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Menaces sur la transition politique en Egypte

par Alain Gresh, 6 décembre 2012

Pour bien des médias, la cause est entendue. Nous avons affaire en Egypte à une tentative de prise de pouvoir par les Frères et le peuple se soulève contre un nouveau Moubarak, qualifié par certains de pharaon. Rien n’a changé, dit-on en substance, depuis la chute de l’ancien président, si ce n’est le nom de celui qui occupe les plus hautes instances de l’Etat. Cette grille de lecture est d’autant plus tentante qu’elle correspond au schéma sur l’hiver islamiste qui succède aux printemps arabes.

Pourtant, à y regarder de plus près, cette vision schématique est fausse et, de plus, dangereuse, car elle pousse les protagonistes à l’affrontement.

Tout d’abord, rappelons que nous avons en Egypte, pour la première fois dans l’histoire, un président élu dans le cadre d’élections démocratiques, certes avec une faible majorité, mais avec une majorité quand même. Politiquement, même si les Frères musulmans ont sans doute perdu de leur influence, ils restent une force importante qui représente, avec les salafistes, environ la moitié de la population. Le scénario auquel on risque d’assister n’est pas celui d’un peuple qui affronte un dictateur, mais celui d’une guerre civile, dont ne pourraient profiter que les restes de l’ancien régime ou, en dernière instance, l’armée — encore que celle-ci s’est discréditée dans les quelques mois où elle a exercé le pouvoir à travers le Conseil suprême des forces armées (CSFA). D’ailleurs, quand le président Morsi a mis le CSFA sur la touche en août 2012, son initiative avait recueilli l’appui de la grande masse des Egyptiens et de la plupart des forces politiques.

C’est la déclaration constitutionnelle adoptée par Morsi le 22 novembre qui a mis le feu aux poudres. Elle octroyait au président tous les pouvoirs judiciaires, alors qu’il cumulait déjà les pouvoirs législatif et exécutif. N’était-ce pas un pas vers la dictature des Frères ?

Rappelons que la dissolution du Parlement élu, le premier dans l’histoire de l’Egypte, avait été imposée par le pouvoir judiciaire. Quoi qu’on pense de la légalité de la décision, elle n’était pas du fait des Frères et elle transposait au pouvoir exécutif — d’abord le CSFA, ensuite Morsi — l’ensemble des pouvoirs législatifs (lire « Egypte, de la dictature militaire à la dictature religieuse ? », Le Monde diplomatique, novembre 2012).

Par ailleurs, l’Assemblée constituante travaillait depuis des mois à la rédaction d’une nouvelle version de ce texte fondamental. Avec des hauts et des bas, avec des démissions et des retours, cette Assemblée avait, en novembre, bien avancé.

Pourquoi, dans ces conditions, le président Morsi a-t-il adopté cette déclaration constitutionnelle alors qu’il ne restait que quelques semaines avant la fin des travaux ? La raison première est que le pouvoir judiciaire menaçait de dissoudre cette Assemblée (et aussi le majliss al-choura, la chambre haute), ce qui risquait de prolonger la transition pour une période indéterminée. Et, paradoxalement, de renforcer encore plus le pouvoir du président.

Mais un autre facteur a pesé sur la décision du président. Malgré ses discours selon lesquels il voulait être le président de tous les Egyptiens — discours qui se sont traduits en partie dans la nomination de conseillers venant d’autres horizons politiques —, il a eu tendance à suivre de plus en plus les directives des Frères (et même pas celles du Parti de la liberté et de la justice, qu’ils avaient créé après la chute de Moubarak). Dans l’ombre, c’est le majlis el-irachad, le « bureau politique » de l’organisation dirigée par l’homme d’affaires Khayrat Al-Chater, qui prend les décisions que Morsi se contente alors de suivre.

Il faut ici dire un mot sur l’expérience politique des Frères et leur conception de la politique. Ayant vécu l’essentiel de leur existence depuis les années 1950 dans la clandestinité ou dans une semi-légalité, ils ont développé une vision paranoïaque du monde politique et de leurs ennemis. Et ils ont du mal à s’adapter à un monde plus ouvert, au débat démocratique, à la contestation de leurs idées. C’est pour cela qu’ils voient dans toute critique, dans toute contestation, un vaste complot pour les éliminer. Bien sûr, il existe des forces de l’ancien régime — notamment dans l’appareil judiciaire — qui voudraient le faire, mais de là à interpréter toute contestation comme un complot, il y a un pas.

