

Critiquer les sondages, c’est attaquer la démocratie, n’ont cessé de répéter les sondeurs depuis des lustres. On ne saurait s’étonner qu’ils entonnent à nouveau le refrain. Le refus de la réforme se double toujours du souhait d’un vrai débat. Les sondeurs n’auraient-ils pas été suffisamment auditionnés par la mission sénatoriale ? Ils sont des adeptes de la transparence mais jusqu’où : transparence de principe, plaide Roland Cayrol, mais pas trop de transparence, corrige Jean-Marc Lech. Qui décidera du bon niveau ? Oseraient-ils dire que les parlementaires menacent la démocratie ? Ils le suggèrent fortement. Les sénateurs n’ont pas mesuré, suggèrent-ils. D’autres peuvent se montrer plus violents : « Ce n’est absolument pas aux élus de décider comment les instituts doivent faire leurs sondages et quels modes de recueils sont bons ou pas bons » (Brice Teinturier, op. cit.) On sent l’indignation de l’automobiliste qui dirait « ce n’est pas aux élus de m’apprendre à conduire… » C’est pourtant bien le rôle des législateurs de faire des lois pour réguler les activités sociales, professionnelles et même… politiques. Le sondeur ne parle d’ailleurs ni de législateur, ni de parlement, mais d’élus, c’est-à-dire renvoie à la procédure électorale qui leur permet de légiférer. Ce titre de légitimité ne les autoriserait-il donc pas à régler l’activité des sondeurs ? On voit ici se profiler la revendication de légitimité que les observateurs les plus pessimistes annonçaient depuis longtemps : la légitimité de l’opinion sondée l’emporterait sur celle de l’élection par l’intermédiaire d’un roi doxosophe.

Il n’est que trop évident que la défense de la liberté démocratique n’est que celle de la liberté du commerce. Le credo des sondeurs est le marché, un terme pour désigner la liberté de faire ce que bon leur semble. L’incohérence des arguments est un signe du glissement progressif des sondeurs vers l’habitus professionnel des spin doctors : il importe peu de dire vrai pourvu qu’on gagne. Faire feu de tout bois. Toute cohérence est récusée dans l’urgence : rappel de l’accord de principe — « une bonne idée donc : donner plus de transparence aux sondages » — mais ne rien changer ; en appeler à la sagesse du citoyen pour les marges d’erreur mais pas pour les redressements.

Les sondeurs n’ont plus besoin de légitimation extérieure. En lançant l’invitation à un débat, tout en fixant déjà le résultat — que la pratique des sondages cesse « d’apparaître comme magique ou pernicieuse » — Roland Cayrol prend soin de préciser « les acteurs concernés : sondeurs, journalistes, dirigeants politiques, citoyens ». La science ne serait-elle plus un principe de légitimité des sondages ? A moins que les scientifiques soient en cause mais non la science. Certainement leur accorderait-on que, pas plus que la démocratie n’appartient aux élus, la science n’appartient aux scientifiques. De là à s’en passer… L’oubli n’a pu échapper à un sondeur qui se pique d’être directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques : les scientifiques ne sont pas ou plus du côté des sondeurs, et autant les oublier. Sauf si la technique a encore besoin de légitimité comme les sondages en ligne. Après s’être tant vanté de les fréquenter, il devient patent que, pour les sondeurs, les scientifiques ne sont plus fréquentables lorsqu’ils ne servent plus de caution. Après s’être lui aussi prévalu de ses relations académiques, un autre sondeur dit sa défiance en désapprouvant l’ouverture de la commission des sondages à des spécialistes des sciences sociales. : « Que des magistrats comme aujourd’hui, vérifient nos chiffres, parfait. Mais confier cette tâche à des spécialistes de l’opinion, c’est donner à la commission un pouvoir interprétatif qui n’est pas de son ressort » (7). Une manière de dire qu’il était si confortable d’être contrôlés par des magistrats.

La menace d’une réforme a révélé une transformation de la vision des sondeurs : un mélange d’affirmation autoritaire — celle de l’automobiliste qui refuse d’attacher sa ceinture ou de limiter sa vitesse car c’est son droit — et de défense ordinaire du laisser-faire de l’entrepreneur capitaliste. La démocratie ? Ils savent bien ce qu’elle est. La science ? Ils ne s’en revendiquent même plus, tant ils se sont éloignés de son univers. Il faut que la corporation soit très fâchée pour protester publiquement et en son nom propre. Suffisamment aussi pour ne pas renoncer à utiliser les armes habituelles de la pression discrète. Ils n’en manquent pas grâce aux ressources politiques d’une longue collaboration avec la presse et avec les politiques. La liberté de la presse serait, disent-ils, menacée par une régulation des sondages. En quoi l’abreuver d’informations immédiatement obsolètes voire fausses entrave-t-il cette liberté ? L’important est ici d’avoir des alliés puissants. Gageons qu’en période de campagne électorale, les élus ont de bonnes raisons d’y réfléchir à deux fois avant de mécontenter les sondeurs.

Alain Garrigou

(3Bruno Jeanbart, « Débat sur les sondages : “Pas opposé à la publication des chiffres bruts” », Délits d’Opinion, 23 mars 2011.

(4Dans Sondages mode d’emploi, Presses de Sciences Po, 2000, Roland Cayrol évoque « une loi scélérate » (p. 108) et l’« obsolescence de la loi de 1977 » (p. 109). Ces termes sont exactement repris dans la réédition, Opinion, sondages et démocratie, Presses de Sciences Po, 2011, p. 117 et 119.

(6« Accuser les sondages, c’est un mauvais procès », Marketing Magazine, avril 2011.

(7Jérôme Sainte Marie, du CSA, cité par Thomas Wieder, « Comment les sondages sont-ils fabriqués ? », Le Monde, 9 mars 2011.

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