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La fausse solution des eurobonds

par Frédéric Lordon, 1er juin 2012

Au point où le destin de la zone euro, et en fait de l’Union tout entière, se trouve rendu à l’alternative radicale de l’explosion ou du fédéralisme complet, il semble bien que vae victis soit la réponse, malheur aux vaincus, aux demi-habiles et aux faux visionnaires, architectes prétendus d’une grandiose construction politique mais sans la moindre culture politique, ou du moins persuadés que l’ingénierie des pactes fiscaux pouvait leur en tenir lieu. Il est à craindre en effet que les ouvriers paniqués de la onzième heure ne puissent accomplir ce qui aurait dû être entrepris depuis très longtemps, mais à quoi en fait ils se sont toujours refusés, et que le temps compté d’une crise aigüe ne leur laissera pas accomplir : la construction d’une souveraineté démocratique européenne. Par quel miracle d’ailleurs les apprentis néo-démocrates pourraient-ils retrouver, en fait même trouver tout court, les voies d’une réintégration des peuples quand leurs efforts les plus constants n’auront eu de cesse de les tenir écartés depuis l’origine ? Fidèles à leurs réflexes incorporés et dans l’effroi de la destruction imminente, c’est de nouveau par la voie de l’ingénierie financière que les gouvernants européens pensent se sauver et finalement repousser encore un peu le moment politique fatidique.

Les eurobonds (façon Capitaine Haddock)

L’argument des eurobonds commence maintenant à être suffisamment bien connu pour qu’il soit nécessaire de s’y appesantir : la zone euro connaît des tourments hors de proportion avec ses données macroéconomiques consolidées : considérée dans son ensemble, elle affiche un déficit de 4,1 points de PIB et une dette publique de 87,2 points de PIB à la fin 2011 (1), soit une meilleure performance à tous égards que les États-Unis (9,6 % et 102,9 %) (2) ou le Royaume-Uni (8,3 % et 85,7 %) (3) – et quoique ce dernier ne perde rien pour attendre : la politique d’austérité y sera, y est déjà, aussi meurtrière que n’importe où ailleurs, et sans l’Europe pour faire aimablement diversion, on peut parier que les marchés financiers le prendraient rapidement à partie pour son ratio de dette voué à la même dérive que tout le monde. Si les données financières agrégées de la zone euro se comparent plus que favorablement à celles de ses homologues, il ne tiendrait donc qu’à une homogénéisation semblable de ses marchés de dettes publiques de « calmer la défiance », obtenir des taux d’intérêt avantageux, et sortir de la crise avec les honneurs.

On notera cependant que l’idée générale des eurobonds aura donné lieu à des versions fort différentes : pour les uns, c’est la part des dettes publiques nationales inférieure à 60 % qui devrait être mutualisée ; pour les autres au contraire, ce serait la part supérieure à 60 %… Faut-il le préciser, les propriétés respectives des deux formules n’auront pas grand-chose de commun ? Formulé en premier, le projet « en dessous de 60 % » porte l’empreinte de l’époque (2010) à la fois si proche et si lointaine où la crise n’avait pas encore pris le tour cataclysmique d’aujourd’hui, et il est comme marqué par un reliquat de prudence conçu pour ne pas effrayer « nos amis allemands ». Cependant, si le plafonnement à 60 % de la dette mutualisée a bien pour avantage (germano-compatible) de limiter les effets d’aléa moral, les États responsables de la dette excédante se trouvant par là supposément incités à ne pas la laisser diverger, la formule a évidemment pour inconvénient symétrique de ne pas régler fondamentalement le problème d’éventuels surendettements : on sait désormais de connaissance certaine ce que valent les incitations en question, et que les ratios de dette peuvent aller très loin au-delà de 60 % ! Gagner 4 ou 5 points de taux d’intérêt sur les 60 % mutualisés, la chose est sans doute fort bonne à prendre, mais continuer à payer le prix fort sur les 40 (Portugal), 60 (Italie), ou 100 (Grèce) points de PIB de dette excédentaires non couverts par le dispositif n’est pas exactement une assurance tout-risque contre la possibilité d’un défaut souverain.

