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Oui à Briand et à Jaurès, non à Guéant et à Valls (II)

par Alain Gresh, 4 avril 2012

Un certain nombre de lecteurs m’ont fait remarquer que le rapport entre le titre du précédent billet (le même que celui-ci) et le contenu du texte n’était pas limpide. Je le précise donc en introduction. Depuis plusieurs années déjà, la droite – qui fut historiquement hostile à la laïcité car elle concernait l’Eglise catholique – et une partie majoritaire de la gauche (dont Manuel Valls est le représentant – avec des dirigeants PS comme celui-ci, on n’a pas besoin de dirigeants de droite), affirment vouloir appliquer une laïcité qui aurait été, au cours des décennies précédentes, vidée de son contenu. Mais la vision de la laïcité qu’ils prétendent défendre – il y en a de nombreuses – n’a rien à voir avec les lois de la République telles qu’elles ont été appliquées depuis un siècle. Il s’agit d’une relecture de ces lois dirigée contre les musulmans et l’islam.

Ainsi, après l’instrumentalisation par Nicolas Sarkozy de l’affaire Merah, sa décision d’interdire la venue en France de prêcheurs musulmans et les attaques de ses ministres contre Tariq Ramadan, on a vu Manuel Valls faire de la surenchère pour expliquer que le gouvernement de droite n’en avait pas fait assez. Et il s’étonne que l’on laisse se tenir des meetings du Printemps des quartiers, durant lesquels, selon lui, « la République est sans cesse attaquée ». Non seulement il s’agit d’un mensonge pur et simple, mais à supposer que cela soit vrai, que préconise-t-il : que l’on interdise les gens qui ne défendent pas « nos » valeurs ? Mais Marine Le Pen défend-elle « nos » valeurs ? Le mouvement royaliste défend-il la République ? Deux partis comme l’UMP et le PS qui préfèrent payer des amendes plutôt que d’envoyer autant de femmes que d’hommes au Parlement défendent-ils « nos » valeurs ? Répondant aux critiques de l’Eglise contre la loi de 1905, Aristide Briand déclarait : « La seule arme dont nous voulons user vis-à-vis de vous, c’est la liberté. »

Le but du rappel historique fait dans le précédent envoi et dans celui-ci est de montrer que les lois laïques en France n’ont jamais été des lois antireligieuses et que ceux qui ont été à l’initiative de ces textes, que ce soit Aristide Briand ou Jean Jaurès, avaient une conception de la laïcité qui les ferait accuser aujourd’hui d’être des chevaux de Troie de l’intégrisme.

Comme je l’ai rappelé, ce n’est que vingt ans après avoir laïcisé l’enseignement que la majorité républicaine décide de faire adopter une loi de séparation des Eglises et de l’Etat (une grande partie du texte ci-dessous, mentionnée en italique, est extraite de mon livre L’Islam, la République et le monde, Hachette. Les remarques rajoutées sont en romain).

« Si la mémoire collective a associé “le petit père Combes” à la séparation, ce n’est pourtant pas sa conception de la laïcité qui va s’imposer. Sous l’impulsion du socialiste Aristide Briand, rapporteur de la commission, conseillé par le tribun Jean Jaurès, c’est un compromis qui va se dessiner, non sur l’objectif de la séparation, mais sur sa conception. »

La « loi de séparation des Eglises et de l’Etat » s’ouvre ainsi :

« Article 1er : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. […] Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets [de l’Etat, des départements et des communes] les dépenses relatives à des exercices d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.

Deux remarques s’imposent. D’abord sur la formule “ne reconnaît […] aucun culte” dans l’article 2. Elle “ne signifie nullement que l’Etat nie l’existence de droit (privé) des Eglises comme corps constitués”, souligne Jean Boussinesq. Elle doit être interprétée en se référant à la situation antérieure où il y avait en France quatre cultes “reconnus” (catholique, luthérien, réformé, israélite) […]. L’article 2 signifie donc qu’il n’y a plus d’Eglise “privilégiée” en droit et que, par conséquent, toutes les Eglises (présentes et à venir) sont juridiquement égales. Ainsi, il ne sera plus possible d’avoir des évêques membres de droit du Sénat ou des conseils de l’Instruction publique. En revanche, quelques dizaines d’années plus tard, l’Etat pourra, sans transgresser la loi et sans choquer les esprits, nommer des personnalités dont l’appartenance religieuse est connue et affirmée dans des commissions de réflexion – comme celle sur l’éthique.

