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Les conflits de l’an 12 (2)

La guerre qui ne dit pas son nom

« La guerre : pourquoi en parler encore ? » C’était le thème du colloque organisé fin janvier à Paris à l’occasion du premier anniversaire de… l’Ecole de guerre ! Signe du malaise des militaires eux-mêmes, pour qui « les évolutions de la conflictualité mondiale ravivent le débat sur la notion même de guerre et rendent nécessaire d’en rediscuter les fondements moraux et politiques comme les formes d’expression », ainsi que l’annonce le préambule à cette table ronde, dont les propos – qui ne peuvent être attribués nommément aux participants – sont résumés ici.

par Philippe Leymarie, 15 février 2012

«La légitimité des interventions occidentales diminue aux yeux d’une grande partie de l’opinion internationale », reconnaissent les organisateurs de ce colloque. Un rejet qui « vient en partie de la perception accrue d’un grand écart politique entre une moralisation affichée des motivations à intervenir, et la réalité d’une défense plus prosaïque des intérêts économiques et politiques occidentaux et/ou nationaux ».

La guerre faisait figure jadis de matrice de l’histoire. Elle était glorifiée à l’occasion par des philosophes (Hegel) ou des hommes politiques (Churchill). Longtemps, la perception de la guerre comme affrontement codifié d’armées comparables avait fait l’objet d’un large consensus au sein des puissances comme des opinions.

Qualification pudique

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Alors que les armes continuent de parler, que des conflits violents font toujours des ravages — comme en témoignent par exemple les nombreux engagements des armées françaises — on relève, notamment en France, une tendance à « euphémiser la guerre ». Ainsi :
— le ministre français de la défense Gérard Longuet qualifie d’« assassinats » les tirs d’un soldat afghan qui ont provoqué la mort de quatre soldats français le 20 janvier (1)
— Hervé Morin, ancien ministre de la défense, s’est refusé longtemps à employer le mot « guerre » à propos de l’opération « d’assistance à la sécurité » de l’OTAN en Afghanistan ;
— la chancelière allemande Angela Merkel ne s’est résolue à employer le mot qu’en avril 2010, en accueillant sur le tarmac d’un aéroport les corps de plusieurs soldats de la Bundeswehr ;
— les combats en Algérie ont longtemps été qualifiés pudiquement d’« évènements » ;
— au Kosovo, l’OTAN menait « campagne », et non la guerre… en bombardant les positions serbes ;
— la plupart des engagements militaires actuels sont présentés comme des « opérations de maintien de la paix », « d’interposition » ;
— l’Ecole de guerre elle-même n’a repris ce nom que depuis un an : sous la gauche, elle s’appelait « Collège inter-armées de défense ».

Super nounou

Les jeunes générations de Français n’ont jamais connu la guerre proche, ni vu leurs militaires agir autrement qu’en coalition, sous les couleurs de l’ONU, de l’OTAN, de l’Union européenne, ni fréquenté ceux qu’on nommait « les appelés » au temps du service national et de la guerre d’Algérie. Certains voient l’armée comme une « super-ONG », une « super-nounou » mobilisable pour les gros bobos de la société. Voire en inquiétante livrée « Vigipirate » (2).

Depuis la fin de la conscription, le lien armée-nation est aux abonnés absents ; l’armée est devenue une affaire de professionnels, dont le rayonnement s’arrête aux limites de la « communauté de défense » (les soldats, leurs familles, les spécialistes). Qui peut « aimer l’armée », à part les familles de militaires et les populations des villes de garnison ? L’idée du grand sacrifice paraît lointaine, dans une société de consommation où l’on ne tolère plus les morts, au loin, au nom de la défense de mystérieux « intérêts » auxquels il est de plus en plus difficile de s’identifier.

En outre, un courant antimilitariste persiste, ancré dans les tréfonds de la société (et puisant dans les anciennes traditions de la gauche, mais pas seulement). Le défaut actuel de « transmission culturelle », la faiblesse croissante de formation et de culture historiques dans les classes d’âge les plus récentes, les poches de résistance culturelle dans certaines communautés immigrées, etc. ne créent pas un environnement favorable à une adhésion pleine et entière aux ambitions très « grande puissance » de l’équipe actuellement au pouvoir en France.

En ces temps de crise, le budget défense peut ainsi redevenir ce qu’il a souvent été : une variable d’ajustement, un gisement commode d’économies, par simple glissement des programmes d’équipement…

Monde tragique

Certains y voient un effet de « distanciation historique » : après vingt siècles de conflits, et au XXe siècle deux « grandes guerres », les guerres de décolonisation, puis l’équilibre Est-Ouest, suivi de la chute du Mur, avec perte de l’ennemi et optimisme post-guerre froide…

L’opinion en France, plutôt indifférente aux micro-engagements qui ont suivi (Afrique, Liban, etc.) se retourne à partir de 2008, après la fusillade d’Uzbin en Afghanistan, qui avait fait dix morts parmi les soldats français. L’opération récente en Libye est encore plus mal comprise.

Après la seconde guerre mondiale, la société a vécu dans l’idée d’un interdit de la guerre, renforcée ensuite par le mécanisme de la dissuasion. Les conflits ont été pensés par les Européens comme une intervention d’un tiers, sur un mode d’arbitrage, de neutralité, de solution surtout politique.