La formule « au dessus de 60 % » a évidemment les propriétés rigoureusement inverses : la mutualisation de la part de dette « à problème » – précisément celle qui excède et peut diverger – annule le risque d’un défaut individuel… mais libère l’aléa moral, c’est-à-dire la douce négligence qui suit pour un État-membre de se savoir agréablement dilué dans la masse financière européenne où ses débords compteront pour rien – ou bien s’ils comptent, se trouveront amortis par les autres. Comme le capitaine Haddock, au dessus ou au dessous de la couverture, il va falloir choisir. En vérité, la situation européenne a sans doute déjà passé ce point de détérioration qui ne laisse plus qu’une seule solution pertinente – au dessus évidemment, si pas même en totalité.

Mais cette solution en est-elle vraiment une ? Il faudrait commencer par la faire avaler à l’Allemagne… Or on ne voit que trop les raisons accumulées qui la dissuadent de s’y rendre. L’Allemagne qui a réussi cette performance, c’était début janvier, de lever sur les marchés des fonds à six mois à taux négatif (-0,01 % !) (4) est à l’évidence celle des 17 qui a le plus à perdre : le taux moyen qui sortira d’une émission d’eurobonds ne pourra jamais qu’être supérieur à celui qu’elle paye actuellement. Sans doute pourrait-on tenter de l’attendrir en faisant valoir que la constitution d’un marché de dette publique européenne homogénéisé, brassant un encours global de 8,2 trillions d’euros (5), le deuxième du monde juste après les États-Unis, offrirait une prime de liquidité telle que, toutes choses égales par ailleurs, le taux d’une eurobond serait inférieur à la simple moyenne pondérée des taux nationaux actuels. Il est à craindre cependant que l’argument ne soit pas tout à fait suffisant – qui ne propose à l’Allemagne que d’y perdre un peu moins...

Les marchés, le tout et les parties

Il le sera d’autant moins que le surcoût de taux d’intérêt est finalement la moindre des objections que l’Allemagne ait à opposer à des eurobonds. La mutualisation des dettes souveraines européennes, ou de leur partie « à problème », produit en effet inévitablement un effet de centralisation avec la constitution d’une agence européenne de la dette, en fait amorce d’un Trésor européen en charge de collecter les contributions nationales au service de la dette « fongibilisée ». C’est ce Trésor européen, et non plus les Trésors nationaux, que regarderont les marchés financiers. Assurément les Trésors nationaux resteront-ils les contributeurs de dernière instance au service de la dette mutualisée dont le Trésor européen deviendra le répondant formel. Mais outre qu’il s’en trouvera bien quelques-uns pour imaginer un mécanisme rendant automatiques-coercitifs les abondements nationaux, le mécanisme de mutualisation produira tous ses effets sur le jugement des créanciers qui regarderont davantage la zone comme un tout, évalué selon sa capacité globale à servir sa dette globale, plutôt qu’en ses parties examinées individuellement et selon la logique caténaire du « maillon le plus faible ». Sinon une péréquation du service de la dette à proprement parler, les eurobonds produiront en quelque sorte une « péréquation de l’évaluation », une « péréquation cognitive » à défaut d’une péréquation financière. Et c’est précisément le but de la manœuvre !

Or c’est tout aussi précisément l’un de ces buts que l’Allemagne n’a aucun désir d’atteindre. Car les eurobonds modifient profondément l’agencement institutionnel qui détermine les rapports de l’intérieur et de l’extérieur de la zone. Dans sa configuration présente par exemple, la zone euro, qui laisse en apparence les États-membres indépendants et face à leurs propres difficultés, les solidarise en fait a minima du simple fait de la co-appartenance politique à l’Union et d’une clause implicite de « non-désintérêt mutuel » – certes formellement déniée par l’article 125 du Traité, mais d’une force politique suffisante pour avoir néanmoins imposé la création d’un Fonds européen de stabilité financière (FESF) et d’un Mécanisme européen de stabilité (MES). Dans cette configuration, le conflit politique intérieur, qui vient des sauvetages sur le mode de la main forcée, induit alors à l’extérieur la déstabilisation financière de paniques spéculatives à répétition. Comme la plupart des mauvais calculs européens, cette solidarité, consentie parce qu’elle était minimale, et par là imaginée comme la plus économe (notamment en externalités fiscales (6)), s’est au contraire révélée la plus ruineuse de toutes, à l’image de ces milieux de gué qui ajoutent les inconvénients des deux bords. La dissension interne y a eu pour inévitable suite la contagion externe, jusqu’au point d’aujourd’hui où l’ensemble même est menacé de périr.

