En kiosques : mars 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Jeux olympiques : Munich, quarante ans après

par Alain Gresh, 25 juillet 2012

Le 5 septembre 1972, alors que les Jeux olympiques se déroulent à Munich, un commando palestinien se réclamant de Septembre noir s’introduit dans le dortoir de la délégation israélienne et s’empare de neuf personnes — deux Israéliens sont tués au moment de la prise d’otage. Il demande la libération de plus de deux cents Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes. Après de longues négociations, les autorités acceptent de laisser partir le commando et ses otages, en mettant à sa disposition un avion. Puis, dans une opération mal coordonnée, la police allemande essaie d’abattre les membres du commando, dont cinq (sur huit) seront tués. Mais les onze otages le seront également.

L’organisation Septembre noir a été créée au lendemain des massacres par l’armée jordanienne de la résistance palestinienne stationnée dans le royaume (1970-1971). Dans un livre de conversations avec le journaliste Eric Rouleau (Palestinien sans patrie, éditions Fayolle, 1978), Abou Iyad (Salah Khalaf), l’un des principaux dirigeants du Fatah de Yasser Arafat, tout en niant que son organisation ait mis sur pied Septembre noir, donne des détails qui plaident pour le contraire. Il explique : « L’organisation a agi en auxiliaire de la Résistance, à un moment où cette dernière n’était plus en mesure d’assurer pleinement ses tâches politiques et militaires. (...) Ses membres traduisaient bien les profonds sentiments de frustration et d’indignation qui animaient tout le peuple palestinien face aux tueries de Jordanie et aux complicités qui les auront rendues possibles. » L’organisation Septembre noir disparaîtra après la guerre d’octobre 1973, alors que l’OLP essaie de s’insérer dans le jeu diplomatique et politique.

Si cette action suscita une large condamnation, elle provoqua des réactions positives dans les populations du monde arabe, pour des raisons qu’expliquait à l’époque Samir Frangié, un intellectuel libanais rallié au combat palestinien (et devenu, depuis, un partisan de la coalition du 14 mars, dirigée par Saad Hariri : on lira « Voyage au bout de la violence : Pour un avenir de paix au Liban et dans le monde arabe », Actes Sud, 2012).

Cet article est extrait du DVD-ROM du Monde diplomatique (1954-2011), qui regroupe tous les articles publiés par le mensuel.

Avant de laisser la place à l’article, et sachant que cet envoi va susciter de nombreuses questions sur la violence, le terrorisme, etc., je voudrais renvoyer à l’un des premiers textes parus sur ce blog : « Terrorisme ».

Le Proche-Orient après Munich
Tournant dans l’activité de la résistance palestinienne ?

Dans un article qui traduit l’état d’esprit de la population arabe au lendemain de l’opération de Munich, Samir Frangié, qui vit à Beyrouth, analyse la signification de cet attentat pour la résistance palestinienne.

Par Samir Frangié, octobre 1972

L’apparition, sur la scène palestinienne, d’organisations terroristes telles que Septembre noir marque une nouvelle étape dans la lutte que mène le peuple palestinien pour sa libération nationale. Si la défaite de juin 1967 a mis fin aux pratiques « légalistes » de l’Organisation de libération de la Palestine (O.L.P.) de M. Choukeyri et permis l’éclosion d’un mouvement de masse armé, incarné dans les multiples organisations de fedayin qui se sont développées après 1967, les massacres de septembre 1970 en Jordanie et la répression systématique à laquelle a été soumise la résistance palestinienne dans les pays arabes d’ « accueil » ont entraîné, à leur tour, l’apparition de nouvelles formes de lutte adaptées à la situation ainsi créée.

Cette évolution dans les formes de lutte n’est pas uniquement fonction des événements ; elle correspond à des niveaux différents dans le processus de prise en main par le peuple palestinien de son propre destin. C’est ainsi qu’avant 1967, les Palestiniens, prisonniers des idéaux du nassérisme, qui représentait pour eux le symbole de la libération de l’homme arabe, avaient placé tous leurs espoirs dans les régimes « progressistes », se contentant, à travers l’O.L.P. et sa branche militaire, l’armée de libération palestinienne, de jouer le rôle de force d’appoint dans la bataille contre Israël.

