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« Charlie Hebdo », la liberté d’expression et l’islamophobie

par Alain Gresh, 20 septembre 2012

Dans un éditorial du Figaro (19 septembre), « Islamisme : le devoir de réagir » (accessible aux abonnés), Yves Thréard conclut par ces mots : « les pouvoirs publics doivent interdire [les prochaines manifestations], s’interposer, condamner leurs instigateurs », avant de lancer son cocorico : « La France ne peut se laisser marcher sur les pieds. » Et le quotidien titre sur trois colonnes à la « une » : « Les islamistes veulent encore manifester à Paris. »

Paradoxalement, les mêmes qui se mobilisent pour la liberté de la presse et pour Charlie Hebdo appellent à interdire les manifestations des « islamistes ». Rappelons que le petit rassemblement tenu devant l’ambassade des Etats-Unis a regroupé à peine deux cents personnes, pour la plupart de jeunes Français qui ont fini au poste ; qu’il n’y a eu aucune violence. C’est vrai, il n’était pas autorisé. Mais est-ce si grave, au point de justifier ce déferlement médiatique ? N’y a-t-il jamais eu en France des manifestations non autorisées d’ouvriers en grève ou de porteurs de multiples revendications ? Je confesse que ma première manifestation non autorisée a eu lieu en 1965 devant l’ambassade des Etats-Unis justement, sur cette même place de la Concorde, contre les bombardements américains sur le Nord-Vietnam. Elle m’a valu un coup de matraque et m’a coûté une paire de lunettes…

Mais, bien sûr, dans ce cas il s’agit d’« islamistes », terme assez vague pour englober les Frères musulmans et les salafistes, le Hezbollah et Al-Qaida. « Ils » sont donc coupables parce qu’ils sont islamistes, clament ceux-là même qui défendent la liberté d’expression, le blasphème et toute idée iconoclaste. Il est vrai que ces islamistes « menacent Paris d’une nouvelle manifestation », toujours selon Le Figaro. Et le droit de manifester ?

Décidément, la liberté d’expression et de manifestation est à géométrie variable. Charlie Hebdo, qui s’en réclame pour publier de nouvelles caricatures (quel courage !), a viré un de ses dessinateurs vedettes, Siné, sur des accusations mensongères d’antisémitisme. On peut retrouver le dossier dans « Affaire Siné : les points de vue de Charb et Cavanna, historiques de “Charlie Hebdo” » (Le Nouvel Observateur, 27 juillet 2008). Et lire, en particulier, les pitoyables arguments de Charb pour expliquer et justifier le licenciement de Siné.

Ivan Rioufol, dont les chroniques dans Le Figaro et sur son blog sont une défense et illustration des thèmes de l’extrême droite anti-immigrés et islamophobe, explique dans son dernier opus du 19 septembre pourquoi « “Charlie Hebdo” sauve l’honneur de la presse ». Pourtant, même en acceptant l’idée que l’islamisme (au singulier) est une idéologie totalitaire, faut-il interdire « les démonstrations de force, comme celle qui s’annonce sur le Net pour samedi à Paris en défense du Prophète » ? Et pourquoi laisse-t-on un parti comme le Front national, bien plus influent que les quelques groupes radicaux islamistes, s’exprimer librement et sans contrainte ? Qui menace vraiment la démocratie ?

Pour éviter tout procès d’intention, je tiens à dire que l’on ne saurait tolérer des menaces contre quelqu’un qui a usé de la liberté d’expression, même à mauvais escient. Les lois protègent ce droit et il n’est pas question d’accepter leur remise en cause. Même les imbéciles ont droit à la parole…

Mais laissons là l’hypocrisie d’une droite et d’une gauche qui agitent le chiffon rouge de l’islamisme depuis des années à longueur de déclarations et de colonnes de journaux, mais qui n’expliquent pas comment les quelques millions de musulmans (trois, quatre, cinq ; personne ne sait vraiment, parce que personne ne sait définir un « musulman ») pourraient menacer la République, eux qui sont ostracisés, dont une fraction est reléguée dans de lointaines banlieues, qui sont en plus profondément divisés (socialement, politiquement et même religieusement). Dans un pays qui connaît un chômage et une pauvreté de masse, où le gouvernement socialiste accepte les politiques d’austérité, où les riches s’enrichissent, comme il est commode de retourner la colère populaire contre ces gueux, qui ne sont même pas de « vrais » Français. Rappelons que la première mesure prise par la nouvelle majorité socialiste du Sénat avait été une loi contre les nounous voilées...

Le tollé autour de Charlie Hebdo est bien sûr une autre diversion, mais peut-on laisser sans réponse ce type d’attaques ?

Imaginons, en 1931 en Allemagne, en pleine montée de l’antisémitisme, un hebdomadaire de gauche faisant un numéro spécial sur le judaïsme (la religion) et expliquant à longueur de colonnes, sans aucune connotation antisémite, que le judaïsme était rétrograde, que la Bible était un texte d’apologie de la violence, du génocide, de la lapidation, que les juifs religieux portaient de drôles de tenues, des signes religieux visibles, etc. Evidemment, on n’aurait pas pu dissocier cette publication du contexte politique allemand et de la montée du nazisme, et écarter d’un revers de main, comme le fait Charb dans Libération du 20 septembre, les conséquences de telles prises de position.

Nous vivons en Europe la montée de forces nationalistes, de partis, dont l’axe de bataille n’est plus, comme dans les années 1930, l’antisémitisme, mais bien l’islamophobie. Un climat malsain s’est installé et les idées hostiles à l’immigration et particulièrement aux musulmans se répandent dans les formations de droite comme de gauche. Notre ministre de l’intérieur Manuel Valls ne se différencie que peu de son prédécesseur. Bien sûr, tout cela ne prouve pas que l’on est à la veille de la prise de pouvoir du fascisme, et en dehors de quelques illuminés (comme Breivik), personne ne réclame un génocide des musulmans. Mais peut-on faire comme si ces forces n’existaient pas ? Peut-on reprendre le discours et les propositions de ces groupes, accepter le terrain sur lequel ils se placent, sans risques sérieux ?

Je reviendrai dans un autre billet sur la dimension internationale de cette crise.

Reprise de l’Université populaire sur le monde arabe et musulman

Révolutions, révoltes... deux ans après

Samedi 6 octobre 2012 à Paris, bilan provisoire du « printemps arabe ». Programme :

 Séance 1 (10h30-12h30)
« Révolutions arabes : d’où vient-on, où en est-on, où va-t-on ? », avec Gilbert Achcar, Professor of Development Studies and International Relations, SOAS, Université de Londres.

 Séance 2 (14h-16h)
« Interventionnisme ou attentisme des puissances occidentales ? », avec Alain Gresh, journaliste au Monde diplomatique et animateur du blog Nouvelles d’Orient.

 Séance 3 (16h15-18h15) « Où en est la Syrie ? », avec Bassma Kodmani, directrice de l’Arab Reform Initiative et ancienne membre du Conseil national syrien (CNS).

Contact et inscription : universite-populaire@iremmo.org

Alain Gresh

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