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Sauver la presse ou rétablir l’impôt

Taxer Google, oui, mais pour quoi faire

par Philippe Rivière, 6 novembre 2012

Le concours Lépine des idées pour « sauver la presse » se poursuit, avec la mise en avant récente, à la « une » de certains journaux, d’une proposition de taxe spécifique sur Google. Une proposition qui s’accompagne d’une mise en garde : refuser de négocier avec la presse reviendrait rien moins qu’à provoquer « la France » (1).

Rencontrant le président de la République François Hollande, le président du conseil d’administration de Google Eric Schmidt s’est vu sommé de trouver un arrangement avec ces journaux, faute de quoi le gouvernement envisagerait un projet de loi, proposé par l’Association de la presse d’information politique et générale — tout juste créée —, visant ni plus ni moins qu’à interdire les liens hypertextes non autorisés vers les articles de presse, par la création d’un « droit voisin » complémentaire au droit d’auteur (2).

L’outrance de l’attitude de ces patrons de presse n’a certes d’égale que la fortune qu’amasse dans ses coffres le moteur de recherche, en siphonnant la publicité qui alimentait autrefois une partie de ces journaux (mais aussi la télévision, la radio, etc.). L’abondance d’informations sur Internet, la diversité des sources et la possibilité pour chaque internaute de se constituer des flux correspondant à ses centres d’intérêt, conduit les lecteurs à se détourner des kiosques à journaux, et, progressivement, à s’informer de plus en plus souvent sur leur ordinateur ou leur smartphone. Et les annonceurs se tournent désormais massivement vers le Web et les « nouveaux médias », un secteur où la multinationale de Mountain View bénéficie d’une position confortable, pour avoir su installer de la publicité sur l’ensemble des sites Internet, des sites professionnels aux blogs les plus obscurs.

Il ne fait aucun doute que l’explosion des usages d’Internet fait mal à l’économie traditionnellement fragile de la presse ; comme d’autres secteurs — le disque, le livre, la vente par correspondance —, elle voit son modèle de financement se dérober sous ses pieds, et peine globalement à en inventer un autre, même si les initiatives remarquables ne manquent pas. Mais est-il pour autant légitime de prétendre, au nom de ces difficultés, « casser Internet » ? Interdire ce qui en fait la richesse et le fonctionnement-même, le lien hypertexte, c’est-à-dire l’outil qui permet à tout un chacun de citer, sourcer, référencer de l’information ? Les titres de presse et les rédactions sont divisés, tiraillés entre l’envie d’être lus et partagés, et la nécessité de rester à flot sur le plan économique. Et cela ne concerne pas que la France : des propositions similaires ont déjà été lancées en Allemagne (3) et au Royaume-Uni (4).

Google a beau jeu de dénoncer la duplicité de journaux qui, d’un côté, dénoncent le fait d’être indexés sans contrepartie, et, de l’autre, travaillent dur à optimiser leur « référencement » pour remonter artificiellement dans les classements des mêmes moteurs de recherche ; et d’expliquer qu’il est techniquement élémentaire pour chaque journal d’interdire, s’il le souhaite, l’indexation par ses robots. Les journaux brésiliens, qui ont collectivement tenté ce pari, n’auraient ainsi perdu que 5 % de leur trafic (5).

Ces patrons de presse qui aujourd’hui rêvent de « partager la valeur » accumulée par Google n’ont jamais eu pour le Web beaucoup de tendresse : à leurs yeux, tenir un blog est presque méprisable, discuter d’une actualité relève de la rumeur, et l’encyclopédie collaborative Wikipédia est forcément « peu fiable ». Leur amour de la communication électronique s’est éteint avec le Minitel, notamment pour ceux qui engrangèrent des fortunes avec des services de messagerie rose... Ainsi pour le directeur du Nouvel Observateur, « les accusations les plus folles, protégées par le vide juridique qui préside au fonctionnement de la Toile, peuvent circuler librement, détruisant les réputations, accréditant les visions les plus complotistes de l’histoire, faisant, en tout état de cause, le jeu des extrêmes et des adversaires de la démocratie », tandis que, de leur côté, « les médias corrigent le plus souvent les erreurs factuelles dont ils se rendent coupables et [...], dans beaucoup de cas, ils publient eux-mêmes l’analyse critique du traitement qu’ils ont effectué de telle ou telle grande affaire. En général, les erreurs de la presse sont dénoncées, comme il est normal... dans la presse (6) ».