C’est donc le dispositif institutionnel qui règle les effets de l’intérieur sur l’extérieur, et notamment le degré auquel le conflit « de solidarité » des États s’exprime en panique des marchés. L’invraisemblable clause de no bail out dans une Union se prétendant politique à la face du monde a logiquement conduit d’abord à une période de déni absurde avant d’en venir à des opérations de sauvetage trop visiblement contraintes et conduites dans les plus mauvaises conditions : dans un climat de réticence permanente, et par suite de crise aggravée.

Là contre, les eurobonds ont prima facie d’excellentes propriétés dès lors que l’interposition d’un Trésor européen fait écran et produit un effet de découplage, puisque les regards externes peuvent ignorer les tensions internes – en tout cas jusqu’à un certain point, de toute façon bien plus éloigné que le point de déstabilisation présent. Mais ce « certain point », en soi très bénéfique pour la zone considérée dans son ensemble, est beaucoup trop loin du point de vue de l’Allemagne, et lui fait même perdre ce à quoi elle tenait probablement le plus dans la construction européenne : l’installation des marchés de capitaux internationaux comme instance disciplinaire des politiques économiques nationales. C’est bien là en effet une conséquence qui suit – mais par construction ! – de l’effet de découplage propre aux eurobonds : les marchés ne regardant plus que l’institution en charge du service de la dette européenne mutualisée, ils peuvent se désintéresser relativement du détail des politiques économiques composantes. Qu’il y en ait quelques unes de déviantes, la chose est ma foi toujours possible, mais l’effet de consolidation impose sa logique et, au moins en première lecture, c’est le tout qui importe désormais aux yeux des investisseurs.

Ne pas perdre la normalisation
des « partenaires » par les marchés…

On ne dira jamais assez combien, avec la complicité de la France à moitié passive et à moitié idéologiquement consentante, l’Allemagne a pesé pour faire de l’exposition au jugement des marchés financiers la pierre de touche de l’organisation du système européen de politique économique. Et puisqu’on ne le dira jamais assez, alors on va le répéter encore. Dans le grand compromis qui a convaincu l’Allemagne d’abandonner son sacro-saint Deutschmark, il est d’abord entré l’imposition à tous les États-membres européens de son propre modèle de politique économique, par règles, traités et pactes interposés. Mais dans un moment d’ailleurs remarquable de lucidité politique, les dirigeants allemands de l’époque, et notamment Hans Tietmeyer, président de la Bundesbank, ont très bien réalisé que des règles ne valent que ce que valent les dispositifs en charge d’imposer leur respect – en l’occurrence pas grand-chose dans le cadre d’une Union faiblement intégrée entre États souverains. C’est pourquoi il leur a paru indispensable de parachever la construction économique d’ensemble en l’exposant grande ouverte à l’extérieur cœrcitif des marchés financiers, pas seulement européens mais mondiaux, force de frappe du pouvoir de la finance (7) capable de garantir par tous temps (et jusqu’à l’absurde) la normalisation des politiques économiques nationales mieux que n’importe quel système de règles.

C’est cet effet de normalisation que perd l’Allemagne en entrant dans le dispositif des eurobonds qui reconfigure – en l’occurrence sur le mode du découplage relatif – les rapports de l’intérieur (politique) et de l’extérieur (les marchés) de la zone, convertit le regard des créanciers en leur faisant prendre le point de vue consolidé, diminue par mutualisation-dilution l’impact des déviations individuelles… et, au total, abandonne les États dominants, en fait l’Allemagne, à la négociation politique comme unique solution de réduction des divergences économiques…

Que l’exposition aux marchés soit cela-même qui a porté les problèmes de la zone euro aux points d’irrationalité et d’hystérie qu’on sait, l’Allemagne n’en a cure. Elle ne voit en eux qu’un auxiliaire d’une inégalable puissance pour normaliser ses « partenaires » selon son canon. Aussi l’impossibilité de prendre les marchés à témoin à propos des parties la prive-t-elle du seul moyen fiable de cœrcition, dont elle faisait la condition de sa propre appartenance au tout. De fait, ces trois dernières années de crise ont assez montré la force réelle des règles – nulle. Que les marchés lâchent les politiques économiques nationales, ou plutôt soient conduits à se désintéresser relativement d’elles, c’est la réussite principale du dispositif des eurobonds… et pour cette raison même sa tare la plus rédhibitoire aux yeux de l’Allemagne !

