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Mo Yan, un Prix Nobel aux deux visages

par Martine Bulard, 12 octobre 2012

Voilà enfin un prix Nobel qui fera plaisir aux autorités chinoises — ou qui, à tout le moins, ne les mettra pas en colère. L’écrivain Mo Yan n’est pas un suppôt du pouvoir, mais il ne figure pas non plus parmi les dissidents. Il vit en Chine, où tous ses livres sont publiés — ce qui est somme toute assez rare. Le précédent prix Nobel de littérature d’origine chinoise, Gao Xingjian, avait déjà pris la nationalité française quand il fut distingué en 2000, et il est toujours ignoré dans son ex-pays. Quant à l’autre prix Nobel — celui de la paix —, il fut attribué il y a deux ans au dissident Liu Xiaobo, toujours en prison pour délit d’opinion. Pékin était alors rentré dans une colère noire (1).

Cette fois, dès la nouvelle connue, l’agence officielle Xinhua a donné l’information et rendu hommage à l’écrivain, sans aucune réserve. Cela ne veut pas dire que Mo Yan n’a pas un regard critique sur la société et le pouvoir, mais il sait naviguer entre les interdits, cachant par la fable onirique, l’humour et un style débordant sa dénonciation des tares du système.

Il ne cause pas, mais il écrit

Né en 1955 dans une famille paysanne de la province de Shandong (dans le nord-est de la Chine), Mo Yan, de son vrai nom Guan Moye, a connu, à l’instar de plupart des jeunes Chinois, les folies de la Révolution culturelle (à partir de 1966). C’est à cette époque, raconte-t-il volontiers, que ses parents lui ont appris à ne jamais parler à l’extérieur de la maison : trop dangereux. Ce conseil est d’ailleurs à l’origine de son pseudonyme d’auteur, puisque Mo Yan signifie « ne pas parler » en chinois. Il ne cause pas, mais il écrit — beaucoup, unissant « avec un réalisme hallucinatoire, imagination et réalité, perspective historique et sociale », comme l’a résumé l’Académie suédoise pour expliquer son choix.

Sans doute sa première œuvre connue en France est-elle le Clan du Sorgho (traduit par Pascale Guinot et Sylvie Gentil, Actes Sud, 1993), porté à l’écran par le cinéaste Zhang Yimou sous le titre Le Sorgho rouge. Le film obtiendra un Ours d’or au festival de Berlin en 1988. Il y raconte à la fois l’émancipation d’une jeune fille (la jeune actrice Gong Li) contrainte de se marier à un vieux lépreux riche et le soulèvement d’un village lors de l’invasion japonaise à la fin des années 1930.

Ses premiers ennuis viendront quelques années plus tard, en 1995, avec la publication d’une vaste fresque intitulée Beaux seins, belles fesses. Les enfants de la famille Shangguan (traduction Noël et Liliane Dutrait, Seuil, 2005). Accroché au sein de sa mère auquel il voue un amour immodéré, le seul garçon d’une famille de neuf enfants nous fait vivre le quotidien d’un village de campagne aux prises avec l’invasion allemande, puis l’occupation japonaise, la guerre civile entre les troupes du Guomindang (qui s’enfuiront à Taïwan après leur défaite) et celles de Mao Zedong, et enfin les débuts du capitalisme débridé. Le pouvoir lui demandera alors de couper certains passages mettant sur le même pied troupes nationalistes et troupes communistes ou jugés trop érotiques. Il faudra attendre 2008 pour que le roman soit intégralement publié en chinois.

Des histoires d’enfants engloutis

S’il fait toujours appel aux légendes et à l’histoire, Mo Yan ne vit pas dans une bulle. Il dénonce les tares de la société chinoise contemporaine, et notamment la corruption des dirigeants, sans se départir de son humour, de ses inventions hallucinantes, de sa verve. A preuve, l’un de ses plus grands romans, Le Pays de l’alcool (Seuil, 2000) : une parodie de roman policier, sur fond de trafic d’enfants dans une ville minière sombre à souhait, tout juste égayée par un très sérieux laboratoire de recherche scientifique en vins et spiritueux. Une histoire abracadabrantesque où les cadres communistes s’empiffrent et s’enivrent à mort — condition indispensable de l’ascension au sein du Parti. On pourrait encore citer Le maître a de plus en plus d’humour (Seuil, 2000), sur les activités saugrenues d’un vieux travailleur licencié d’un grand groupe, ou encore Quarante et Un Coups de canon (Seuil, 2008), sur l’argent-roi dans la Chine d’aujourd’hui...

Contesté chez les intellectuels chinois

Dans les milieux intellectuels chinois, Mo Yan ne fait pas l’unanimité. L’été dernier, il a fait l’objet d’attaques publiques pour avoir dans sa jeunesse recopié de sa main un discours de Mao Zedong. Il n’y avait pourtant là rien d’extraordinaire pour l’époque, surtout de la part d’un tout jeune écrivain attaché à l’armée (ce qu’il fut jusqu’en 1997).

« Il est quand même du côté du pouvoir », assure une personnalité du monde des arts de Shanghaï. Certains lui reprochent de ne pas utiliser sa notoriété pour protester contre la censure, même s’il a soutenu Gao Xingjiang lors de son couronnement par le prix Nobel de littérature. Lors d’une conférence de presse vendredi dernier, il a publiquement souhaité que le dissident Liu Xiaobo puisse sortir de prison — propos non repris par la presse officielle. « Un écrivain doit exprimer ses critiques et son indignation à propos de la face sombre de la société et de la laideur de l’âme humaine, affirme-t-il. Certains le font en criant dans la rue, mais nous devons accepter que d’autres restent chez eux et utilisent la littérature pour faire connaître leur opinion (2). »

Ses critiques sont dans ses livres. Et le seul titre que revendique Mo Yan est celui d’écrivain : « Je ne suis le porte-parole de personne. Je réclame l’indépendance de mes héros tout comme j’exige la mienne (3). » Cela vaut à Pékin comme à Paris.

Martine Bulard

(1Lire le portrait de Liu Xiaobo dans « Chine, état critique », Manière de voir, n° 123, juin-juillet 2012, ainsi que « Liu Xiaobo, premier Prix Nobel chinois », Planète Asie, 12 octobre 2012.

(2Rapporté par Andrew Jacobs, « Novelist in China is awarded Nobel », International Herald Tribune, 12 octobre 2012.

(3Interview par Dominique Bari, L’Humanité, 18 mars 2004.

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