Ceux qui évoquent le risque d’une dictature des Frères oublient un autre élément : si Morsi a été élu président, il est loin de disposer de tous les pouvoirs. Non seulement les Frères sont minoritaires dans le gouvernement, mais ils n’ont la main ni sur la police, ni sur l’appareil sécuritaire, ni sur l’armée — avec laquelle ils semblent avoir conclu un pacte qui est davantage de non-agression que stratégique. On peut noter, dans ces conditions, l’écart avec le régime de Moubarak, notamment au niveau de leur incapacité à utiliser l’armée et la police contre les manifestants, et l’appui sur leurs propres militants et sur les salafistes pour essayer de venir à bout de la contestation.

D’autre part, la société n’est plus celle d’avant la révolution. Ainsi, l’université Al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite, a demandé au président de retirer sa déclaration constitutionnelle, tandis que l’Eglise copte quittait l’Assemblée constituante pour protester. Rappelons que ces deux institutions avaient appuyé le président Moubarak durant les événements de janvier-février 2011.

Le comportement et la violence des milices des Frères sont inqualifiables. Mais les affrontements ne peuvent être réduits à cela. D’une part, plusieurs sièges des Frères ont été brûlés à travers le pays, ce qui sort du cadre des manifestations pacifiques. Ensuite, il est sûr que des éléments de l’ancien régime jettent de l’huile sur le feu. D’autre part, l’opposition, ou plutôt les oppositions, ne sont pas sans porter une responsabilité dans l’impasse actuelle. Leur mobilisation contre la déclaration constitutionnelle s’est transformée au fil des jours en une volonté de délégitimer un président élu, en posant des conditions impossibles à tout dialogue avec le pouvoir.

De plus, une partie de l’opposition a renoué avec des membres de l’ancien régime — comme l’ancien secrétaire général de la Ligue arabe Amr Moussa —, ce qui a donné prise aux accusations des Frères leur reprochant de trahir la révolution. Ce Front de salut national qui regroupe Hamdin Sabbahi, Mohammed Al-Baradeï et Amr Moussa notamment, se présente comme un front anti-islamiste, ce qui favorise, en retour, l’alliance entre les Frères et les salafistes que de nombreux points divisent : en coupant l’Egypte en deux, ces regroupements poussent à la guerre civile.

Le seul homme politique à avoir pris une position réaliste est Abdel Moneim Aboul Foutouh, arrivé en quatrième position à l’élection présidentielle. Il a condamné la déclaration constitutionnelle, mais rejette toute alliance avec les membres de l’ancien régime. Il refuse de remettre en cause la légitimité de Morsi et appelle au dialogue.

Un dernier point important concerne la Constitution, qui a été approuvée à la sauvette et qui devrait être soumise à référendum mi-décembre. L’opposition refuse d’accepter ce fait accompli. Le texte lui-même a soulevé bien des discussions. Quoi qu’en aient dit les médias en France, un consensus large parmi les forces politiques régnait pour garder l’article 2 de la Constitution, qui stipule que la charia est la source principale de la législation. Les seules forces à avoir bataillé à son encontre étaient les salafistes, qui voulaient une référence plus contraignante.

Analysant le texte (« Egypt : New Constitution Mixed on Support of Rights »), l’organisation Human Rights Watch explique qu’il « prévoit des garanties de base contre la détention arbitraire et la torture tout en défendant certains droits économiques, mais ne met pas fin aux procès militaires de civils et ne protège ni la liberté d’expression ni la liberté de religion ».

Une des difficultés tient à la réticence de toutes les forces à faire des compromis et à adopter un texte qui satisfasse les divers courants de la société égyptienne, qui permette de mettre un terme à la transition et de définir le cadre légal dans lequel pourront se poursuivre les combats politiques et sociaux nécessaires, notamment contre les politiques libérales du gouvernement et pour l’élargissement des libertés d’organisation, en particulier syndicales.

Le président Morsi s’est finalement adressé à la nation le 6 décembre. Sans rien céder sur le fond, il a appelé à un dialogue national samedi. Dans le même temps, les violentes attaques des Frères contre les représentants de l’opposition, comme l’incendie du siège des Frères au Caire, laissent mal augurer de la suite.

Alain Gresh

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