…ou bien en faire des protectorats
de politique économique !

Et pourtant on peut imaginer d’ici rejouée la scène primitive, décidément indépassable, de la construction européenne, scène rendue plus aigüe encore sous le surplomb d’une crise ne laissant que l’alternative de l’effondrement et du dépassement, où l’ultimatum allemand (« à mes conditions sinon rien ! ») est voué à déboucher sur un nouveau compromis réglant bien moins le problème de fond qu’il ne le reconduit en pire. Car la crise, loin d’être une « simple » crise financière, est fondamentalement une crise politique, une crise de ce qu’on pourrait appeler « l’économie générale de la souveraineté », irrésolue tant que l’Allemagne inquiète – on peut d’ailleurs la comprendre – à l’idée de faire monnaie partagée, cherche obstinément les moyens institutionnels de garder sous (son) contrôle la souveraineté économique de ses partenaires – mais c’est cela le pas de trop qui sépare l’inquiétude légitime de l’entreprise insupportable de réduction des autres à la subordination.

Or il ne faut pas douter que c’est bien dans cette direction que persisterait l’Allemagne qui, forcée de négocier un système d’eurobonds, le conditionnerait sine qua non à un approfondissement, mais carabiné, de l’appareil disciplinaire interne, en fait en proportion de l’allègement de l’appareil disciplinaire externe (celui des marchés (8)). Et sans hésiter à aller jusqu’à des clauses de suspension des gouvernements à la moindre dérive, avec prise directe des commandes de leurs politiques économiques nationales par des équivalents-troïkas.

Décidément l’Europe monétaire, sans doute faute de l’avoir posé comme tel, ne se sort pas de son problème originel – problème de la maîtrise des externalités au sein d’une communauté de politiques économiques partie indépendantes, partie solidarisées. Et si le système des eurobonds résout (partiellement) le problème du côté « marchés financiers », par les effets mêmes de la mutualisation-consolidation, il n’y parvient qu’au prix d’un approfondissement de la contradiction du côté « politique », où il reconduit, en la poussant à un point probablement intolérable, la tare congénitale du mépris des souverainetés démocratiques nationales. Les eurobonds en place et le risque d’un défaut souverain (national) quasi annulé, il n’y aura plus à attendre des situations de crise sérieuse pour voir débarquer ces messieurs de la troïka, qui estimeront de leur devoir de s’inviter à la moindre incartade pour remettre à coups de latte dans le droit chemin le déviant à peine sorti des clous. La surveillance constante des politiques économiques nationales, jusqu’à les placer sous un régime de quasi-protectorat, sera ainsi présentée comme la « juste contrepartie » des facilités offertes par les eurobonds, et comme « nécessaire régulation » des effets d’aléa moral qui s’en suivent. Entre TSCG constitutionnalisant des règles d’or et police permanente de la politique économique, des eurobonds sous influence allemande pousseront donc la dépossession des souverainetés à un point où l’on testera à un degré inédit la capacité des peuples à supporter la vassalisation technocratique.

Misère (et épuisement)
de la médiocrité européenne

On ne voudrait pas tirer de conclusions trop générales à partir de l’hypothèse des tièdes vomis par Dieu ou de la condamnation du centrisme à l’inanité historique, mais il faut bien reconnaître dans le cas présent que les arrangements intermédiaires intensément explorés par les partisans du compromis à tout prix cumulent, comme souvent, l’irrésolution et l’inefficacité : une « union » mais entre composantes demeurant distinctes et indépendantes ; des règles (idiotes) entamant la souveraineté… mais que la souveraineté résiduelle fait violer ; de la solidarité mais pas beaucoup, incertaine, et suffisamment maugréante pour en faire toujours trop peu trop tard… quoique au point de faire d’un « petit » problème (la Grèce, 2 % du PIB européen) la cause possible de la mort de l’Europe entière…

