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Libye - Minorités - Caucase - Russie

Le réveil des Tcherkesses de Misrata

En mars, le colonel Mouammar Kadhafi a cherché à négocier avec les Tcherkesses de Misrata. L’initiative du leader libyen nous donne l’occasion d’évoquer l’histoire mouvementée de ce « peuple » originaire du Nord Caucase dont une grande partie fut poussée vers le Proche-Orient et l’Afrique du Nord par les tragédies de l’histoire.

par Régis Genté, 18 juillet 2011

Voilà qu’à Misrata, sur la ligne de front entre forces loyales à Kadhafi et rebelles libyens, 10 000 Tcherkesses se retrouvent à nouveau au milieu des fracas de la guerre. Tribu soudée et jouissant d’une solide réputation de guerriers, ces Tcherkesses, originaires du Nord Caucase aujourd’hui russe, sont courtisés par le « guide de la Révolution ». Le 8 mars, selon le site web de la Jamestown Foundation, un think tank américain, celui-ci envoyait des émissaires à Amann pour négocier avec le Conseil tribal tcherkesse de Jordanie afin de convaincre les frères de Misrata de le rejoindre. Kadhafi met même un avion à la disposition dudit Conseil pour que ses représentants se rendent de suite à Misrata.

Peuples du Caucase Nord
Cartographie : Jean Radvanyi. La réalisation est de Manana Kurtubadze (2009).

Mieux valait mettre les moyens. Le succès était loin d’être assuré. L’initiative sera d’ailleurs un échec. En effet, la communauté, ensemble de tribus plutôt que peuple, fut marginalisée après 1975 et la tentative de coup d’Etat militaire menée par un Tcherkesse, le major Oumar al-Meheshi. Depuis, le Colonel Kadhafi a confié son armée à ses proches et non à des tribus ou communautés diverses et variées. Les grandes familles tcherkesses de Misrata se sont alors surtout occupées de commerce.

Pourtant, dans la mémoire de ces familles, la guerre est très présente. On pense qu’elles descendent des mamelouks, esclaves affranchis qui formèrent les milices des califes musulmans et de l’Empire ottoman. Beaucoup étaient originaires du Caucase (au moins depuis le XIVe siècle). Après 1805, Muhammad `Alî Pasha, un Albanais devenu chef de l’armée ottomane, consolide la dynastie qu’il vient de fonder en Egypte et fait disparaître ceux qui menacent son pouvoir. A commencer par les Mamelouks : il leur tend un piège sanglant le 1er mars 1811, à la citadelle du Caire. Ceux qui eurent la chance d’en réchapper filèrent à l’Ouest, vers l’actuelle Libye.

Mais il se peut aussi que certains de ces Tcherkesses de Misrata, comme la plupart des frères de leur très importante diaspora de la région, notamment en Turquie (où ils seraient aujourd’hui entre un et deux millions), soient issus de l’exil forcé de 1864. Face aux avancées de l’armée du Tsar sur leurs terres du Nord-Ouest du Caucase, des représentants tcherkesses proposèrent leur soumission à Alexandre II en échange de la démolition des forts que ses troupes venaient de construire dans leurs montagnes. La réponse fut terrible : « Vous irez vous installer là où on vous indiquera ou bien vous devrez émigrer en Turquie. »

100 000 Tcherkesses se plièrent à la volonté du Tsar et s’établirent dans les plaines du Kouban. L’immense majorité, entre 700 000 et 1,5 million de personnes, résista avant d’être contrainte à un terrible exil à travers la mer Noire, où beaucoup moururent de faim ou de maladie. « Ce véritable génocide est la seule idée qui unisse tous les Tcherkesses, ceux de la diaspora comme ceux vivant toujours en Russie, tant la question est douloureuse », explique l’historien Maïrbek Vatchagaïev (lire Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « La mer Noire de port en port », Le Monde diplomatique, août 2010).

Ironie de l’histoire, ce sont les petits-fils de ceux restés au Caucase du Nord – région en proie à une rébellion islamiste qui n’est que le dernier avatar des guerres de conquête du XIXe siècle – qui servirent les intérêts de Vladimir Poutine dans ses prises de bec avec le président Medvedev. Le premier ministre russe n’est pourtant pas du genre à s’apitoyer sur le sort de leurs ancêtres. Mais, courant mars 2011, Dmitri Medvedev a vertement critiqué Poutine après qu’il eut comparé l’intervention occidentale en Libye à une croisade. Ses réseaux ont semble-t-il convaincu divers groupes et personnalités de Karatchaïévo-Tcherkessie de proposer leur aide au colonel Kadhafi.

En 1864, la victoire revêtait un double aspect pour le Tsar. C’était « autant une victoire dans la si difficile conquête du Caucase qu’un revers infligé à l’empire britannique dans sa tentative de couper à la Russie la route vers les mers chaudes », comme le raconte le journaliste Eric Hoesli (1), cette terrible histoire est un épisode du « Grand Jeu », sorte de guerre froide que les empires russe et britannique se livrèrent au XIXe siècle.

Et dans ce « Jeu », Londres joue ses cartes avec parfois d’improbables agents d’influence. Comme David Urquhart, mi-homme d’affaire mi-espion, qui, dans les années 1830, encourage les Tcherkesses à créer leur propre Etat. Un « Lawrence du Caucase » qui publiera même une « Déclaration d’indépendance des peuples circassiens », autre nom des Tcherkesses, et leur fournira un drapeau national…

Un siècle et demi plus tard, 1864 demeure au fond des mémoires caucasiennes. Après que la Russie eut envahi une partie de leur pays début août 2008, des députés géorgiens décidèrent d’agiter le spectre de la reconnaissance du « génocide des Tcherkesses ». Ce fut chose faite ce 20 mai par un vote à l’unanimité au Parlement, déclenchant l’ire du Kremlin alors que Sochi, ville du Nord-Ouest du Caucase, accueillera les Jeux olympiques d’hiver de 2014.

Selon le politologue M. Ghia Nodia, proche du président géorgien, « cette proposition fut une réponse à un appel de représentants tcherkesses. Le gouvernement géorgien leur offre une chance de soulever le problème ». L’administration Obama, qui tente de stabiliser ses relations avec Moscou, voit cela d’un mauvais œil. James Clapper, le directeur du renseignement national aux Etats-Unis, a même estimé que « les efforts publics de la Géorgie pour établir des liens avec divers groupes ethniques dans le Caucase du Nord russe ont contribué à alimenter les tensions régionales ». Ce à quoi M. Nodia répliquait : « Je ne vois rien de nature à déstabiliser la région dans cela. Personnellement, je n’ai rien contre les guerriers de la guerre froide. »

Régis Genté

Journaliste à Tbilissi (Géorgie).

(1Eric Hoesli, A la Conquête du Caucase, Editions des Syrtes, 2006.

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