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La course de chevaux, la pipolisation et le scandale

par Alain Garrigou, 26 mai 2011

On a souvent reproché aux sondages d’avoir transformé la compétition politique en course de chevaux. Celle-ci peut être considérée comme une inflexion anodine. Certains observateurs la jugent même « sympathique ». Il faut donc démentir cette vision superficielle et totalement fausse.

En focalisant l’attention sur les personnes, les sondages contribuent fortement à pipoliser la politique. C’est à première vue un aspect secondaire comme une écume, une présentation sans conséquence. Il faudrait être un esprit chagrin pour considérer sérieusement les mises en scènes de la vie privée que des candidats en famille, en vacances, en voyage, au travail offrent sur le papier glacé des magazines people comme Paris Match, Gala, VSD. Ce ne serait qu’un peu d’humanité, de familiarité ou de chaleur introduites dans les relations froides et anonymes de la politique. Et si des intérêts se jouent dan ces apparitions dépolitisées de la politique, quel inconvénient alors que tout le monde s’y livre ? Sachant que les baromètres politiques, cotes de confiance ou de popularité, favorisent les acteurs les plus visibles médiatiquement, il est tentant de jouer le jeu de la pipolisation. Les candidats qui s’y livrent se justifient même par l’obligation de le jouer. Le lectorat est aussi un électorat. Mieux, les consommateurs de presse people sont des citoyens plus faiblement politisés et, sans être idéal, cet accès à la politique serait mieux que rien.

Pourtant, focaliser l’attention sur des personnalités dont dépend la victoire ou l’échec des partis et la conquête des postes a de grandes conséquences. Elle détourne de la politique si on l’entend comme des débats d’idées sur le bien commun, le destin des humains et les visions d’avenir collectif etc. Une sorte de « divertissement » pascalien. Comment ne pas désespérer d’une politique ramenée à des impressions de sympathie ou d’antipathie, à des conjectures sur la psychologie des candidats sinon sur leur physique ? La politique pipolisée est un univers d’évaluation des apparences et des préjugés. On aime ou déteste d’avance mais on ne juge pas en raison sur pièce. La difficile voie de l’évaluation critique perd encore de sa pertinence puisqu’on n’écoute que pour être conforté. Humain sans doute mais la médiatisation accentue encore la transformation d’une partie des citoyens en groupies ou fans. La course de chevaux donne à la politique un aspect plus médiocre que jamais.

La focalisation sur les personnes amène des conséquences plus graves que le divertissement en contribuant à une dérive plébiscitaire avec une remise générale de soi à des chefs. Tout un dispositif à la fois institutionnel (le mode de scrutin uninominal, l’élection présidentielle, le leadership partisan), médiatique et sondagier travaille à cette personnalisation des enjeux politiques : qui sera président ? En liant le succès politique à celui de champions, la course de chevaux prend un aspect dramatique et médiocre car elle focalise aussi les luttes sur la personne des chefs, leurs qualités et leurs défauts, leurs belles actions et leurs défaillances, voire leurs crimes. La diabolisation est le revers de l’exemplarité mise en scène dans la pipolisation.

Le scandale devient la stratégie banale de la lutte électorale comme on l’a vu récemment avec l’affaire Clearstream et aujourd’hui avec l’affaire DSK. Comment vaincre un concurrent mieux placé voire déjà vainqueur selon les sondages, sinon en discréditant l’adversaire ou au moins, en espérant qu’il le sera par ses propres erreurs, par des concours providentiels et en y aidant un peu si nécessaire ? Les scandales sont positifs quand ils sont des rappels à l’ordre et à la vertu, justes et injustes. Comme moyens para-institutionnels des luttes politiques, ils sont dangereux. Or, la course de chevaux impose une politique de caniveau. Toutes les enquêtes montrent qu’elle est considérée comme l’activité sociale la plus corrompue. Quitte à excuser les individus particuliers au gré des préjugés partisans tout en condamnant l’ensemble de la classe politique (1). Se souvient-on comment s’est terminée l’affaire Monica Lewinski de 1998 ? La croisade du procureur spécial Starr et des républicains qui poursuivaient le président Clinton pour des accusations de fellation consentie dans le bureau ovale de la Maison blanche avait ouvert la voie à une procédure d’impeachment. La popularité du président dans les sondages n’en fut pas affectée et eut raison de ses accusateurs (2). Les sondages avaient en quelque sorte défait ce qu’ils avaient contribué à provoquer : un calcul pour ruiner le crédit d’un homme.