Pour le pas en avant qu’ils se proposent de faire, les eurobonds ne sortent pas du marais des compromis tarés – et tarés notamment par leur entêtement à faire des souverainetés démocratiques la variable d’ajustement de leurs trouvailles financières. Depuis les règles mêmes des Traités jusqu’au futur régime de protectorat des politiques économiques sous eurobonds, en passant par le pacte de stabilité puis le TSCG, le mépris (l’ignorance ?) du principe fondamental de souveraineté est peut-être la seule vraie constance de la construction européenne – et la cause de son destin scellé, comme en témoignent ses dramatiques convulsions chaque fois qu’un de ses peuples reprend la parole pour dire non, les Grecs il y a un mois, peut-être encore bientôt, et puis à quand les Irlandais, les Espagnols, les Italiens, les Portugais… ou les Français ?

Il faut bien reconnaître qu’on pouvait se rendre aux eurobonds par des itinéraires – entendre : des intentions – fort différents, au point d’établir le bidule comme lieu d’un formidable malentendu, mais pas exactement de ceux qui entrent dans la catégorie des « ambiguïtés constructives »… À partir du point commun de la recherche effrénée d’une solution de tranquillisation des marchés (« restaurer la confiance »), s’y rejoignent en effet aussi bien ceux qui les voient comme une étape importante dans la trajectoire d’une construction fédérale… et ceux qui, tout au contraire, n’y voient qu’un astucieux bricolage de plus, imposé par la crise quand le compromis institutionnel actuel s’est montré défaillant, et permettant surtout de ne pas avoir à en aller jusqu’au fédéralisme (9).

Et puis il y a l’Allemagne – qui ne veut rien. Et surtout pas voir la contradiction proprement politique constitutivement installée au cœur d’une communauté de politiques économiques (relativement) indépendantes. Retour donc à la case départ : toute l’inventivité des eurobonds a été déployée pour tenter de détendre l’alternative de l’éclatement et du dépassement (fédéraliste) ; or rien n’a été détendu ! et l’on ne sort toujours de la contradiction princeps de l’actuelle construction européenne, contradiction politique du mépris des souverainetés, que… par l’éclatement ou le dépassement ! La stratégie du médiocre, c’est-à-dire du milieu, du marais, de l’indécision et des contradictions trop longtemps étouffées a vécu. Il va donc falloir trancher.

Alors le fédéralisme ? Mais qui en veut vraiment ? La moindre des choses serait d’avoir préalablement une discussion du concept même de « l’État européen », ou de la « République européenne », une discussion qui, en passant, confirmerait que toute cette histoire relève moins des concours Lépine de l’ingénierie financière que de la philosophie politique en ses questions les plus profondes – qu’est-ce qu’un État ? qu’est-ce qu’une nation ? dans quelles formes institutionnelles (variées) le principe de souveraineté peut-il se couler ? On se contentera, à défaut, de prendre une vue du paysage des volontés politiques sur la question, manière de savoir si les Français (les élites politiques françaises) ont une idée beaucoup plus claire que leurs homologues allemandes de ce qu’elles veulent vraiment.

La droite entre souveraineté nationale
et souveraineté étatique

Il est certain que le projet fédéraliste trouve des conditions d’épanouissement moins favorable à droite qu’à gauche, où le thème du « dépassement national », présenté le plus souvent (avec ce qu’il faut de distorsions intellectuelles) comme « dépassement du nationalisme », ajoute tout son effet propre. À l’évidence la droite est partagée sur la question, elle l’est en fait entre deux compréhensions possibles du terme de souveraineté : comme souveraineté nationale ou comme souveraineté étatique.

