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L’inéligibilité du président sortant

par Alain Garrigou, 9 mai 2011

«Frère, il faut mourir ! » Ton pouvoir s’achève
le deuxième dimanche du joli mois de mai…

Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte

L’existence d’une mesure objectivée de l’opinion exerce des effets à la fois massifs et méconnus sur la politique. Un an avant l’élection présidentielle de 2012, l’actualité française en offre un exemple inédit avec la répétition obsédante de « mauvais » sondages pour le président en activité, sortant et déjà candidat. Des cotes de popularité si désastreuses qu’on devrait parler de cotes d’impopularité avec 20 % en mai 2011 (TNS Sofres-Le Figaro Magazine, 5 mai 2011) tant les records ont été battus ; intentions de vote si basses avec entre 21 % et 23 % selon les hypothèses (CSA-20 Minutes-BFM-RMC, 28 avril 2011) que la question même de la présence au second tour du président sortant est mise en doute et qu’il est donné battu dans toutes les hypothèses de second tour ; enfin, bilan jugé négatif par une grande partie des sondés (73 % selon BVA-BFMTV-Challenges-Aquanvest, 5 mai 2011).

Cette convergence frappante des chiffres vient confirmer des indicateurs qu’on peut juger plus significatifs. Les derniers scrutins ont en effet sonné la défaite du camp du président en activité : les élections européennes l’ont montré très bas et sans réserves malgré les commentaires positifs, les régionales et cantonales ont amplifié la déroute. A l’automne 2011, la majorité sénatoriale risque d’aller à la gauche pour la première fois sous la Cinquième République. En tout cas, quelles que soient les raisons de nuancer ces revers électoraux — comme une très forte abstention et des précédents de retournement électoral —, les députés de la majorité sont très inquiets pour leur réélection. Dans le sillage de l’élection présidentielle, dont les législatives confirment voire amplifient le résultat. Les hypothèses testées font craindre à la majorité parlementaire une perte de plus de la moitié de ses sièges. Un cataclysme, en somme. Cette crainte est encore renforcée par les conversations des élus dans leur circonscription, comme par les résultats des enquêtes qualitatives organisées par les spécialistes en communication de la présidence. L’impopularité, voire la haine à l’égard de Nicolas Sarkozy, est très forte. Les sondeurs qui en l’occurrence ne font pas de sondages mais tirent les leçons des focus groups évoquent très pudiquement ses problèmes de « style ». Le président de la République n’est pas seulement détesté comme d’autres avant lui, mais méprisé comme aucun ne l’a jamais été.

L’angoisse des élus de la majorité est si forte que des manœuvres inédites ont été menées en son sein pour susciter une autre candidature, rompant avec l’évidence de la candidature naturelle et risquant le crime de lèse majesté. Il est vrai que l’enjeu de la réélection est tout simplement vital pour les députés – en tout cas, pour ceux dont la situation est assez fragile pour faire automatiquement les frais d’une élection présidentielle perdue. En succédant rapidement à la présidentielle, les élections législatives en sont très dépendantes et l’autorité du président sur les députés en dépend ainsi largement. L’évocation de primaires au sein de la majorité a d’ailleurs provoqué des réactions très vives.

Sans doute a-t-on vu des présidents sortants en mauvaise posture pour le renouvellement de leur mandat. Jamais dans la même posture, puisqu’il sortaient de situations de cohabitation. Et jamais en si mauvaise posture. Selon les précédents, les sondages ne deviennent pas plus favorables avec le passage du statut de président à celui de candidat. Au contraire. Cela a conduit les titulaires de fonctions officielles à différer le plus longtemps possible leur annonce de candidature et à être souvent le dernier. Les observateurs n’ont pas manqué de remarquer que cette fois, c’était l’inverse. Les politologues proches du pouvoir le savent aussi. Il est vrai que les propos publics et privés différent en ces circonstances.