L’affaire Clearstream procédait exactement du même calcul dans les rivalités pour le contrôle de l’appareil de l’UMP et l’investiture présidentielle pour l’élection de 2007. En l’occurrence un seul nom importait dans les listings supposés des comptes bancaires secrets à l’étranger, celui de Nicolas Sarkozy. La falsification a été prouvée en ce cas. Dans le procès en appel qui s’achève quatre ans plus tard, il est une certitude qui n’a été contestée par personne : la lutte politique justifie les pires manœuvres. Et l’on suspectera forcément ceux qui n’ont pas été pris en faute d’en commettre autant que ceux qui sont jugés. Dans l’affaire Dominique Strauss-Kahn (DSK), le scandale intervient alors que le directeur du FMI était crédité d’une telle avance dans les sondages sur les intentions de vote que, dans les milieux politiques, son succès présidentiel était déjà acquis… s’il se présentait. L’incertitude était à peine levée par des signes discrets que des journaux s’en prenaient à son goût pour le luxe en mettant en cause l’usage d’une automobile et ses dépenses faramineuses de tailleur. Etant donnée la réputation de M. Strauss-Kahn, les initiés et l’intéressé lui-même attendaient le scandale sexuel. Certains craignaient même dans son propre camp qu’il intervienne après son investiture. Il est arrivé beaucoup plus vite. On attendait une campagne électorale violente, on est servi au-delà de toutes les anticipations.

L’affaire est entre les mains du système judiciaire de la ville de New York mais aussi et longtemps dans les mains du « tribunal de l’opinion ». Funeste ou divine surprise, l’affaire est déjà jugée selon les critères de l’opinion politique : culpabilité pour les adversaires qui voient un crime sexuel, innocence pour les sympathisants qui voient un piège sexuel (honey trap aux Etats Unis). Combien d’autres oppositions se jouent sur une affaire de ce type ? Elle est une sorte de test projectif pour chacun des spectateurs quand le french bashing ou l’antiaméricanisme s’en mêlent, la couleur de peau, la différence de classe sociale, la déontologie journalistique, sans parler de la morale sexuelle, une dimension dont on pourrait dire en forme de litote qu’elle est spécialement sensible. Tel est le régime d’opinion : conviction contre conviction. Et il est probable que les positions ne changeront guère quelles que soient les suites. En attendant les historiens. L’opinion a cet avantage de pouvoir s’exprimer en toute ignorance de cause mais pas en toute innocence : il est très probable que le résultat provoqué ou espéré est déjà atteint : l’élimination de DSK de la course de chevaux. A quel prix ? Quelle que soit la réponse à l’énigme policière, crime d’un homme ou de comploteurs, quelque chose est déjà acquis : la perversité de systèmes politiques qui leur livrent le destin des nations.

Alain Garrigou

(1Pierre Lascoumes (dir.), Favoritisme et corruption à la française. Petits arrangements avec la probité, Presses de Sciences Po, Paris, 2011.

(2Serge Hurtig, « Teflon II, président des Etats-Unis ? Bill Clinton et l’opinion publique américaine » in Le citoyen. Mélanges offerts à Alain Lancelot, Bertrand Badie et Pascal Perrineau (dir.), Presses de Sciences Po, Paris, 2000.

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