Réticente par héritage historique à l’abandon de souveraineté quand elle la comprend comme « souveraineté nationale », la droite s’efforce de freiner la tendance fédéraliste et de maintenir la construction européenne dans le cadre de l’intergouvernementalité. Inversement, quand elle entend « souveraineté étatique », la droite, dans sa fraction la plus libérale ne trouve que des qualités à tout ce qui est susceptible de faire reculer les possibilités de l’État : les règles, à plus forte raison quand elles sont d’or, et toutes les amputations des marges d’action discrétionnaire de la puissance publique sont naturellement la plus jolie chose au monde. Quant à l’idée de la tutelle du capital financier, par marchés interposés, sur les politiques économiques, elle est proprement géniale, formidable trouvaille qui permet à la fois de faire régner la plus inflexible normalisation et de toucher les bénéfices de la déploration contrite – soit le sommet de l’irresponsabilité politique : « qu’y puis-je, les marchés l’exigent… » Bien sûr la dualité des souverainetés, dont l’une est désirée et l’autre rejetée, finit par fracturer le camp de la droite, et dans le camp jusqu’à certaines têtes individuellement (comme celle, typiquement, de Nicolas Sarkozy), clivées sans synthèse possible et pour cause : ces deux souverainetés en fait ne font qu’une, celle de l’État n’étant jamais que l’institutionnalisation et l’opératrice de celle de la nation…

À gauche, le mythe de l’« Europe sociale »

À l’évidence, moins d’embarras à « gauche » avec les pesanteurs symboliques de la nation – signalons tout de même que par « gauche » on sacrifie ici, par commodité de langage, aux étiquettes communément en usage, pour entendre en fait le « socialisme de gouvernement », qu’à bien des égards on devrait requalifier plus justement de droite modérée (10). Pour autant, du côté de cette gauche-là, les choses ne sont pas beaucoup plus simples, mais bien sûr pour d’autres raisons. On prête à François Mitterrand d’avoir été pleinement conscient, dès les multiples « tournants » du milieu des années 1980 (11), de ce que son engagement européen allait accoucher d’une Europe libérale, une Europe de droite donc, mais qu’il jugeait bon de souffrir pourvu que le cadre institutionnel en fût installé, et quitte à devoir attendre un peu pour que le dit cadre finisse par se remplir de contenus progressistes.

Ah ! la sage patience du long terme, dans lequel toutefois Keynes ne manquait pas de faire observer que « nous serons tous morts », mais nonobstant si caractéristique des dirigeants à prétention historique-prophétique, pour qui les transitions ne sont rien, seule comptant le triomphe terminal de la « vision » et peu importe les coûts qu’il aura fallu consentir entre temps. Il est vrai que ces dirigeants-là peuvent compter sur l’indéfectible soutien de tous les intellectuels organiques de l’universalisme abstrait, demi-savants et quart de philosophes, experts multifonctions et éditorialistes eux aussi désireux de montrer que l’alta vista est leur fort, cortège de suivants à qui leur confort matériel garanti permet d’envisager les idées générales les plus audacieuses, telle celle de « L’Europe », sans le moindre souci pour les négligeables contingences matérielles de leur réalisation – deux générations sacrifiées ? trois ? Qu’importe, les peuples eux aussi doivent apprendre à être à la hauteur de l’Histoire.

Evidemment, l’accumulation des pots cassés « intermédiaires » ne va pas, à « gauche », sans quelques remords de conscience. C’est pourquoi là où la droite peut se contenter d’invoquer les impératifs de la sagesse économique, la « gauche » se croit en devoir d’un supplément d’âme qui prend ordinairement la forme d’une promesse radieuse, en l’occurrence celle de l’« Europe sociale », illusion répétitivement servie aux populations qui commencent à trouver le temps long et à avoir besoin de quelques douceurs pour patienter dans le calme.

Sans surprise, et à mesure que le temps passe, en se faisant d’ailleurs plus dur, les douceurs commencent à être à efficacité marginale décroissante. Et pour cause, là encore : comme l’ont montré François Denord et Antoine Schwartz dans un livre court mais décisif (12), la genèse même de l’Europe, depuis la CECA et le marché commun, s’est faite sur des intentions véritables – et à l’instigation de certains personnages – qui vouaient l’idée même d’une « Europe sociale » à l’éternité des songes.

