En kiosques : mars 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

L’entente en question

La Royal Navy laisse tomber les catapultes

par Philippe Leymarie, 15 mai 2012

Au moment même où est investi un nouveau président de la République en France, les portes de la coopération franco-britannique en matière de défense — un des axes du quinquennat Sarkozy — se ferment une à une. Dernier avatar : la volte-face, ces derniers jours, du premier ministre David Cameron à propos de l’équipement de ses futurs porte-avions, le « Queen Elizabeth » et le « Prince of Wales ». Le choix en faveur du chasseur F-35 américain à décollage et atterrissage vertical, dit « B » (ou « jump jet ») — et non plus de la version « C », lancée par catapulte et freinée à l’atterrissage par des brins d’acier — rendra impossible la mutualisation des groupes aéronavals des deux pays, qui avait été envisagée lors de la signature des traités de Lancaster House, en 2010.

Certes, les Britanniques ont de bonnes raisons de changer d’avis : d’une part, la version « B » est moins chère, ce qui — en ces temps de disette budgétaire — est un argument de poids ; d’autre part, ces appareils pourront être livrés à partir de 2016, au moment où les deux nouveaux porte-avions britanniques seraient mis en service, alors que dans le cas de la version « C », à catapulte, ces appareils n’auraient pas été disponibles avant 2023, laissant les nouveaux bâtiments sans avions — ce qui n’avait pas de sens.

Embarrassé, Londres se défend :

— la décision de choisir la « C » était légitime à l’époque, en 2010, mais les conditions ont changé, a soutenu Philip Hammond, le secrétaire britannique à la défense ;
— on ne pouvait anticiper les retards du programme du Joint Strike Fighter (JSF) et l’augmentation des coûts, qui est « inacceptable » ;
— l’équipement des porte-avions en catapultes aurait coûté 2,5 milliards d’euros, soit deux fois plus que le devis initial ;
— le « Prince of Wales » transformé (catapultes) n’aurait pas été livré avant 2023, au mieux, et les F-35 version « C » non plus ;
— la décision d’opter pour la version « jump jet » est fermement soutenue aujourd’hui par les chefs d’état-major concernés ;
— il aurait été malaisé, pour les pilotes de l’aéronavale britannique, d’acquérir un savoir-faire complexe, abandonné depuis plus de quarante ans (la pratique de la catapulte et de l’atterrissage sur piste embarquée) ;
— la « mémoire » des techniques de vol vertical en revanche reste vive, le déclassement des Harrier (ancêtres de la version « B » du F-35) ne datant que de quelques mois...

Présence à la mer

Reste que les Britanniques ont préféré tous ces arguments à celui qui avait été invoqué pour justifier leur choix de 2010 : l’interopérabilité entre alliés, ardemment défendue par David Cameron au début de son mandat, et actée par le traité de Lancaster House. Dans le schéma initial, les Rafale français (mais aussi les F-35 C et autres versions navales des chasseurs américains) auraient pu se poser sur le « Prince of Wales », et vice-versa. Les deux pays auraient pu mettre en œuvre une mutualisation de leurs groupes aéronavals, et garantir la présence à la mer — ou en tout cas, la disponibilité — d’au moins un porte-avions d’un des deux pays.

JPEG - 142 ko
Le Queen Elizabeth, vue d’artiste
Source : site des forces armées britanniques / BAe.

Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la France dont l’unique porte-avions — le Charles de Gaulle — est assez fréquemment indisponible : une période d’entretien de plusieurs mois tous les deux ans, un grand carénage tous les quatre ou cinq ans. Et qui comptait bien, grâce à cette coopération, pallier à sa décision — prise déjà pour des raisons budgétaires, en 2008 — de renoncer à l’acquisition d’un second navire.

Mais ce n’est pas tellement bon non plus pour la Royal Navy, qui s’était ralliée à la version catapultée pour un de ses deux porte-avions. Elle sera finalement dotée, avec la version « B », d’un appareil d’un rayon d’action inférieur d’un tiers (le F-35 à décollage et atterrissage vertical consomme beaucoup de carburant durant ces phases de vol), et d’un système d’armement également réduit par rapport à la version catapultée : ce choix conditionnera les capacités aéronavales britanniques pour plus d’une cinquantaine d’années — étant entendu, tout de même, comme le signale Mer et Marine, que « l’aéronavale britannique va connaître une évolution importante de sa puissance offensive », puisque « le F-35 B, appareil de cinquième génération, sera, quoiqu’il en soit, bien supérieur en termes de capacités aux anciens Harrier ».

