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« Dans les coulisses du Proche-Orient », un témoignage majeur

par Alain Gresh, 31 octobre 2012

Eric Rouleau a été, pendant des décennies, le plus illustre journaliste français sur le Proche-Orient. Il a couvert les guerres de 1967 et de 1973, a rencontré Gamal Abdel Nasser, Anouar El-Sadate, le roi Hussein de Jordanie, Yasser Arafat, David Ben Gourion, Moshe Dayan, Itzhak Rabin, Shimon Peres et tous les dirigeants qui ont compté dans l’histoire de cette région. Il s’est très tôt lié à Mustafa Barzani, le leader kurde irakien, et sera toujours sensible aux revendications de ce peuple.

Le livre qu’il publie aujourd’hui Dans les coulisses du Proche-Orient (1952-2012) (Fayard, 440 pages, 22 euros) est un témoignage majeur sur l’histoire de la région, notamment sur le tournant de la guerre de juin 1967 et ses conséquences à long terme. Pour tous ceux qui veulent comprendre, ce témoignage constitue une introduction claire et lumineuse à l’histoire contemporaine de cet Orient que l’on prétend si compliqué. Pour les jeunes, ce sera une découverte, pour les autres, une plongée dans des souvenirs parfois oubliés.

L’ouvrage, œuvre d’un journaliste qui a suivi au jour le jour la chronique de la région, contient de nombreuses révélations. Parmi d’autres, la manière dont les militaires israéliens, par un quasi coup d’Etat, ont imposé à leur gouvernement le déclenchement de la guerre contre l’Egypte le 5 juin 1967. Rouleau raconte aussi la mort de Nasser, la prise de pouvoir par Sadate et la façon dont ce dernier allait s’appuyer sur les Frères musulmans pour combattre la gauche et les marxistes.

Futur diplomate, Rouleau ne limita pas son rôle à celui d’observateur. A la fin des années 1960, il tenta, sans succès, d’organiser la visite de Nahum Goldman, ancien président du Congrès juif mondial au Caire. Ce dernier avait été invité par Nasser, mais le gouvernement israélien refusa de lui donner son feu vert. Les dirigeants israéliens n’ont jamais raté une occasion de rater une occasion de faire la paix...

J’ai écrit la préface de ce livre, dont voici quelques extraits :

« Exilé d’Egypte au début 1952, Elie Raffoul, qui deviendra Eric Rouleau, débarque à vingt-quatre ans, muni d’un léger bagage et d’une lourde expérience. Un an de chômage ne le décourage pas et il finit par trouver une place au service des écoutes arabes de l’AFP : à l’époque, les journaux ont peu de correspondants à l’étranger et peu de moyens de savoir ce qui s’y passe. Il faut donc se brancher sur les radios locales pour être tenu informé.

En octobre 1954, il arrache son premier scoop : il annonce que le président égyptien Gamal Abdel Nasser a échappé à un attentat imputé aux Frères musulmans. En 1955, il commence à collaborer au Monde, et c’est encore une fois l’Égypte et la crise qui se noue entre Nasser et l’Occident qui lui donne l’occasion de signer son premier papier en Une : “‘Le barrage d’Assouan sera quand même construit’, assure-t-on au Caire.” (Le Monde daté du 22-23 juillet 1956). Quelques jours plus tard, le 26 juillet au soir, il écoute pour l’AFP le discours de Nasser qui annonce, dans un énorme éclat de rire, surpris peut-être de sa propre audace, la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez, afin de financer la construction du haut barrage d’Assouan puisque les bailleurs occidentaux ne l’ont pas suivi. La direction de l’Agence, interloquée par une telle nouvelle – Nasser ne peut tout de même pas « oser » –, retient un temps l’information et ne se décide à la diffuser que quand la concurrence commence à le faire. »

(...)

« Il est aussi, signe du flair du bon journaliste, à chaque moment, au rendez- vous de l’histoire : au Caire en juin 1967, lors de l’attaque israélienne ; à Amman en 1970, pendant les massacres des Palestiniens par l’armée jordanienne ; au Caire à nouveau, le 28 septembre 1970, le jour où meurt, de manière totalement inattendue, le président Nasser ; à Nicosie en 1974, lors de la tentative de coup d’État contre le président, Mgr Makarios (la Chypre et la Grèce ont longtemps fait partie de son “empire” au Monde, dans une conception très britannique du Middle East, qui englobe la Grèce, Chypre et la Turquie dans un même ensemble).

Éric Rouleau est souvent reçu avec des honneurs exceptionnels, s’installant dans les plus grands hôtels où les responsables font antichambre pour le rencontrer, pour se confier, pour lui révéler leurs vérités, ce qui n’est pas sans attiser la jalousie de certains de ses confrères.

Un seul pays déroge à cette règle : Israël. Bien sûr, il a pu, comme il l’évoque ici, interviewer David Ben Gourion et Golda Meir, Moshe Dayan, Itzhak Rabin et Shimon Pérès. Mais Menahem Begin, le leader de la droite, le dénonce comme “un agent égyptien”, une opinion que partagerait l’establishment. À Paris, se souvient Jean Gueyras, “il était harcelé par l’ambassade d’Israël à travers des lettres quotidiennes de ‘lecteurs indignés’ adressées au directeur du Monde”. Pour les dirigeants de “l’État juif”, dans les années 1970, Éric est plus qu’un ennemi, un traître, habité par “la haine de soi”. Ils ne peuvent comprendre que, au contraire, l’homme est porteur d’une tradition juive que eux cherchent à enterrer, celle qui rejette le nationalisme étroit, celle qui est solidaire de tous les opprimés. Un de ses amis, Chehata Haroun, avocat juif égyptien qui a refusé de quitter l’Égypte jusqu’à sa mort, a fait inscrire sur sa tombe en guise d’épitaphe :

“Je suis Noir lorsque les Noirs sont opprimés.
Je suis juif lorsque les juifs sont opprimés
Je suis Palestinien lorsque les Palestiniens sont opprimés.”

Éric aime raconter son “retour” dans la maison natale, à Héliopolis, à la fin des années 1960. Avec sa femme Rosy, il sonne à la porte et est gentiment accueilli par les occupants, à qui il conte son histoire. Interloqué, il les voit éclater de rire : ce sont des Palestiniens qui occupent son domicile, et l’ironie de la situation leur saute tous aux yeux. Il se liera d’amitié avec ces déracinés, sans demeure et sans patrie, dont il se sent le voisin. »

Alain Gresh

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