L’incapacité des régimes arabes à mener à terme la lutte pour la libération nationale allait imposer au peuple palestinien la nécessité de se doter d’organismes de combat autonomes. L’apparition de la résistance a concrétisé, dans la pratique, cette nouvelle prise de conscience. Mais, du même coup, elle a hâté le développement de la contradiction latente qui, depuis 1967, opposait le peuple palestinien aux régimes arabes et que les massacres de septembre 1970 et de juillet 1971, en Jordanie, ont permis à ces derniers de résoudre à leur profit. Les massacres ont engendré, au sein de la résistance, une crise d’autant plus aiguë que le mouvement palestinien, dans son ensemble, ne s’était reconnu jusqu’alors qu’un seul ennemi, Israël.

Cette crise, qui a affecté, par voie de conséquence, l’ensemble du mouvement révolutionnaire arabe, a pris de court la résistance, qui a été incapable de définir une stratégie nouvelle ou même de tirer un bilan critique de son expérience, qui s’étale pourtant sur plusieurs années. Or cette expérience a été partiellement un échec, dans la mesure où la résistance devait, après avoir annoncé le processus de révolution parmi le peuple palestinien, servir de détonateur aux contradictions dans le monde arabe et opérer, par la suite, sa jonction avec le mouvement révolutionnaire issu de l’éclatement de ces contradictions.

C’est pour libérer les énergies palestiniennes et arabes, bloquées par cette crise de la résistance, que le recours au terrorisme s’est imposé aux militants de Septembre noir comme moyen de briser, dans la pratique, les barrières idéologiques et politiques dressées sur la voie d’une véritable prise de conscience révolutionnaire.

Ainsi, en assassinant au Caire, en septembre 1971, l’ancien premier ministre jordanien, M. Wasfi Tall, qui participait aux réunions du conseil de défense arabe, chargé d’élaborer une stratégie commune contre Israël, les commandos de Septembre noir ont réalisé plus qu’une simple vengeance contre un des principaux responsables des tueries d’Amman ; ils ont montré que l’ « unité des rangs face à l’ennemi sioniste » n’était en réalité qu’une mystification destinée à maintenir la cohésion interne des régimes arabes, et ont obligé d’autre part les dirigeants égyptiens à mettre un terme au rapprochement en cours avec la Jordanie.

Un tel acte a eu une portée considérable sur les masses palestiniennes et arabes. C’est d’ailleurs sur le thème de la libération des quatre commandos responsables de l’assassinat de M. Tall que devait s’amorcer, deux mois plus tard, la révolte des étudiants égyptiens.

L’opération de Munich devait avoir des répercussions plus importantes, dans la mesure où elle a mis les commandos de Septembre noir directement aux prises avec les Israéliens. Pendant vingt-quatre heures, les masses arabes, profondément traumatisées par l’échec de la tentative de détournement de l’avion de la Sabena en mai 1972 et par les commentaires suscités en Israël, ont vécu dans l’angoisse. Et quand la nouvelle de la mort des otages israéliens a été connue, une explosion de joie a secoué le monde arabe. A Damas, les gens se félicitaient dans la rue du succès de l’opération. A Tripoli, dans le nord du Liban, une collecte de fonds, organisée en faveur de la résistance, a permis de ramasser des sommes d’argent considérables. Septembre noir venait de porter un coup au mythe de l’invincibilité d’Israël, savamment entretenu par les théoriciens des régimes arabes et qui représentait certainement un des blocages idéologiques les plus forts au niveau des masses.