Les deux premiers articles acquis, le débat parlementaire se focalise sur les associations cultuelles. L’article 4 soumis au débat prévoit que tous les établissements publics du culte (églises, temples, synagogues, etc.) seront transférés à des associations “qui se seront légalement formées pour l’exercice du culte”, les Eglises elles-mêmes n’ayant pas de personnalité juridique. Mais qui décidera que ces associations sont réellement habilitées ? Que se passera-t-il si deux associations réclament un même lieu de culte ? La question préoccupe, et nombre de catholiques soupçonnent les francs-maçons de vouloir noyauter ces associations pour les soustraire à l’emprise des évêques. » (...)

« Chacun des deux camps prête à l’autre les pires intentions. Parmi les républicains aussi se heurtent différentes philosophies de la laïcité. Le rapporteur de la commission, Aristide Briand, soutenu par Jean Jaurès, a précisé la sienne. Le projet de la commission, explique-t-il, “n’est pas une oeuvre de passion, de représailles, de haine, mais de raison, de justice et de prudence combinées. […] On y chercherait vainement la moindre trace d’une arrière-pensée de persécution contre la religion catholique”. C’est pourquoi il propose d’ajouter une précision à l’article 4 : les associations cultuelles devront se conformer “aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice”. Autrement dit, une association qui se crée pour le culte catholique devra reconnaître les règles internes de celui-ci, notamment la primauté du pape. Et, s’il y a conflit, les tribunaux civils trancheront – dans le texte définitif, les conflits devront être portés devant le Conseil d’Etat.

C’est une levée de boucliers dans le camp républicain. Le député Eugène Réveillaud explique, le 22 avril 1905, que “les biens ecclésiastiques appartenant à la collectivité des fidèles doivent, en bonne justice, être partagés entre les deux associations concurrentes, s’il y en a deux, au prorata du nombre des fidèles appartenant à l’une et à l’autre”. “Coupera-t-on les cathédrales en deux ?” l’interrompt un parlementaire. Georges Clemenceau écrit le même jour dans L’Aurore que l’ajout de la commission “met tout le pouvoir d’argent du côté de l’évêque” et “érige le juge civil du droit de la Révolution française en Grand Inquisiteur de la foi”. Deux conceptions de la laïcité s’affrontent.

Lors de la séance de la veille, Jaurès a volé au secours d’Aristide Briand : “La question des associations cultuelles est vraiment le noeud de la loi que vous allez faire”, explique-t-il. L’association cultuelle “sera régulièrement investie en harmonie avec l’organisation de l’Eglise catholique, c’est-à-dire aujourd’hui, en fait, avec l’autorité épiscopale”. » (...)

L’humour n’est pas absent de ces débats et Raoul Allier remarquera ironiquement :

« “Nous entendons répéter sur tous les tons que nous sommes revenus au Moyen Age et que la loi française est désormais au service du dogme catholique. J’ai beau être du Midi, l’exagération me semble forte.” Il dresse ensuite un amusant parallèle : “Je suppose une association de pêcheurs à la ligne. Elle exige que, pour être admis et pour profiter de certains avantages, ses adhérents ne se servent que d’une espèce déterminée d’asticots. En cas de conflit, le tribunal invoquera cet article : irons-nous dire qu’il reconnaît et approuve cette façon particulière de taquiner le goujon”.

