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Les deux faces d’une même médaille

Radicalisation et autoexclusion

Au soir de chaque consultation électorale, les commentateurs patentés se livrent à l’exercice de l’analyse de scrutin et disent l’opinion. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les sondeurs ont pris, sur les plateaux de radio et de télévision, le rôle de premier interprète de l’opinion publique. Grâce à leur disponibilité — ils font la promotion de leur entreprise — et à leur affinité doxique avec la conception dominante du journalisme politique. Le soir et le lendemain du 10 juin, premier tour des élections législatives, les électeurs ont donc entendu parler doctement de ce qu’ils avaient voulu dire par leur vote. Ils ont aussi écouté des constats objectifs sur les élections. Mais quels enseignements furent tirés du constat, massif, du record d’abstention encore une fois dépassé ?

par Alain Garrigou, 14 juin 2012

La participation au premier tour des législatives n’a été que de 57,2 %. Encore est-ce plus accentué si l’on considère le déclin de l’inscription électorale. La succession des élections présidentielle et législatives depuis 2002 a été mise en cause, qui ne susciterait pas de mobilisation forte pour un scrutin législatif redondant. Là encore, le record ne doit pas cacher la continuité. Depuis les années 1980, l’abstention électorale s’élève — sauf pour l’élection présidentielle. Les commentateurs ont livré leurs diagnostics habituels sur le fossé entre la classe politique et les citoyens, oubliant au passage qu’ils faisaient eux-mêmes partie de cette classe.

Comme depuis vingt ans, la lutte contre l’abstention a été évoquée avec des arguments moraux. On a donc suggéré un sain et viril sursaut civique. Et pourtant… certaines questions s’avèrent délicates. Les sondages le jour du vote établissent une corrélation très nette entre l’âge et la participation électorale, entre le niveau de revenu et la participation. Si nette que l’approximation des chiffres ne saurait la brouiller. Si nette qu’elle se voit à l’œil nu pour qui a la curiosité de fréquenter les bureaux de vote en milieu social différencié, les têtes blanches des électeurs de quartiers aisés peuplant les bureaux de vote d’un côté, les jeunes électeurs rares dans les bureaux de vote populaires à l’inverse. Là encore, rien de nouveau ni de proprement français. Il ne faut simplement pas le dire trop fort. Il semble bien que le phénomène prend des proportions trop grandes pour le cacher si l’on en croit ses yeux et le sondage Sofres Logica (Le Monde, 12 juin) selon lequel la participation se serait élevée à 75 % des électeurs de plus de 60 ans, contre 34 % des électeurs de 18 à 24 ans. Au-delà de l’avantage structurel de la mobilisation différentielle en faveur de la droite, un pays gouverné par les élus des riches et des vieux, cela commence à poser un grave problème non seulement parce que cette relation est massive, mais parce qu’elle s’aggrave. Au rythme où les jeunes citoyens se désintéressent du vote, on peut d’ores et déjà anticiper des élections sans électeurs. La surprise est ici la cécité devant le phénomène même (1) et l’impuissance à définir des réponses. Une cécité et une impuissance plus existentielles qu’intellectuelles : il est des faits et des solutions qu’on ne veut ni ne peut voir. En l’occurrence, l’appel au devoir civique rassure — l’abstentionnisme ne serait que provisoire — mais évite la question vitale : à quoi sert de voter ?

Le chômage accroît l’abstention

Après trois décennies de montée de l’abstention touchant chaque fois les nouveaux citoyens, il n’est plus possible de nier l’existence d’un mouvement long comme il n’est plus possible d’ignorer que les électeurs trouvent moins de raisons de voter. Des commentateurs réalistes font volontiers remarquer que l’impuissance à juguler le chômage ne pousse guère les électeurs à participer et surtout pas les jeunes qui sont les plus touchés. Le chômage accroît l’abstention à la fois comme expérience individuelle et comme problème général qui sert de test à la puissance politique. Si les dirigeants n’y peuvent rien, il ne sert à rien de les élire. C’est sur le calcul inverse que les Français se sont ralliés au suffrage universel au XIXe siècle : la capacité de l’Etat à améliorer leur vie. C’est donc dire aussi combien l’idéologie dominante du libéralisme, notamment sous l’aspect d’une croisade pour « dégraisser » l’Etat voire, pour imposer un Etat modeste, sinon minimal, détruit les incitations à voter. De même, la valorisation de la réussite économique, l’extension des calculs consuméristes de la sphère économique à toutes les sphères sociales rendent plus dérisoires, pour ne pas dire irrationnels, une citoyenneté qui se révèle dans le vote de chacun une contribution infinitésimale. « Un homme, une voix », devient une toute petite voix perdue et qui ne change rien.