Feue l’interopérabilité

Certes, explique ce site spécialisé, l’abandon du F-35 C empêchera le groupe aérien embarqué britannique d’être interopérable avec les porte-avions américains et français. Mais il le sera avec les porte-aéronefs italien et espagnol, qui ont mis en œuvre des Harrier dans le passé, et vont être équipés eux aussi des F-35 B. En fait, l’interopérabilité était une piste intéressante lorsque Londres n’envisageait la construction que d’un seul porte-avions. La mise à la disposition de la Royal Navy de deux bâtiments lui permet de se passer des Français. « Au final, la décision de Londres apparait donc particulièrement pertinente, tant d’un point de vue financier qu’opérationnel et stratégique », juge Mer et Marine.

Le gouvernement Cameron s’est cependant trouvé sous le feu de son opposition travailliste, qui a dénoncé son « incompétence », sa façon de prendre des décisions sans en étudier suffisamment la faisabilité, sa propension à se déjuger spectaculairement à deux ans d’intervalle, etc. Les mêmes travaillistes — alors au gouvernement, avant 2010 — avaient opté pour la solution « B », avant que David Cameron, du temps de sa lune de miel avec Nicolas Sarkozy, ne se décide pour la version « C », interopérable avec les Rafale français.

Le paradoxe est que, du fait des renoncements successifs auxquels a dû se résoudre la défense britannique, Londres — dont l’industrie de l’armement est exsangue — se retrouve à acheter des F-35 à atterrissage vertical, conçus selon la technologie développée en Grande-Bretagne pour la construction des anciens chasseurs Harrier, mais cédée à un industriel américain... qui la revend à la Royal Navy.

Cavalier seul

Ce nouveau virage à 180° n’est qu’un épisode de plus dans la saga des futurs porte-avions britanniques. Initialement, ils devaient être construits en coopération avec la France : les études menées en commun en 2005 avaient coûté une vingtaine de millions d’euros ; l’opération était censée faire faire des économies aux deux pays, mais impliquait que Londres se rallie à la technique de la catapulte.

Les Britanniques ayant finalement choisi de faire cavalier seul, la construction du « Queen Elizabeth » avait été engagée, avec une mise en service prévue pour 2016, quitte à ce qu’il soit utilisé durant plusieurs années, comme... porte-hélicoptères, faute d’avions, voire vendu lorsque le second porte-avions aurait été opérationnel.

Mais, il avait été décidé en 2010, dans le cadre d’une « revue stratégique de défense et de sécurité », de modifier les plans de construction du sister ship du « Queen », le « Prince of Wales », pour le doter de catapultes et d’un pont d’atterrissage oblique lui permettant de d’accueillir les F-35 C, ou les Rafale français. C’est après avoir procédé ces derniers mois à un audit à la fois technique et financier que le département britannique de la défense vient donc de renoncer aux transformations prévues, quels qu’en soient les désagréments politiques.

Mauvais signal

Sur le plan diplomatique, c’est plutôt un mauvais signal au moment où François Hollande accède à la présidence. Le traité de Lancaster House paraît désormais vidé d’une part appréciable de son contenu. Le projet d’utilisation croisée des groupes aéronavals était au cœur de ce traité bilatéral de défense signé entre les deux poids lourds européens du genre. Un rendez-vous manqué, alors que depuis une décennie, les marines se familiarisaient en échangeant des navires d’escorte, en pratiquant des ravitaillements mutuels en mer, etc. Leur coopération avait été particulièrement intense l’an dernier, durant une campagne de Libye menée principalement par ces deux pays européens, sous la casaque de l’OTAN.

Pour Mer et Marine, la constitution d’un groupe aéronaval franco-britannique, en dehors des périodes d’exercices, se heurtait au fait que « ces bâtiments sont, par définition, des outils stratégiques de puissance ne se partageant pas — surtout le Charles de Gaulle et son groupe aérien, qui peuvent mettre en œuvre des missiles nucléaires. Engager un tel bâtiment dans une opération militaire conjointe, sous la tutelle de deux Etats, aurait pu poser d’importants problèmes politiques, Paris et Londres pouvant avoir des vues divergentes, comme ce fut le cas pour l’Irak en 2003 ».

Les mêmes réserves ont joué s’agissant de la dissuasion nucléaire, le projet un temps caressé de mutualisation, ou même simplement de coordination, des patrouilles de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) n’ayant pas débouché sur du concret. En revanche, un laboratoire commun de simulation nucléaire est bien en construction, comme prévu, sur le site du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Valduc, en Côte d’Or : il sera en fonction en 2014, et devrait être vraiment opérationnel en 2022.

Les « Queen Elizabeth » et « Prince of Wales » seront les porte-avions les plus imposants d’Europe (un tiers en volume de plus que le « Charles de Gaulle »), mais ne seront pas en service avant 2016, voire 2018. D’ici là, la Royal Navy doit se contenter du HMS Illustrious, un vieux porte-avions léger, transformé de fait en porte-hélicoptères... en attendant les fameux F-35 américains.

Philippe Leymarie

Partager cet article