En kiosques : mars 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Commerce des armes : vers un traité « robuste » ?

Le diable, dit-on, se niche dans les détails. Le futur Traité international sur le commerce des armes (TCA), en discussion jusqu’au 27 juillet au siège des Nations unies, à New-York, n’échappe pas à la règle : les ONG, qui ont obtenu de haute lutte l’ouverture le 2 juillet de cette négociation sur un marché encore peu régulé, veillent à ce que les munitions et pièces détachées soient incluses dans les procédures de contrôle des transferts d’armes, ce à quoi se refusent quelques grands pays producteurs... ou consommateurs.

par Philippe Leymarie, 3 juillet 2012

«Il y a 114 heures de négociation prévues sur trois semaines, mais 193 pays dans la salle », fait remarquer Brian Wood, le coordonnateur de la campagne d’Amnesty international pour le contrôle du commerce des armes conventionnelles. Il est surtout préoccupé par le facteur temps, dans un contexte d’intérêts profondément divergents.

Et il ne croyait pas si bien dire : le début des discussions a été bloqué dès le 2 juillet par une question de procédure... en fait très politique, opposant les pays arabes aux occidentaux (et à Israël) à propos de la présence des Palestiniens en tant qu’observateurs (au même titre que l’Union européenne ou le Vatican). L’ouverture réelle de la négociation n’a pu se faire que le lendemain ...

La plupart des pays admettent la nécessité de réglementer cet énorme marché des armes dites « conventionnelles », légères ou lourdes, estimé à 70 milliards de dollars par an (dont 40 % pour les seuls Etats-Unis). Mais les modalités restent très controversées, selon un document de travail de l’ONU :

 les États-Unis, qui produisent 6 milliards de balles par an, veulent exclure du traité les munitions ;
 l’Inde, l’Egypte, le Vietnam demandent que les pièces détachées ne fassent pas partie de la discussion ;
 la Russie (qui a vendu pour 13,2 milliards de dollars d’équipements militaires en 2011) insiste sur la lutte contre le trafic d’armes (par opposition au commerce légal) ;
 la Chine, qui inonde les pays en développement d’armes légères, souhaiterait que ces dernières ne fassent pas partie de la négociation ;
 l’Inde – plus gros importateur mondial d’armes –, ainsi que le Pakistan, le Japon et l’Arabie saoudite défendent la liberté pour un pays d’équiper ses forces de sécurité, au nom du « droit de légitime défense » ;
 la Russie, la Chine et les pays arabes contestent les critères de classement et de contrôle des armements, jugés subjectifs ou politiques ;
 la Corée du sud ne veut pas restreindre les transferts de technologie ;
 les Européens, qui ont adopté depuis 2008 une « Position commune » sur leurs ventes d’armements, voudraient que les autres pays soient soumis aux mêmes contraintes fortes, etc.

A Ciel ouvert

Il paraît donc difficile de concilier toutes ces approches. L’idée, au départ, formulée notamment par les ONG « humanitaristes », est que l’adoption d’un traité international qualifié de « robuste » pourrait faire la différence pour des millions de civils, confrontés à l’insécurité, aux privations, à la peur, ainsi que le relève la présentation de cette négociation par l’ONU elle-même. Ce traité fixerait les critères empêchant les transferts d’armes qui pourraient être utilisées contre les populations civiles ou alimenter un conflit. Le continent africain, qui fait souvent figure d’arsenal à ciel ouvert, est un des plus directement concernés.

Quelques exemples récents plaident en faveur d’une « moralisation » de ce commerce des armes qui, selon Christian Ouedraogo, représentant d’Amnesty à Ouagadougou (Burkina Faso), est finalement « moins règlementé que celui de la banane ».

 la dégradation constante de la situation en Syrie, depuis plus d’un an, avec les livraisons parallèles d’armement et de munitions par la Russie (pour le gouvernement syrien) et par des pays du Golfe comme le Qatar et l’Arabie saoudite (à destination des différentes factions armées de l’opposition), avec le soutien occidental et notamment français – des apports qui alimentent le conflit, au lieu de chercher à l’éteindre ;
 des mines importées de Chine, des chars produits en Ukraine, et des armes fabriquées au Soudan ont été utilisées ces derniers mois lors des combats au Soudan du Sud, en dépit de l’accord de paix signé entre les deux Soudans, et de l’embargo imposé par la communauté internationale, selon un rapport d’Amnesty et un autre du Small Arms Survey  (1).