Le rapporteur Briand s’explique le 22 avril sur le sens profond de ce compromis : “Une réforme ne vaut pas seulement par le fait qu’elle a été votée au Parlement ; elle vaut aussi et surtout par l’esprit, par les conditions mêmes dans lesquelles elle a été votée et par l’accord que le pays peut lui réserver.” Le vote de l’amendement supprimant l’ajout fait par la commission à l’article 4 est rejeté ce même jour par 374 voix contre et 200 pour. La séparation est faite, s’exclame Jean Jaurès…

Pourquoi les socialistes poussent-ils dans le sens du compromis ? Jean Jaurès s’en est expliqué, dès le 15 août 1904, dans un article de La Dépêche  : “Il est temps que ce grand mais obsédant problème des rapports de l’Eglise et de l’Etat soit enfin résolu pour que la démocratie puisse se donner tout entière à l’oeuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige. […] Il faut que dès la rentrée d’octobre soit discuté et voté l’impôt sur le revenu. Il faut que dès le mois de janvier soit discutée et votée la loi sur les retraites ouvrières, et aussitôt après ce vote s’ouvrira le débat sur la séparation des Eglises et de l’Etat… Il faut que la séparation soit votée dès les premiers mois de 1905.” Et le socialiste Aristide Briand l’expose à Joseph Caillaux, député radical, qui le rapporte dans ses Mémoires  : “Quand nous parlons de réforme sociale, on nous objecte un peu partout qu’il y a encore des réformes politiques à faire, dont la principale est précisément [la séparation]. Il nous faut donc épuiser le programme politique du radicalisme pour être à même d’imposer l’examen de nos conceptions.” »

Même la subvention des cultes est relative, puisque l’Etat et les collectivités sont chargés de la maintenance des lieux de culte, que les retraites des prêtres seront subventionnées, etc.

« Les parlementaires sont conscients aussi de l’inégalité de traitement entre les cultes déjà “reconnus” et les autres. Plusieurs décisions concernant l’islam datant du début du XXe siècle confirment ces préoccupations. Le 9 décembre 1915, Aristide Briand, alors président du Conseil, fait déposer à la Chambre un projet de loi “portant affectation d’un crédit de 500 000 francs à la création à La Mecque et à Médine de deux hôtelleries destinées aux pèlerins indigents originaires des possessions et protectorats français d’Afrique”. Le 10 décembre 1915, la commission du budget rend un avis favorable, et la subvention sera votée. Au début des années 1920, les pouvoirs publics financeront la construction de la mosquée de Paris. Rapporteur du projet de loi à la Chambre, Edouard Herriot, laïque incontesté, expliquera : “Nous ne violons pas la loi de 1905, puisque nous faisons là pour les musulmans ce qu’en 1905 on a fait pour les protestants ou les catholiques.” »

Rappelons aussi que la loi de 1905, présentée comme un dogme immuable gravé dans la pierre, a été amendée une douzaine de fois depuis 1905.

Ajoutons encore qu’une longue jurisprudence s’est exercée, jusqu’à ces dernières années, dans le sens d’une interprétation libérale de la loi. Le changement a commencé à se faire sentir quand il n’a plus été question de traiter avec les quatre cultes reconnus mais avec un culte nouveau, l’islam.

« Non seulement l’Etat adopta une politique souple à l’égard de l’Eglise, mais, à chaque étape, le Conseil d’Etat, qui eut à interpréter la loi de 1905, le fit dans un sens libéral, assurant le droit des Eglises à s’organiser comme elles l’entendaient et à paraître, y compris dans l’“espace public” – expression floue sans base réelle en droit. Ainsi, un des premiers conflits auxquels fut confrontée la République fut celui des processions en dehors des lieux de culte. Mettant en avant la crainte d’un trouble à l’ordre public, un certain nombre de maires voulurent les interdire : entre 1906 et 1930, 139 arrêtés municipaux en ce sens firent l’objet d’un recours ; ils furent cassés dans 136 cas, comme le furent toutes les décisions de maires visant à interdire le port de la soutane sur le territoire de leur commune. Le Conseil d’Etat rejeta aussi, dans la plupart des cas, les demandes de désaffection des églises présentées par les communes, refusa de leur accorder le droit de vente des objets affectés au culte et, dans les affrontements entre maires et curés sur l’utilisation des cloches, limita à l’extrême leur usage pour des motifs non religieux. L’entorse la plus grave, qui porta à conséquence pour l’islam, mais qui relevait d’une autre logique, fut la non application de la loi à l’Algérie. »

Mais ici la laïcité entrait en contradiction avec un principe beaucoup plus puissant que les valeurs de la République, le colonialisme.

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Alain Gresh

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