Au Liban, le mouvement d’appui à la résistance, qui, après septembre 1970, avait perdu son audience auprès des masses, a connu, depuis l’opération de Munich, un développement extraordinaire qui devait lui permettre, au cours de la crise qui a opposé l’armée libanaise aux fedayin à la suite de l’agression israélienne du 16 septembre, d’assurer un soutien effectif à la résistance. L’action des commandos de Septembre noir allait, sur le plan arabe, avoir des retombées encore plus considérables. Intervenant peu de temps après l’expulsion des experts et des conseillers soviétiques d’Egypte, elle a porté un coup sévère aux efforts déployés par les dirigeants du Caire pour associer l’Europe occidentale à la recherche d’une solution pacifique au Proche-Orient. Le rapprochement amorcé avec la République fédérale d’Allemagne a été provisoirement stoppé et toute la politique ouest-allemande dans la région, qui avait été marquée, ces derniers temps, par des succès non négligeables, a été compromise.

La campagne anti-arabe, qui s’est développée en Occident après l’opération de Munich, a eu pour autre conséquence de détruire le mythe de la neutralité européenne dans le conflit du Proche-Orient et d’obliger les Etats-Unis, en usant de leur droit de veto au Conseil de sécurité, à prendre officiellement position contre leurs alliés arabes.

Mais c’est en Israël que le coup des commandos palestiniens allait avoir les conséquences les plus importantes. Prisonniers de la dialectique de la violence qu’ils ont imposée au monde arabe, et à laquelle Septembre noir échappe du fait même de sa clandestinité, les dirigeants israéliens ont réagi en lançant des raids de représailles contre la Syrie et le Liban. Ces raids, qui avaient sans doute pour objectif de « punir » la population civile et les réfugiés palestiniens établis dans ces deux pays, n’ont provoqué, contrairement aux précédentes attaques lancées par Israël, aucune réaction populaire hostile aux fedayin.

Le seul résultat de ces opérations « punitives » a été d’obliger l’Egypte, partenaire de la Syrie au sein de la Fédération tripartite, à mettre une sourdine à toutes ses ouvertures de paix et à proclamer officiellement son intention de prêter main-forte à l’armée syrienne en cas de nouvelle agression. Les dirigeants du Caire ont dit, eux aussi, céder à la pression d’une opinion publique mobilisée par Septembre noir.

Pour la première fois depuis 1967, la machine de guerre israélienne marque le pas. En brisant les régimes arabes et en les acculant à la capitulation, Israël a libéré les potentialités contenues des masses arabes, dont les capacités de résistance paraissent illimitées. Jamais peut-être les dirigeants de Tel-Aviv n’ont été plus éloignés de la paix. S’ils ont pu obtenir du roi Hussein qu’il envoie des messages de condoléances aux victimes de Munich, ils ont par contre perdu leur emprise idéologique sur les masses arabes, et il y a tout lieu de croire que les « opérations de police » qu’ils lanceront dans l’avenir ne pourront plus rétablir les rapports de soumission résignée qui prévalaient depuis leur spectaculaire victoire militaire de juin 1967. Bien au contraire, dans les camps du Liban et de Syrie, les réfugiés palestiniens sont prêts à tout. Victimes depuis 1948 d’une répression systématique de la part des classes dirigeantes des palis d’ « accueil », les réfugiés, parqués dans des camps, ont été maintenus hors de tout processus de production, vivant de la charité des grandes nations. Soumis partout à des régimes d’exception, ils ont été constamment tenus, par la mise en place de rapports de chauvinisme et de racisme. à l’écart des autres peuples arabes.

Le développement de la résistance devait leur permettre en 1968 de « libérer » les camps et de mettre ainsi fin, en grande partie, à la répression qui s’exerçait contre eux. Or ce sont ces acquis qui sont aujourd’hui remis en question, car la liquidation de la résistance signifierait nécessairement le retour à la période antérieure à 1968. Le choix dès lors n’est plus possible et les tentatives déployées pour mettre un terme aux activités de la résistance et « mater » les réfugiés sont vaines : la prise en main par les Palestiniens de leur propre destin semble bien constituer un processus irréversible, dont les formes d’expression sont infiniment variées.

Alain Gresh

Partager cet article