Comme un meuble en kit

Amnesty International appelle donc les gouvernements du monde entier à cesser leurs ventes d’armes à des pays où ces armes risquent d’être utilisées pour commettre des violations des droits humains. Tandis qu’Oxfam – également en pointe dans cette mobilisation citoyenne en faveur d’une réglementation internationale – insiste sur l’inclusion dans le traité de la régulation de vente des pièces détachées, qui concourent à la production ou à l’entretien des armes.

Nicolas Vercken, qui suit les négociations du traité à New York pour Oxfam France, affirme que « beaucoup de chars, de porte-avions et d’armes à feu sont vendus en pièces détachées sans qu’aucune question ne soit posée quand à la façon dont ils seront utilisés. Les acheteurs peuvent assembler ces composants eux-mêmes, ou payer quelqu’un pour faire ce travail ». Il demande de mettre fin à un système qui fait que « l’achat d’un char de combat est aussi simple que l’achat d’un meuble en kit ».

Une note d’Oxfam intitulée « Assembler toutes les pièces du puzzle » détaille notamment le cas de l’avion d’entraînement K8, un équipement militaire conçu en pièces détachées : entre 2005 et 2006, le Zimbabwe a acheté douze appareils de ce type, qui contenaient des sièges éjectables fabriqués au Royaume-Uni, des tableaux de bord provenant des Etats-Unis, et des turboréacteurs produits en Ukraine. La conception, la fabrication et les plans étaient sino-pakistanais.

Quant au marché des munitions – 4 milliards de dollars chaque année – il est en constante augmentation, et peu ou pas régulé ; l’exclure du futur traité serait « totalement irrationnel », estime la même ONG, qui relève que 29 pays (dont les Etats-Unis, la France et le Royaume uni) parmi les 34 qui ont publiquement signalé leurs exportations d’armes depuis 2008, ont publié des rapports dans lesquels les exportations de munitions sont catégorisées en tant que telles. C’est considéré comme encourageant, mais cela ne concerne donc qu’un sixième des Etats du globe.

Munitions invisibles

Quelques données chiffrées, forcément imprécises, donnent cependant la mesure du fléau :

 On estime que 40 à 60 % du commerce des armes légères dans le monde est illicite à un moment ou à un autre. Et que plus de 80 % du commerce de munitions resterait invisible dans les données d’exportation fiables, selon l’Institut de recherche des Nations unies pour le Désarmement (UNIDIR), qui met à la disposition des chercheurs ou analystes sa base de données et de notes de synthèse.
 En 2007, le montant des dépenses militaires annuelles dans le monde s’élevait à 1 339 milliards de dollars, contre 19 milliards alloués à lutter contre la famine et la malnutrition.
 Les cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU, ainsi qu’Israël, réalisent à eux seuls les neuf dixièmes des exportations d’armement, les principaux importateurs étant l’Inde, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, la Chine, l’Egypte, le Pakistan, Israël, la Syrie, le Venezuela, l’Algérie.
 875 millions d’armes légères et de petit calibre circuleraient dans le monde, dont près de 100 millions d’AK-47 et de modèles dérivés. 90 % des armes issues du trafic sont, au départ, produites et commercialisées en toute légalité, avant d’entrer dans la sphère illicite du fait des faiblesses des systèmes de contrôle en vigueur, selon Amnesty International.
 Selon l’ONU, la réparation des dommages causés par le crime et la violence – estimés à 400 milliards de dollars annuels, et souvent causés indirectement par les transferts illégaux d’armes et de munitions – dépasse de beaucoup les profits financiers des ventes d’armes (à lui seul, par exemple, le coût des opérations de maintien de la paix des Nations Unies revient à 7 milliards de dollars par an).
 Le secteur de l’industrie de la défense en Europe emploie 400 000 personnes, avec un chiffre d’affaires de 90 milliards d’euros en 2010. Les transferts intra-européens de produits de défense s’élèvent à 9 milliards d’euros pour lesquels les États membres ont délivré 21 533 licences.