L’inéligibilité est une disposition juridique qui interdit à une personne de se présenter à une élection. Outre les cas de sanction pénale, elle est une clause de précaution démocratique face au risque de confiscation du pouvoir ou de maintien excessif, une sorte de contrainte de droit contre les errements éventuels du peuple souverain. Dans l’assemblée constituante de 1848, la crainte s’était exprimée sur l’existence même d’un président qui pouvait sembler fort proche du monarque qu’on venait de chasser, sur la procédure de désignation par le suffrage universel qui risquait de créer un monarque élu, sur la personne du premier élu alors qu’un membre de la dynastie bonapartiste menaçait de mettre le suffrage universel au service d’un nouveau césarisme. Finalement, une large majorité se rallia à l’élection du président de la République au suffrage universel : « Eh bien, si le peuple se trompe, tant pis pour lui », avait inconsidérément asséné Alphonse de Lamartine. Les objections avaient été réduites par une clause d’inéligibilité : le président sortant ne pouvait pas se présenter pour un deuxième mandat consécutif. Une précaution de droit contre l’appropriation consentie du mandat présidentiel… à condition que le droit soit respecté. Il ne le fut pas parce que le premier président élu fut celui que les républicains avaient le plus de raison de craindre. Louis Bonaparte franchit le Rubicon, nom de code du coup d’Etat du 2 mai 1851. Et le plébiscite entérina immédiatement le coup de force. « L’absolution du suffrage universel », jugea le nouveau césar.

Le coup d’Etat, moins une surprise qu’une farce, se moquait-on dans Paris, tant il était prévisible et mal prévu. Une farce, répétait Karl Marx à Londres, en se moquant de la naïveté avec laquelle l’assemblée avait pu compter sur l’inéligibilité du président : « Le président mène une vie cachée aux Champs-Elysées, et cela en ayant devant les yeux et dans le cœur l’article 45 de la Constitution qui lui crie tous les jours : “Frère, il faut mourir ! Ton pouvoir s’achève le deuxième dimanche du joli mois de mai, dans la quatrième année de ton élection” (1). »

Au siècle suivant, les Etats-Unis introduisirent une clause à la suite des quatre mandats de Franklin D. Roosevelt. L’argument de 1936 selon lequel « on ne change pas de chevaux au milieu du gué », utilisé à propos du New deal, s’était retourné contre la présidence perpétuelle quand le président était mort au début de son quatrième mandat, dans la situation particulièrement grave de la fin de la seconde guerre mondiale et des négociations entre vainqueurs. Le 22ème amendement, ratifié en 1951, stipula donc qu’un président ne pouvait effectuer que deux mandats. Une clause respectée sans difficultés. Elle a manifestement inspiré la réforme constitutionnelle française de 2008 puisque, après la réduction du mandat présidentiel à 5 ans en 2002, le nombre de mandats était limité à deux consécutifs en 2008. Cette clause condamne le président en fin de second mandat à la paralysie politique avec des équipes démobilisées et un pays tourné vers la succession. Aux Etats Unis, on parle de lame duck (canard boiteux) pour désigner ce président en bout de mandat.

L’inéligibilité a trouvé une nouvelle forme avec cette situation largement organisée par les sondages. Alors que les mauvaises élections antécédentes s’oublient, que leurs résultats sont parfois inversés, la présence obsédante des mauvais sondages constitue un équivalent de l’article 45 de la constitution de la Seconde République qui rappelle au locataire de l’Elysée : « Frère, il faut mourir ! »

En toute rationalité, on pourrait imaginer que le candidat présidentiel ne soit pas le président sortant. L’hypothèse a été évidemment testée par les sondeurs. Quels que soient les résultats, ils ne sont absolument pas fiables tant les hypothèses sont irréelles. Chacun sait que Nicolas Sarkozy veut se présenter et a le pouvoir pour le faire. A quoi sert de tenter alors des candidatures de substitution, comme celle de François Fillon, dont chacun sait qu’il ne se présentera pas et alors que cela irrite aussi le réflexe légitimiste des électeurs de droite ? L’hypothèse d’un renoncement n’est pas inédite ailleurs. Le président Lyndon B. Johnson n’a pas tenté une réélection en 1968 alors que son impopularité était au plus haut avec la guerre du Vietnam. En France aujourd’hui, l’hypothèse d’un renoncement présidentiel est impossible du fait de la personnalité de Nicolas Sarkozy, diraient quelques analystes versés dans la vision psychologique. Il est plus sérieux d’évoquer le système d’autorité personnelle du chef de l’Etat, maître du jeu et maître des carrières de son entourage. Nul n’est en position de lui refuser l’investiture et beaucoup de fidèles ne peuvent envisager leur carrière sans se ranger dans le sillage de leur patron. Ce n’est pas un hasard si ce sont les ministres les plus dépendants du président, c’est-à-dire de la faveur présidentielle, qui se dépensent le plus pour assurer qu’il n’y a pas le choix. Ils n’ont pas le choix.