Au-delà, il est cocasse de voir les dirigeants d’une presse qui adore pourfendre l’Etat en appeler au gouvernement pour une taxation spécifique destinée à leur seul secteur ; car on ne les a pas entendus se mobiliser pour que l’Etat puisse tout simplement… lever l’impôt sur les sociétés. Comme d’autres entreprises du secteur de l’Internet (Amazon ou Apple, avec ses ventes sur iTunes), Google échappe dans une grande mesure à l’impôt, en profitant de tous les trous de la fiscalité européenne. Ces sociétés déclarent leurs revenus et leurs bénéfices à l’endroit qui leur convient — au Luxembourg ou en Irlande par exemple, avant de l’envoyer dans divers paradis fiscaux, par un mécanisme dit de « prix de transfert ». Pour la députée Laure de La Raudière, secrétaire nationale de l’UMP chargée du numérique, « l’estimation de l’optimisation fiscale des géants américains de l’internet est de l’ordre de 500 millions d’euros par an. C’est véritablement cela qui aurait dû être à l’ordre du jour de la réunion entre François Hollande et Eric Schmidt (7) ! » Selon Le Canard enchaîné du 31 octobre, le fisc réclamerait d’ailleurs un milliard d’euros à Google, pour quatre exercices comptables. N’est-ce pas cette hémorragie fiscale-là, qui ampute chaque année les budgets publics, qui aurait dû faire l’objet de « unes » enflammées et d’éditoriaux courroucés ? Mais cette somme n’a que peu à voir avec les soucis des entreprises de presse.

Le paysage médiatique a changé, et il serait vain de vouloir le ramener aux années du Minitel, avec ses accès surtaxés et contrôlés de façon centrale par un opérateur public. Notre journal, qui fut pionnier en la matière en ouvrant, en février 1995, le premier site Internet de presse en France, puis en vendant son cédérom d’archives à un prix très bas, a embrassé depuis longtemps cette attitude d’expérimentation, d’ouverture et de partage. La stratégie économique qui consistait à vendre des journaux aux lecteurs, et à vendre des lecteurs aux annonceurs, prend l’eau de toutes parts. Internet oblige les journaux à inventer d’autres modèles. Au Monde diplomatique, nous pensons que ces nouveaux modèles passeront forcément par une implication plus grande des lecteurs dans les titres qu’ils veulent lire, soutenir et partager. C’était la raison de la création, en 1995, de l’association des Amis du Monde diplomatique, devenue un important actionnaire du journal aux côtés du Monde et de l’association Gunter Holzmann, qui rassemble les personnels. C’est aussi la raison de nos appels récurrents aux dons, et aux abonnements (8).

Si des mesures publiques de soutien à « la presse » en général sont nécessaires en raison de son rôle social unique (qu’elle remplit d’ailleurs souvent bien mal… ), ce devrait être pour inventer ces nouveaux modèles, développer l’expertise et la formation sur les plans technique et éditorial, plus que pour perpétuer des situations de rentes, où les journaux « établis » verraient une manne divine leur tomber du ciel.

Philippe Rivière

(1Nathalie Collin, « Face à Google, l’Etat doit jouer son rôle », entretien au Journal du Dimanche, 28 octobre 2012.

(2Olivier Tesquet, « Taxe Google : “Télérama” dévoile le projet des éditeurs de presse », Télérama, 21 septembre 2012.

(4« Faut-il taxer Internet pour sauver la presse écrite ? », Courrier International, 4 octobre 2012.

(5Aurore Gorius, « La presse brésilienne se passe (presque) de Google, Arrêt sur images, 21 octobre.

(6Laurent Joffrin, « La Commission Jospin et les dérives du web », Temps Réels-Le Nouvel Observateur, 27 août 2012.

(7Laure de La Raudière, « Google et la presse : François Hollande, taxer Google ne résoudra pas le problème », Le Plus, 31 octobre 2012.

(8Serge Halimi, « “On n’a plus le temps” », Le Monde diplomatique, octobre 2012.

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