Si l’on peut toujours espérer une amélioration des conditions économiques, et même un recul de l’idéologie dominante du libéralisme, les raisons politiques de l’abstention montante sont peut-être encore plus fortes. Non point celles, techniques, de la succession des scrutins comme dans cette organisation du quinquennat où les élections législatives succèdent de près à la présidentielle et la rendent quelque peu redondante. La coïncidence des scrutins ne règlerait qu’un partie d’un problème plus ample. L’élection présidentielle fait de l’ombre à toutes les élections — significativement qualifiées d’intermédiaires — parce qu’elles apparaissent plus déterminantes dans un système présidentialiste. Elles ne sont pas à l’abri elles-mêmes d’une désaffection. Il faut en effet parler d’une crise de la représentation, non point sous une forme virtuelle de critique de la dépossession mais comme une autoexclusion réelle et croissante d’électeurs qui ne participent plus au jeu de la représentation politique.

Economie de la mauvaise foi

Sans doute est-ce une limite du régime représentatif, mais la délégation a été instituée sur la domination sociale de mandants qui reconnaissaient aux mandataires la capacité à les représenter. Le recrutement social des élus s’est toujours effectué dans des catégories sociales supérieures. Cet écart social et culturel a diminué avec la « démocratisation » des études supérieures. Il y a moins de raison de faire confiance à un représentant. Les scrutins uninominaux supposent une disposition à une confiance générale et implicite soumise aux déceptions à l’égard de personnalités prises en flagrant délit d’humanité et de faiblesse, des personnages « médiocres et grotesques », comme l’écrivait Karl Marx de Louis Bonaparte. Sans doute est-ce la faiblesse démocratique de plus en plus criante de l’élection du président de la République au suffrage universel. Il est d’ailleurs manifeste aujourd’hui que le recrutement politique subit une évolution médiocratique (2). En espérant un chef charismatique pour l’Allemagne d’après-guerre, Max Weber ne pensait aucunement à celui qui dirigea l’Allemagne en 1933. Une personnalité de caractère et de talent lui aurait suffi, pourvu qu’elle accomplît la tâche historique impartie. A supposer que la politique attirât encore de telles personnalités, les contraintes de la discipline politique et du compromis ont tôt fait de ramener dans le rang. La délégation est aujourd’hui livrée au soupçon généralisé et reconnue comme une économie de la mauvaise foi. Si l’on assure encore prétendre aux suffrages pour servir le bien public, cela paraît souvent une figure de rhétorique.

Comment s’étonner alors de la radicalisation des opinions à droite ? Le score du Front national (FN) à l’élection présidentielle en a été une nouvelle manifestation, et même si l’implantation locale lacunaire du FN ne lui permet pas de maintenir le même niveau aux législatives, la montée de l’extrême droite est visible dans le score des candidats les plus à droite de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), dans la faveur des électeurs UMP pour l’alliance avec le FN et la montée des thèmes de droite xénophobes, racistes et autoritaires dans une grande partie de la population française. Peut-on parler de fascisation ?

Les élections de 2012 sont un nouvel indice d’une crise de la représentation politique avec ces deux réactions inverses, comme les faces opposées d’une même médaille : d’un côté, la radicalisation vers l’extrême droite de ceux qui votent, en haussant le ton pour redonner au vote un poids et une estime de soi ; de l’autre, l’autoexclusion de ceux qui jugent que la politique ne peut rien pour eux. En somme, une délégitimation dure et une délégitimation douce qui se renforcent. Puisqu’il s’agit aussi d’une menace sur la démocratie, s’il existe encore quelqu’un pour la défendre, il est peut-être temps de trouver d’autres idées que les vœux pieux et les injonctions morales. Mais les idées ne naissent ni à volonté ni à la commande.

Alain Garrigou

(1Nous avons analysé ce mouvement long de montée de l’abstention il y a vingt ans (cf. Le vote et la vertu, Presses de Sciences Po, 1992) et continué à signaler l’importance du phénomène (« Elections sans électeurs », Le Monde diplomatique, juillet 2009.)

(2« La médiocrité du personnel politique occidental », in L’Etat du monde, La Découverte, 2012.

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