Les rapports de force au sein du système politique français interdisent d’empêcher un président sortant de concourir pour un second mandat, même s’il est très difficile qu’il soit élu. Cela nous rapproche donc de la situation d’inéligibilité juridique de Louis Bonaparte, qui voulait rester malgré l’impossibilité légale. Un 18 Brumaire n’est pas envisageable aujourd’hui parce qu’il n’y a pas d’armée coloniale pour le mener à bien, parce que l’appareil d’Etat est légaliste et, peut-on espérer malgré des soutiens douteux, parce que le président en activité est suffisamment républicain. Il faut donc de sérieuses raisons d’être candidat malgré tout. La plus ancienne et probablement la plus forte est l’antique capacité de dénégation ou d’espoir de ceux qui ont fait de la politique leur métier. Tant que ce n’est pas fini, on peut toujours gagner — ce volontarisme appartient à l’ethos du métier politique et, en l’ayant particulièrement poussé, Nicolas Sarkozy dévoile moins un trait psychologique de sa personne que de son métier. Et puis, il y a toutes les ressources auxquelles il faut bien faire confiance quand on mène une activité à haut risque. Les méthodes du marketing politique ont donc d’abord la charge de rassurer et, selon les croyances de leurs adeptes, de faire gagner. De quelles ressources disposent-ils dans une situation initiale aussi défavorable ?

Changer le cours des choses est-il encore possible alors que la prolifération des sondages conforte depuis des mois la croyance en l’inéligibilité de Nicolas Sarkozy ? Depuis le revers électoral du printemps 2010, la réponse est engagée sans succès mais a montré la marche suivie : agir sur les croyances pour contrecarrer les croyances établies. A coup de récit (le storytelling d’une reconquête est amorcé), à coup d’annonces gouvernementales ou privées (choix d’un premier ministre, engagement guerrier, utilisation de la célébrité de son épouse...), orientation du débat public vers les valeurs réactionnaires par les push polls, les spin doctors peuvent espérer « reprendre » quelques points dans les indicateurs chiffrés. Il est un moment où il est difficile de descendre plus bas. Alors, la perspective d’un proche triomphe serait chantée par les chœurs.

Les stratégies des experts en communication peuvent être manipulatoires, elles paraissent extrêmement douces au regard du 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Certes, la gestion des croyances qui exacerbe les tensions, d’un côté, et les réactions d’hostilité, de l’autre, risquent fort de provoquer une campagne électorale particulièrement violente. La société n’offre plus les conditions des tentatives prétoriennes et elle peut encaisser beaucoup de chocs. Il n’est cependant pas sûr que le cynisme managérial de la gestion des croyances politiques ne fasse pas courir des dangers réels à la démocratie. A la différence et à la ressemblance d’un 18 Brumaire, plus subrepticement et plus longuement, moins une surprise qu’une farce. Néanmoins, les pratiques et calculs qui enserrent complètement l’action politique dans la rationalité instrumentale ne font pas bon ménage avec les valeurs. Celles-ci finissent par paraître elles-mêmes instrumentalisées. Qui croit encore au bien commun ou à l’intérêt général quand les mots sont prononcés par les candidats aux élections ? Le cynisme managérial a déjà fait beaucoup de dégâts.

Alain Garrigou

(1Karl Marx, Œuvres complètes, Politique, Galimard, Paris, 1994, p. 452.

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