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Le commerce des armes ne connaît pas la crise

Sans rapport avec les fusillades de ces derniers jours à Toulouse et Montauban – encore qu’il faudra s’interroger un jour sur les conditions de circulation illégale d’armes sur le territoire français – cette question posée lundi par l’Observatoire des armements : « Les transferts d’armes : sujet tabou du débat électoral ? ». La France conserve en effet sa quatrième place d’exportateur d’armes dans le monde, et a même progressé à nouveau ces dernières années, ce qui « devrait interpeller nos candidats à l’élection présidentielle, complètement muets sur cette question ».

par Philippe Leymarie, 21 mars 2012

Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire  (1), s’étonne qu’« aucun des programmes des candidats n’aborde la question de la prolifération des armes dans le monde ni la nécessité de renforcer leur contrôle. Or, même si les armes ne sont pas à l’origine des guerres, l’absence de réel contrôle démocratique sur leurs transferts est facteur de déstabilisation et favorise les nombreux conflits qui ensanglantent la planète ».

Selon l’institut de recherche suédois SIPRI, qui vient de publier ses dernières estimations (2), la France connaît même, sur la période 2007-2011, une augmentation de 12 % de ses exportations par rapport à la période 2002-2006 — une tendance qui devrait se confirmer en 2012, compte tenu des quelques grands contrats en cours de finalisation, tels que les ventes du Rafale à l’Inde, ou des bâtiments de projection et de commandement (BPC) type « Mistral » à la Russie.

Les exportations françaises représentent 8 % des exportations mondiales : 51 % en direction de l’Asie et l’Océanie ; 22 % vers l’Europe et 12 % vers le Proche-Orient. Les trois premiers clients de l’industrie militaire française pour la période 2007-2011 sont Singapour (20 %), la Grèce (10 %) — « On comprend mieux tout l’enjeu pour la France que la Grèce ne tombe pas en faillite… », écrit Bouveret — et le Maroc (8 %).

Pays innovant

Dans le même temps, les exportations mondiales d’armements ont augmenté de 24 %, prouvant qu’il y a au moins un secteur qui n’est affecté ni par la crise… ni par le printemps arabe, puisque — selon le SIPRI — les principaux fournisseurs ont continué à livrer des armes aux pays touchés par les événements.

Le général (C. R.) Patrick Colas des Francs, organisateur du salon Eurosatory, qui visite et accompagne les exposants français sur les salons spécialisés du monde entier, le confirme : « Sauf en Europe, la crise économique ne touche pas l’armement, et les pays émergents atteignent aujourd’hui un très bon niveau technologique, ce qui rend la concurrence de plus en plus rude. »

Le général note que si la France fait encore partie, avec les Etats-Unis ou Israël, des pays innovants en matière d’armement, la Turquie prend une place croissante. Il estime que « les transferts de technologie compris dans certains marchés sont quelque chose de grave pour les sous-traitants français ».

L’industrie de l’armement en France représente 15 milliards d’euros, dont 32 % à l’export (quatrième rang mondial). L’armement terrestre y compte pour 5,69 milliards d’euros, dont 2,3 milliards à l’export, soit 20 000 emplois directs, et autant d’indirects, l’Etat — selon une étude MBDA/Groupement des industries françaises de défense terrestre (GICAT) — récupérant sous forme d’impôt autant qu’il met dans les entreprises d’armement (sous la forme du plan de relance).

Arsenaux à ciel ouvert

Sur le plan international, la circulation des armes légères explose et échappe à tout contrôle, ainsi qu’on le rappelait lors d’une rencontre organisée à Paris le 8 mars par l’Institut Thomas More, avec des juristes, diplomates, militaires ou policiers, industriels, et des représentants des organisations internationales et de la société civile.

Les transferts illicites profitent de l’absence ou de l’insuffisance des contrôles, notamment dans les Etats fragiles, où l’on manque à la fois de moyens et de volonté politique. La connaissance des acteurs, des filières, et de l’impact géopolitique des trafics est un éternel recommencement pour les services de renseignement, les douanes, les administrations et ONG spécialisées.