On a nié le fait que l’intervention militaire peut modifier les données politiques (exemple du Kosovo devenu indépendant). La construction européenne s’est faite pour échapper à la guerre. Aujourd’hui, l’Europe fait figure de continent de stabilité sur ce plan — même au Caucase ou dans les Balkans, où la conflictualité régresse.

Depuis que l’idée (la menace) de guerre totale a disparu, on a compris qu’il est possible de frapper un ou des pays en prenant le contrôle des flux de personnes (terrorisme), en s’attaquant aux biens matériels (guerre économique), en manipulant l’information (cyberguerre). L’avenir stratégique n’est plus seulement aux soldats de l’An 2, aux bombardes et aux pétoires…

L’Europe, « qui a remplacé l’héroïsme par le consumérisme, ne sait plus que le monde est tragique ». C’est valable aussi pour la France, même si elle s’accroche encore à son habituel « messianisme », et garde sa propension à vouloir « donner une leçon au monde » (les droits de l’homme, son siège au Conseil de sécurité, etc.). Ainsi, selon certains, le continent européen se trouverait relativement désarmé face aux « surprises stratégiques », qui sont le propre de l’histoire humaine, et qui obligent en théorie à conserver en ordre de marche des outils dont on ne sait pas si, à quoi, et comment ils pourront servir.

Capacités limitées

Autre réflexion entendue : la globalisation a changé le rapport de l’armée à la guerre. Pour le soldat, la référence à la nation dont il est issu est fondamentale. Pourtant, les soldats français en Afghanistan, s’ils travaillent (et parfois meurent) « pour la France », sont sous les ordres d’un général américain, et sous les couleurs de l’OTAN. Les neuf dixièmes des engagements actuels se font en coalition, sous mandats ONU, OTAN, UE. Et les opérations vraiment tricolores sont le plus souvent limitées à des évacuations de ressortissants ou des libérations d’otages (ou encore de sauvetage d’un régime ami, comme au Tchad).

Le traitement ultra-rapide de l’information, le raccourcissement des chaînes de commandement, la précision croissante des armes modifient également la nature des conflits : selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les seize conflits actuels n’impliquent qu’une armée régulière. Cela ne sera pas sans effet sur le profil et les effectifs des armées.

La limitation des ressources pousse à la mutualisation des efforts de défense à l’échelle européenne. Mais, même en conjuguant les moyens de la France et de la Grande-Bretagne — les deux puissances militaires du continent —, on bute sur les limites des capacités : planification des opérations, renseignement, antimissiles, logistique, etc. Et, en dépit d’un effectif global d’un million et demi de soldats dans l’Europe des « 27 », il y a « un problème de volonté et de culture guerrière » à l’échelle du continent.

Hors de vue

Face à cette relative indifférence de la société à tout ce qui touche à la défense, que peuvent faire l’Etat, les armées (et le lobby militaro-industriel) ? Au-delà de la traditionnelle instruction civique, certains politiques, notamment de l’UMP, plaident pour plus de pédagogie, d’explications aux Français, de formation des fonctionnaires, etc. Et rêvent de « serment citoyen » et autres engagements solennels censés « pacifier idéologiquement » le pays.

Tous invitent à ne pas galvauder la notion de guerre, se félicitent du rôle (clairement prédominant en France) du président dans une chaîne de commandement ainsi plus réactive, et moins sujette aux atermoiements politiciens (mais qui, du coup, se déroule hors de la vue de la classe politique, et même de l’opinion, et sans contrôle parlementaire véritable).

Du côté des militaires, on insiste plus volontiers sur la nécessité de :
— sauvegarder la planification, qui permet de préparer le futur outil de défense avec une vision à quinze ou vingt ans, nécessaire pour le développement des équipements ;
— respecter la spécificité du métier des armes, sans chercher à le banaliser, le « civilianiser », le judiciariser ;
— clarifier les discours sur les alliances (OTAN, UE,etc.) ;
— établir la liste des intérêts nationaux, sans états d’âme, pour pouvoir ajuster en conséquence les missions et les formats des unités, leurs équipements.

S’il faut n’en citer qu’un nommément, ce sera le ministre de la défense, M. Gérard Longuet, venu délivrer le traditionnel message de clôture : « Ces interventions ne sont jamais fraîches et joyeuses. Ceux qui en décident n’en connaissent pas toujours l’issue », reconnaît-il. « Nous pourrons les combattre [nos ennemis] si les grandes démocraties possédant une tradition militaire peuvent établir avec leur opinion publique une idée d’utilisation de la guerre comme ultima ratio sans être condamnables. » Comme dans les cas de la Libye et de l’Afghanistan ?

Philippe Leymarie

(1Cf. Nathalie Guibert, « Afghanistan : cette guerre dont on n’ose pas dire le nom », Le Monde, 24 janvier 2012 (accès abonnés).

(2Le plan Vigipirate, lancé par le président Valéry Giscard d’Estaing en 1978 suite à une vague d’attentats, vise à protéger la population et les institutions en cas d’attaque terroriste : les patrouilles dans les gares et aéroports de soldats avec des gendarmes ou policiers, n’en sont que la partie visible… et largement symbolique.

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