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Tentative de coup d’Etat constitutionnel en Egypte

par Alain Gresh, 15 juin 2012

Une traduction en arabe de ce texte est disponible sur le site du quotidien libanais Al-Akhbar.

Le Caire. La photo de « une » du quotidien Al-Shourouk du 15 juin résume bien le sens de ce qui vient de se passer : en avant-plan, des fils de fer barbelés ; en arrière-plan, les locaux de la Haute Cour constitutionnelle ; à gauche de la photo, des manifestants, à droite des militaires.

L’heure n’est plus où l’on pouvait crier « le peuple et les militaires, une seule main ». La décision, le jeudi 14 juin, de cette Cour — dont tous les membres ont été nommés par l’ancien président Hosni Moubarak — de déclarer illégale l’élection de l’Assemblée nationale et aussi la loi qui interdit aux anciens dignitaires du régime de se présenter aux élections représente, selon nombre d’observateurs ici, un coup d’Etat (sur les prétendues raisons légales, lire « What to know on Egypt’s new political drama », Ahram Online, 15 juin). Cette action ramène le pays au début du processus entamé avec la chute de Moubarak et confirme que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a décidé de porter un coup d’arrêt au mouvement de contestation enclenché le 25 janvier 2011.

Cette décision arrive à quelques heures du second tour de la présidentielle qui met face-à-face Ahmed Morsi, le candidat des Frères musulmans (FM), et Ahmed Chafik, le dernier premier ministre sous Hosni Moubarak (nommé le 31 janvier 2011), un militaire lié au vieux système de corruption et de répression, qui pourra néanmoins se présenter.

La révolution égyptienne est entrée dans une zone d’incertitudes. Le CSFA a lancé une offensive pour mettre à bas les conquêtes de ces derniers mois. Au-delà de la décision de la Cour d’annuler le seul scrutin libre de l’histoire égyptienne, plusieurs éléments confirment que le CSFA cherche à retourner à l’ordre ancien :
 La décision du 4 juin du ministère de la justice selon laquelle les militaires pourront arrêter des civils (« Rights advocates : Military arrest powers worrying », Egypt Independent, 14 juin) ; sans même parler de l’acquittement, durant le procès Moubarak, des principaux responsables du ministère de l’intérieur ;
 l’acquittement de plusieurs policiers et militaires accusés d’avoir tiré sur des manifestants pendant la révolution (lire, par exemple, « 14 security officers found innocent of killing Giza protesters », Ahram online, 6 juin) ;
 la poursuite des arrestations arbitraires et de la torture dans les prisons ;
 l’usage de la xénophobie avec une incroyable publicité mettant en garde les Egyptiens : il ne faut pas parler aux étrangers (on avait annoncé qu’elle était retirée, mais cela semble faux) ;
 la décision du CSFA de reprendre dans ses mains tout le pouvoir législatif qu’il avait cédé au Parlement et de « compléter » la Constitution, dans l’attente d’une réécriture totale du document ;
 la tenue du second tour de l’élection présidentielle, alors même que la déclaration constitutionnelle votée par le peuple en 2011 et soutenue par le CSFA supposait que le président ne pouvait être élu qu’après le Parlement.

Cette offensive qui vise à faire passer Chafik envers et contre tout s’accompagne du déchaînement d’une campagne contre les Frères musulmans et leur candidat. J’ai pu ainsi entendre des avocats expliquer très sérieusement que la première décision du Parlement tunisien dominé par les islamistes avait été de rétablir la polygamie. Rien n’est épargné à Morsi, même pas la publication des documents médicaux (en principe confidentiels) sur son état de santé, pour dire à la fois qu’il était très malade et qu’il avait dépensé des sommes folles pour se faire soigner à l’étranger.

Cette campagne s’appuie non seulement sur les erreurs multiples des Frères musulmans depuis leur victoire aux élections législatives, mais aussi sur un climat de peur qui rappelle celui entretenu par les pouvoirs en place avant le printemps arabe : « nous ou les islamistes ». Et on trouve, pour appuyer cette décision des militaires, les mêmes que ceux qui soutenaient que Moubarak ou Ben Ali étaient « le moindre mal » : journalistes, intellectuels « libéraux », petits partis croupions qui avaient soutenu l’ex-président égyptien (comme le Parti du rassemblement, Tagammu, soi-disant de gauche) etc. Et, surtout, se mobilise l’« Etat profond », celui qui n’a pas pâti de la révolution, mais qui avait seulement baissé la tête.

Les Frères eux-mêmes portent une responsabilité importante dans la situation créée, du fait de leurs erreurs multiples et de leur incapacité à tisser des alliances — même les salafistes, force majeure dans le pays, ont préféré soutenir au premier tour un candidat islamo-libéral, Abdelmonem Aboul Foutouh, plutôt que celui des Frères, plus proche pourtant de leur idéologie (sur la complexité du salafisme égyptien, on lira Stéphane Lacroix, « Sheikhs and Politicians : Inside the New Egyptian Salafism », Brookings, 11 juin 2011).

Non seulement les Frères ont été réservés au début de la révolution (même si les jeunes du mouvement ont joué un rôle actif), mais ils ont tout fait pour s’entendre avec le CSFA, pour passer des compromis, refusant d’appuyer vraiment les mobilisations de la rue. Quand les relations avec le CSFA se sont tendues, ils ont décidé de présenter un candidat à l’élection présidentielle, revenant sur leur parole, et favorisant la propagande du pouvoir disant qu’ils voulaient accaparer tous les pouvoirs.

Alors que le rôle essentiel du Parlement élu était d’écrire la nouvelle Constitution, ils ont été incapables de forger les alliances qui auraient permis une rédaction consensuelle de ce texte. Et aussi de calmer les craintes d’une partie des coptes, des femmes, des intellectuels.

Alors que la plus grande partie des jeunes de la révolution est pour le boycott de l’élection, notamment après que la Cour a permis à Chafik de concourir, les Frères ont accepté le jugement pour montrer qu’ils respectaient la loi, qu’ils étaient un parti d’ordre.

Tous ces manques, toutes ces erreurs, expliquent que leur candidat n’ait obtenu, au premier tour de la présidentielle, que 25 % des voix (contre 45 % aux élections législatives). Ce qui démontre d’ailleurs que le suffrage universel est un bon moyen pour faire avancer le débat démocratique.

Quel sera le résultat de l’élection ? Il est difficile de le dire, et il est impossible de prévoir l’ampleur des trucages et des pressions. Nombre de groupes de la révolution, dont le candidat arrivé en troisième position Hamdin Sabahy (nassérien), penchent pour le boycott. D’autres, comme Aboul Foutouh et les jeunes du 6 avril, appellent à voter Morsi pour barrer la route aux militaires. Au cours d’un entretien, Aboul Foutouh m’a confié que l’erreur essentielle des révolutionnaires était d’avoir accepté le CSFA comme pouvoir au lendemain de la chute de Moubarak.

Un des paradoxes de cette élection est que le pouvoir réel du futur président n’est pas déterminé et que le CSFA n’acceptera de céder une partie de son pouvoir que si Chafik est élu.

Ce soir, le 15 juin, une manifestation se déroule sur la place Tahrir, mais elle ne semble pas mobiliser : c’est surtout la proclamation des résultats de l’élection en début de semaine qui risque de déboucher sur de nouvelles luttes.

Alain Gresh

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