L’assistance aux Etats les plus poreux pour les trafics est un des axes de travail actuels. Il s’agit notamment de certains pays africains, qui font figure d’« arsenaux à ciel ouvert », selon Claudio Gramizzi, ancien membre des groupes d’ experts de l’ONU sur les embargos en Côte d’Ivoire, au Congo-RDC et au Soudan. Il évoque, en particulier à propos du Congo-RDC :

 le manque de coordination au niveau étatique, à l’intérieur d’un gouvernement, ou même d’un ministère ;
 le manque de discernement dans les commandes, certains matériels de prestige — blindés, avions de chasse — n’ayant servi pratiquement que pour des parades de fête nationale ;
 le manque de suivi des matériels, commandés et livrés par des voies légales, mais qui se perdent lors de la répartition dans les unités, faute de règles strictes d’usage et de stockage, faute d’inventaires, etc.
 l’insécurité autour des stocks (comme l’illustre l’explosion, le 4 mars dernier, de la poudrière de la caserne de Mpila à Brazzaville, qui a fait plus de deux cents morts, mille blessés, treize mille sans-abri).

Stocks libyens

Cet expert invite aussi, à propos de l’Afrique, à ne pas oublier la question des munitions, beaucoup plus déterminante actuellement que celle des armes elles-mêmes (qui sont souvent anciennes) : les approvisionnements illégaux sont difficiles à tracer ; les réseaux s’adaptent et se déplacent, épousant la géographie des conflits…

Ainsi, la circulation d’armes a été intense pendant et après le conflit en Libye. Les stocks de l’ancienne armée de Kadhafi sont tombés dans les mains des katibas formées par les combattants de l’opposition, qui ne veulent plus les restituer. Membre d’un panel d’experts qui vient de remettre son rapport au Conseil de sécurité sur la question des armes libyennes, Savannah de Tessières affirme qu’il « n’y a pas d’institution nationale sécurisée à qui remettre les armes aujourd’hui en Libye ».

Certaines de ces armes ont été commercialisées, à des fins privées. On les retrouve au Sahara et au Sahel, dans les mains des combattants d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI), ou des moudjahidins touareg du nord-Mali, suscitant une remontée de violence dans toute la sous-région. Un nouveau trafic d’armes à partir du Nord-Liban et de l’Irak s’est développé également ces derniers mois autour du conflit en Syrie.

Marchandises comme les autres

En Europe, l’adoption d’un code de conduite a amené les vendeurs à plus de responsabilité ; mais la crise financière et budgétaire incite plutôt les gouvernements et les entreprises à assouplir le régime de leurs exportations d’armement. Et l’expérience libyenne a prouvé qu’en cas de besoin, un Etat — en l’occurrence, la France — ne s’embarrasse pas toujours de toutes ces règles, quand il s’agit par exemple de donner un coup de main à ses partenaires sur le terrain, en accélérant des livraisons d’armes… clandestines !

En cette période électorale en France, l’Observatoire des armements rappelle « l’extrême nécessité d’un débat démocratique, afin que la France cesse de privilégier ses intérêts économiques sur la sécurité humaine », car les armes ne sont pas des marchandises comme les autres et doivent faire l’objet de mesures renforcées, telles que :

 l’obligation d’une véritable transparence, avec la publication d’un rapport annuel intégrant la liste des matériels exportés ;
 l’organisation d’un débat parlementaire annuel, avec l’audition de l’ensemble des parties concernées (services de contrôle, industriels, experts indépendants, syndicats et représentants de la société civile…) ;
 le contrôle par les élus de tous les intermédiaires intervenant dans le commerce des armes (courtiers, organismes financiers, organismes de transport, etc.).

Philippe Leymarie

(1L’ONG pacifiste lyonnaise suit ces questions depuis plus de 25 ans.

(2Sur le site du SIPRI, le rapport de mars en anglais, et le communiqué de presse en français (PDF).

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