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Le cinéma turc au festival d’Ajaccio

Des routes d’Anatolie aux bas-fonds d’Istanbul

par Kenneth Brown, 3 novembre 2011

Durant cinq jours, en ce mois d’octobre inondé de soleil, Ajaccio a accueilli un festival de cinéma, « Passion Cinéma & Journée Montagnes », parrainé, outre les institutions et partenaires privés de la Corse, par le ministère de la culture et du tourisme de la République de Turquie. Vingt-quatre films, la plupart en avant-première, et une soirée consacrée à la montagne étaient au programme.

Le cœur de ce festival de grande tenue était constitué par trois films turcs, présentés puis commentés en présence de deux des réalisateurs concernés et de Hasan Yavuz, conseiller culturel de l’ambassade de Turquie à Paris et docteur en histoire et civilisation de l’université de Strasbourg, et Mehmet Basutçu, critique et spécialiste du cinéma turc, par ailleurs spécialiste de physique nucléaire et enseignant. Un témoignage de l’ambition actuelle de la Turquie, désireuse de faire connaître à l’étranger sa créativité culturelle.

Nuri Bilge Ceylan, réalisateur du chef-d’œuvre Il était une fois en Anatolie (Grand prix Festival de Cannes 2011), était, lui, malheureusement absent. Ceylan, né à Istanbul en 1959, diplômé en ingénierie électrique, avait déjà reçu un prix à Cannes en 2003. Figure de proue de cinéma turc, il est considéré comme le réalisateur le plus représentatif et le plus renommé de son pays. Il était une fois en Anatolie est visuellement étonnant. Il montre et raconte la vie dans une petite ville comme un voyage au milieu des steppes. Toujours les mêmes routes monotones, mais avec la sensation, l’appréhension que quelque chose va surgir derrière chaque colline. On est entraîné en Anatolie, la région centrale de la Turquie, dans ses steppes désolées et monotones, à travers les tribulations d’un procureur, d’un médecin légiste, d’une escouade de policiers et de deux prisonniers à la recherche du cadavre que ces derniers ont enterré. La complexité de cette Turquie anatolienne, ses gens, leurs vies et les cadres de vie sont là. Film passionnant, des émotions intenses et inattendues, le toute superbement photographié et mis en scène. Ceylan a dédié son Prix de la mise en scène cannois de 2008 (pour Les Trois singes) à son « beau pays incompris » ; avec ses films, ce doit être de moins en moins le cas...

Le film d’Atalay Taşdiken Mommo (Kiz Kardesim, Mommo The Bogey Man) est son premier long métrage. Taşdiken, né en 1964, vient de Beyşehir, lieu de couchers de soleil légendaires, près de Konya, en Anatolie Centrale. Il a fait des études de physique avant de se lancer dans le cinéma. Son film est poignant et simple. Il raconte l’histoire du lien extrêmement fort entre un frère âgé de 9 ans, Ahmed, et sa petite sœur Ayse, dont la mère vient de mourir. Une histoire réelle, vécue dans un village d’Anatolie proche de la campagne natale du réalisateur. C’est une dénonciation de l’état de pauvreté du monde rural, une peinture naturaliste d’un village turc contemporain et un beau portrait de deux enfants et de la relation de protection et d’affection mutuelle entre un frère et une sœur.

Le troisième film s’intitule Hair (Saç) et est tiré d’un roman du réalisateur Tayfun Pirselimoğlu, également écrivain : Saç ou le retour du héros solitaire. Il montre un quartier délabré d’Istanbul où Hamdi, un vendeur de perruques, fumeur invétéré atteint d’un cancer, se sent désespérément seul. Il vit dans sa boutique et devient obsédé par une femme qui vient lui vendre ses très longs et beaux cheveux… Les boutiques exposent perruques et extensions de cheveux dans leurs vitrines, un spectacle familier pour les passants qui traversent le quartier de Tarlabashi en direction du centre d’Istanbul, la place Taksim. Ces perruques sont pour beaucoup synonymes de Tarlabashi, quartier décrépit où les immigrés, turcs ou non, vivent dans un climat souvent hostile. Pirselimoğlu montre un quartier qui est littéralement un désastre urbain. On se demande parfois comment cette laideur peut même être filmée.

Ces films turcs ont été les joyaux du collier de ce festival d’Ajaccio. Pourquoi ne pas envisager de les utiliser dans l’éducation secondaire ? Y aurait-il un meilleur moyen que celui-là de sensibiliser les jeunes à la richesse et à la complexité d’autres cultures ?

A lire dans le numéro de novembre du Monde diplomatique (en kiosques) : « Le gouvernement turc face au défi kurde », un reportage de Wendy Kristianasen.

Kenneth Brown est le fondateur et le rédacteur en chef de la revue Méditerranéennes/Mediterraneans, éditée par Albiana.

Kenneth Brown

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