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« 55 % des Français »

par Alain Garrigou, 15 novembre 2011

L’habitude est si bien ancrée qu’elle paraît naturelle. Les résultats de sondages sont attribués aux Français par la presse. Personne ne se demande plus ce qui justifie une telle généralisation, un saut à la fois quantitatif et qualitatif. Il faut que les principes de la représentativité soient acceptés pour attribuer à une population de plusieurs millions de personnes les opinions d’un millier de sondés d’un échantillon dit représentatif. Tout est là. Ce n’est pas le moindre paradoxe qu’un principe mathématique, acquis à la fin du XIXe siècle, appliqué aux enquêtes d’opinion seulement dans les années 1930, et difficile à faire accepter à bien des gens encore pendant plusieurs décennies, soit aujourd’hui si bien partagé que plus personne ne songe à le remettre en question. Or, l’habitude ne suffit pas. Et il faut bien remettre en cause ces titres lorsque des sondages n’obéissent pas aux normes de représentativité. Tel est bien le cas pour un certain nombre d’entre eux, des sondages de plus en plus nombreux à mesure que se diversifie l’offre et que la qualité baisse.

Premier cas de figure : les sondages non représentatifs. L’exemple récent d’un post test sur la performance télévisée de Nicolas Sarkozy est significatif. Dans cet exercice, les sondeurs sont pris entre deux inconvénients : s’ils interrogent des personnes indépendamment du fait qu’elles ont suivi ou non l’émission, leur échantillon est plus représentatif de l’ensemble de la population — mais il est pour le moins curieux de demander leur avis à des gens qui n’ont pas vu l’émission ; si ne sont interrogées que les personnes ayant assisté à l’émission de bout en bout, l’échantillon sur-sélectionne les personnes a priori favorables à Nicolas Sarkozy. Tous les Français n’ont pas suivi l’émission (12 millions, selon l’audimat), et il faudrait être masochiste pour s’infliger une telle épreuve en étant d’avance hostile. C’est bien ce que révèle la ventilation par affinités politiques, lorsque la question est posée et ses résultats publiés. On remarquera que cela est d’autant moins effectué qu’il s’agit de publier un bon résultat, comme ne manquent pas de le savoir les sondeurs. On s’étonne alors de la candeur des journalistes qui croient que le sondage est représentatif, à moins qu’ils fassent seulement semblant de croire. Le titre « 55 % des Français convaincus par Nicolas Sarkozy », repris par toute la presse, était donc faux si l’erreur était involontaire, sinon mensonger. Comme souvent. Il aurait convenu d’écrire « 55 % des téléspectateurs de l’émission ». En soutenant que l’on ne peut écrire d’un sondage, « X% des Français pensent que... selon un sondage X ou Y », je ne fais donc pas « un mauvais procès, tout à fait gratuit », n’en déplaise à Sylvie Maligorne (chef du service politique de l’AFP, en réponse à l’article du 3 novembre), mais une nécessaire rectification.

Sans doute tous les sondages ne souffrent-ils pas de ce biais et sont-ils bien représentatifs. Ainsi les sondages sur les intentions de vote semblent justifier la mention d’un pourcentage de Français. Encore faut-il introduire alors deux corrections. La première est la baisse de la qualité de la représentativité avec les sondages en ligne. Leurs échantillons sont spontanés et ensuite redressés selon la méthode des quotas. Des sondeurs intéressés à la possibilité de faire des sondages meilleur marché et contraints par la baisse du nombre des répondants ont tout intérêt à prétendre que la représentativité est assurée. Des spécialistes plus soucieux de méthode n’accordent pas la représentativité à de tels sondages. Ainsi, par exemple, ces sondages en ligne ne font jamais état d’abstentionnistes ; preuve manifeste de leur non-représentativité. Les internautes répondent en effet soit par conviction politique, soit par appât des points maximiles promis. Quel internaute s’abstiendrait dans ces conditions ? Le fait est qu’ils ne le font pas. Dans les élections, des électeurs s’abstiennent pourtant. Et, dans les sondages par téléphone, des sondés aussi. Par ailleurs, l’exactitude des pourcentages de ces sondages électoraux est permise par des redressements qui ne sont pas effectués sur les autres sondages. Si l’on interroge les gens sur les mesures gouvernementales, ou toute autre chose, les redressements sont impossibles et l’on considère donc sans preuve que les chiffres sont fiables, alors qu’on sait fort bien que les chiffres bruts des sondages électoraux ne le sont pas. Sauf dans ce dernier cas, les sondeurs ne livrent que des chiffres bruts. La prudence voudrait donc que l’on n’étende pas les résultats d’un échantillon à l’ensemble d’une population. Peine perdue : les sondages les plus défectueux autorisent des titres sur « les Français » en général. C’est même toute leur magie que de faire croire qu’on peut percer aussi facilement les esprits de tout un peuple.

Le problème prend un tout autre sens lorsque les chiffres sont susceptibles de modifier les préférences comme les votes, et surtout lorsqu’ils sont manifestement conçus pour le faire, comme le sont les push polls. Alors ce n’est plus seulement une question de prudence, mais de souci de ne pas participer aux manœuvres de campagne. Si les résultats d’un sondage sur un échantillon non représentatif sont diffusés comme « les opinions des Français », même assortis de la mention « selon un sondage », les médias peuvent être accusés de diffuser de fausses nouvelles selon l’article L 97 du code électoral :

« Ceux qui, à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manœuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s’abstenir de voter, seront punis d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 15 000 euros. »

Des citoyens ou des candidats pourraient ainsi mettre en cause la légalité des titres en assignant les médias en justice. Comment l’éviter ? Il ne s’agit pas d’apprécier la valeur de chaque sondage, mais de titrer systématiquement 55 % (ou tout autre chiffre) des sondés et non des Français. Facile et, une fois dit, si facile qu’il serait encore plus impardonnable de ne pas le faire.

Alain Garrigou

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