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Elections en France

Cohabitation ou crise ?

par Alain Garrigou, 5 juin 2012

L’élection présidentielle à peine terminée, les candidats à la députation se tournaient vers les élections législatives. Les secondes ne suivent pas la première au terme d’une dissolution, comme en 1981 ou en 1988, mais comme la suite « normale » des élections adoptée en 2001 après l’institution du quinquennat. Alors, le Parlement avait adopté une mesure complémentaire au projet constitutionnel pour que le scrutin présidentiel précède les législatives, selon « l’esprit des institutions » a-t-on dit, et aussi selon la logique du droit de dissolution accordé au président de la République. Si la réforme du quinquennat manifestait le souci d’éviter les cohabitations — on en était à la troisième expérience avec Jacques Chirac et Lionel Jospin, la plus longue, la plus difficile et la plus déroutante —, elle ne l’excluait pas forcément. Il aurait fallu pour cela que les élections présidentielle et législatives coïncident et que, comme en d’autre pays, les électeurs soient amenés à élire à plusieurs fonctions. En ne le faisant pas, on n’excluait nullement que les verdicts électoraux diffèrent voire se contredisent. Une cohabitation n’est donc toujours pas impossible. Il a sans doute suffi aux initiateurs de la réforme de 2000-2001 qu’elle paraisse improbable.

Si l’on se fie aux expériences précédentes, les élections législatives ont des chances de confirmer le scrutin présidentiel. On ne peut pourtant y voir une automaticité qui supposerait d’étendre indûment une logique de cohérence individuelle à une décision collective impliquant de grands nombres d’électeurs. Dans les cas précédents, on a plutôt observé que la confirmation d’un verdict électoral présidentiel par un verdict législatif venait de la mobilisation différentielle : le camp vainqueur de la présidentielle mobilisait mieux ses électeurs. En 1981, on appela « l’état de grâce » la conjonction des avantages du nouveau pouvoir, une réalité mal définissable qui rassemble sans doute plusieurs ressorts plus concret et précis : l’avantage de maîtriser l’agenda pour un nouveau pouvoir qui peut sélectionner les aspects les plus gratifiants d’une politique, la relative immunité d’un nouveau pouvoir qui n’a pas à endosser les responsabilités d’un bilan, l’effet de sidération produit par la défaite sur les vaincus et les gains d’une propension légitimiste pour le nouveau pouvoir. Mais cela n’a rien de nécessaire. On peut s’étonner que l’ingénierie constitutionnelle ait laissé cette incertitude. Il suffirait que l’écart des voix ait été minime à l’élection présidentielle, que le nouveau gouvernement ait accumulé quelques fautes, que les mécanismes d’un vote majoritaire par circonscription tourne au profit des vaincus de l’élection présidentielle — surtout au profit d’élections triangulaires —, et l’on pourrait se retrouver dans cette situation d’une infirmation immédiate d’un verdict électoral par un autre.

Au lendemain du 6 mai 2012, des dirigeants UMP ont lancé leur campagne législative avec l’objectif d’une cohabitation. Etrange mot d’ordre. On peut comprendre le souci de ne pas essuyer une débâcle qui mettrait au chômage les deux tiers des députés UMP sortants. On peut encore comprendre que l’élection présidentielle n’ayant pas tourné à la déroute parfois annoncée, l’UMP ait gardé quelques motifs d’espérer. On peut comprendre l’amertume d’un parti qui a d’autant moins bien accepté la défaite présidentielle que certains ont encore un vieux problème avec la démocratie. Et d’envisager un « troisième tour ». Finalement, le mot d’ordre de « cohabitation » — dont on a pensé qu’il ferait peut-être peur — a été abandonné, mais pas l’espoir de gagner, ce qui revient au même. Il est bien sûr impossible à un parti politique de s’engager dans une campagne électorale sans penser et en tout cas parler de gagner. Surtout si cela paraît effectivement possible. Il n’est même pas besoin d’un changement d’opinion en quelques semaines. Tant de candidats ont été élus « à la minorité des suffrages » qu’on ne peut s’étonner de ce paradoxe de la décision collective. Cette seule hypothèse, même improbable, étonne pourtant.

La situation actuelle porte en effet au grand jour une absurdité de la Constitution française. Si l’UMP emportait la majorité absolue des sièges à l’Assemblée, ce serait un démenti du vote précédent. Il faudrait bien que le peuple se soit trompé. Avant ou après. Et depuis la fameuse répartie de Alphonse de Lamartine à l’évocation de cette hypothèse en 1848 — « eh bien ! si le peuple se trompe, tant pis pour lui » —, cette hypothèse ne doit pas être prise à la légère. Imaginons que le président de la République, suivant les précédents, choisisse un gouvernement de la nouvelle majorité parlementaire. Un gouvernement hostile. Dans cette situation de cohabitation, comme il en fut ainsi pour l’essentiel dans les expériences précédentes, ce gouvernement gouvernerait. Exactement la constitution dont l’UMP ne veut pas. Curieuse situation donc que de vouloir gagner — rien de plus normal ! — au détriment des institutions que l’on défend. S’il y avait suffisamment d’électeurs hostiles à la Ve République et suffisamment décidés pour mêler leurs suffrages à ceux de l’UMP, ils pourraient contribuer à changer de République. Alliance perverse ? Toute la situation l’est : un parti qui se réclame du gaullisme et propose une cohabitation au profit d’une majorité parlementaire ; une alliance possible (en théorie !) des partisans d’une autre Constitution et de la droite parlementaire qui la défend ; sans parler des conjectures institutionnelles pas forcément essentielles pour la vie des citoyens mais bien au centre des préoccupations de la politique professionnelle.

On se souvient que le général de Gaulle avait voulu de « bonnes institutions ». Une expression simple et énigmatique. De « bonnes institutions », cela signifiait surtout des institutions créant un exécutif fort. Projet réussi, parfois au-delà des principes démocratiques. Pour le reste, le bricolage institutionnel s’est maintenu en supprimant quelques aberrations héritées, comme le septennat, mais en créant d’autres hiatus. Il eut par exemple été facile de faire coïncider élections présidentielle et législatives. On voit mal comment les électeurs n’auraient pas la cohérence d’aligner leurs votes. Et de s’économiser les questions sur les changements entre un deuxième tour et un troisième tour, de s’économiser une campagne électorale à rallonge. Pourquoi cela n’a-t-il été pas fait ? Trop difficile ? Les électeurs français ne seraient-ils pas capables de voter deux fois en suivant ? Aux Etats-Unis, les électeurs votent pour de multiples fonctions électives le jour de l’élection présidentielle. Il faut croire que les électeurs français n’ont pas été jugés aussi capables.

Débats techniques pour constitutionnalistes ? Sans doute. Au moins a-t-il le mérite de sortir d’un certain angélisme. Les partisans de la Ve République ont tellement répété que sa constitution était la meilleure que la raison s’est longtemps effacée devant les signes aussi manifestes d’incohérence que la cohabitation. Ensuite, la tentative pour sortir de cette situation manifestement désagréable pour tous ceux qui l’ont vécue n’a pas réglé le problème puisqu’on en parle à nouveau. Au moins cela rappelle-t-il que l’ingénierie institutionnelle n’est pas une discipline facile. On pourrait seulement souhaiter qu’elle ne joue pas avec le feu ne serait-ce qu’en évoquant l’idée que le peuple peut se tromper.

Alain Garrigou

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