Opération déminage

Selon l’ONU, qui a cherché à « déminer » le terrain en vue d’arriver à un accord acceptable par toutes les parties, il s’agirait simplement à New York d’instaurer un champ global d’échanges respectant les mêmes règles, ce qui devrait contribuer à la sûreté et la sécurité de tous. Faute de mieux, le contrôle de ces règles incomberait aux États eux-mêmes, qui devront tenir un registre des transactions.

Mais, assure l’organisation, le futur traité international sur le commerce des armes n’aura pas d’incidence sur les échanges d’armes à l’intérieur des pays, et sur la manière dont ces pays en organisent la possession par des civils. Le TCA n’a pas non plus pour but de bannir ou interdire les exportations de tout type d’armement, ni de s’en prendre au droit légitime des pays à l’autodéfense, ou encore d’abaisser le standard de régulation du commerce des armes dans les pays où ce standard a déjà atteint un niveau élevé.

Cette dernière allusion concerne notamment les pays européens, qui se drapent dans leur dignité depuis l’adoption en 2008 au sein de l’UE d’une « Position commune » imposant le respect de huit critères pour l’évaluation des demandes d’exportation d’armement (respect par le pays importateur des traités internationaux et des droits humains, préservation de la paix régionale, risque éventuel de détournement ou de réexportation jugée dangereuse, compatibilité avec les moyens techniques et économiques du pays importateur…).

Des critères en principe bien plus restrictifs que ceux qui pourront être retenus pour l’adoption du TCA à New-York, mais dont l’application est sujette à des interprétations divergentes. En outre, huit Etats sont en retard dans la transposition dans leur législation nationale de la directive européenne sur les transferts de produits liés à la défense, qui devait entrer en application le 30 juin dernier…

Marchandage final

L’enjeu de cette négociation, pour l’Europe, serait de « mettre sur un pied d’égalité le secteur de l’armement européen avec celui d’autres régions qui ne bénéficient pas d’un contrôle aussi serré, notamment les Etats-Unis et la Russie », comme l’explique le site Bruxelles2 qui cite Fabrizzio Della Piazza, en charge de la question au service extérieur de l’Union, pour qui « il est probable qu’entre Etats membres on doive s’accorder sur des critères moins stricts » que ceux existant dans l’UE.

Pour Amnesty, Brian Wood met d’ailleurs en garde contre l’établissement d’objectifs irréalistes, tels que l’interdiction pure et simple des exportations d’armes, qui susciteraient des débats insolubles et retarderaient d’autant l’adoption de mesures pratiques. Il craint cependant un affaiblissement du texte dans le marchandage final, règle du consensus oblige. Mais si tout va bien, estime-t-il, le traité pourrait entrer en vigueur à la fin de l’année prochaine, après ratification par une soixantaine de pays.

Les ONG, qui sont dans le viseur d’une industrie de l’armement peu désireuse d’être trop étroitement encadrée, restent bien sûr vigilantes. Ce sont elles qui, depuis les années 1990, pressent leurs gouvernements d’agir, avec le soutien du Bureau des Nations unies pour les affaires de désarmement.

C’est le cas aussi, dans le monde francophone, du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) basé à Bruxelles, qui a publié – notamment en 2009 et 2010 – une série de rapports éclairants sur ces questions : l’Union européenne et les armes légères, le contrôle du courtage des armes, le contrôle du transport aérien des armes légères, la gestion des frontières terrestres et le trafic des armes légères, etc.

Philippe Leymarie

(1Le Small Arms Survey est un projet de recherche indépendant, à l’initiative de l’Institut supérieur d’études internationales et de développement de Genève.

Partager cet article