Pour qui voudrait l’argument sous une forme un peu plus détaillée, voire sous une forme un peu plus théorique, il faudrait invoquer, par image, la propriété de « non-ergodicité » propre aux trajectoires dite à « dépendance de chemin » (path dependency), propriété qui signifie qu’une trajectoire stochastique (l’étape n est un certain tirage aléatoire dépendant de l’étape n-1) ne peut plus, au bout d’un certain temps, espérer visiter tous les états initialement possibles, mais se trouve enfermée (lock-in) dans un sous-ensemble d’états de plus en plus restreint à mesure que le temps passe et que les étapes se succèdent. Cette métaphore mathématique (empruntée aux dynamiques qu’on nomme « processus d’urne ») s’applique plutôt bien à la construction européenne qui, au fil même de son processus de construction, s’est en effet progressivement enfermée dans une configuration institutionnelle durcie autour des principes néolibéraux, au point que la doctrine cristallisée est devenue consubstantielle à la structure elle-même. En d’autres termes, il ne faut pas imaginer que cette Commission pourrait d’un coup de baguette volontariste se mettre à révoquer le droit de la concurrence pour promouvoir un droit social européen, ou à faire soudainement dans la férocité à l’encontre de la finance… L’institution tout entière est à détruire – et à refaire.

In memoriam Pierre Mendès-France
et Parti socialiste

Ou bien en attente d’un équivalent gentil de la bombe à neutrons, qui conserve le bâtiment et les bureaux mais en nous débarrassant d’une armée d’eurocrates imbibés de néolibéralisme jusqu’au trognon. Pour repeupler l’immeuble autrement. Hélas la bombinette aimable est encore introuvable, ou plutôt, elle est toujours au même endroit, dans les mains du peuple, mais qui ne le « sait » pas – et dont la Boétie, il y a cinq siècles, déplorait déjà qu’il méconnût à ce point sa propre puissance. Inutile de compter sur nos amis « socialistes » pour lui en faire retrouver le sens : eux en sont encore à se claquer les doigts avec un pétard à mèche. Le plus drôle étant que, succulente ironie, il fut un temps, pas si lointain, où l’un des leurs, et pas le moindre, avait quelques idées un peu plus détonantes, Pierre Mendès-France, si fait !, qu’il vaut pour le plaisir de l’œil de citer un peu longuement, c’était en 1957, dans un discours prononcé à l’Assemblée nationale :

« Nos partenaires (européens) veulent conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à résister coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière (…)

Il est prévu que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Or si l’harmonisation des conditions concurrentielles n’est pas réalisée et si, comme actuellement, il est plus avantageux d’installer une usine ou de monter une fabrication donnée dans d’autres pays, cette liberté de circulation des capitaux conduira à un exode des capitaux français (…)

Les capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée. On a vu des cas récents où des gouvernements étrangers ont combattu des projets de lois sociales en insistant sur le fait que leur adoption provoquerait des évasions de capitaux (…)

L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

Le plaisir de l’œil, disait-on… Mais aussi celui d’imaginer les tronches interloquées des socialistes-de-gouvernement, redécouvrant leurs propres archives, leur propre inspirateur, leur propre devenir, et pour finir leur propre naufrage.

Dans « Le Monde diplomatique »

 « La dette, quelle dette ? », par Jean Gadrey, juin 2012 (en kiosques)
En Grèce, les nouvelles élections législatives, prévues le 17 juin, se joueront sur la question de la renégociation de la dette. En France, une campagne populaire exige elle aussi un audit citoyen de la dette publique.

Frédéric Lordon

(1Données Eurostat.

(2Données FMI, World Economic Outlook 2012.

(3Données Eurostat.

(4Et a récidivé récemment par une émission, à deux ans cette fois, à taux quasi-nul.

(5Pour les 17 de la zone euro. Données Eurostat, fin 2011.

(6C’est-à-dire en transferts financiers divers du fait des contributions nationales aux divers fonds de sauvetage européens (FESF, MES).

(7Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.

(8Non pas bien sûr que ceux-ci disparaissent mais, encore une fois, parce qu’ils s’intéressent désormais davantage au tout qu’aux parties.

(9Position dont, par exemple, The Economist est un représentant caractéristique.

(10Voir Frédéric Lordon, « Gauche de gauche, gauche de droite », Télérama, 2 mars 2012.

(11Multiples car, à celui, le plus connu, de la politique économique de désinflation compétitive (1983), il faut ajouter celui de l’Acte unique, avec sa concurrence libre et non faussée (1984), et celui de la déréglementation financière (1986), quatre petites années où le destin de la société française a basculé pour de bon.

(12François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009.

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